Lors de son audience publique de ce 27 janvier 2021, la Cour de cassation a rendu un arrêt dans une affaire dont nous nous sommes déjà fait l’écho à deux reprises (voir nos chroniques du 20 novembre 2019 et du 7 février 2020, dont nous reprenons les principaux éléments ci-après).
Les circonstances de l’espèce
En l’espèce, une enfant était née en octobre 2016 sans lien de filiation, sa mère ayant demandé le secret de son accouchement. L’enfant avait été admise dès le lendemain de sa naissance comme pupille de l’État par le service de l’Aide sociale à l’enfance, d’abord à titre provisoire, puis à titre définitif en décembre 2016. Le conseil de famille des pupilles de l’État avait consenti à son adoption et pris une décision de placement en vue de l’adoption en janvier 2017. L’enfant avait alors été remise à un couple le mois suivant.
De son côté, le père avait également entamé des démarches au même mois de février 2017 auprès du procureur de la République pour retrouver l’enfant, qu’il n’avait pas reconnu à sa naissance. L’enfant ayant été identifié, le père avait saisi en mai suivant le conseil départemental d’une demande de restitution de l’enfant, le jour même où les candidats à l’adoption chez lesquels l’enfant avait été placée formaient une requête en adoption. Ayant enfin reconnu l’enfant au mois de juin auprès de l’officier d’état civil, le père avait saisi le juge des référés du tribunal de grande instance, lequel avait ordonné en août une expertise judiciaire pour faire procéder à un examen comparatif des sangs, décision confirmée en novembre par la première présidente de la cour d’appel.
Le père étant intervenu dans la procédure d’adoption initiée par le couple chez lequel l’enfant avait été placée, le tribunal de grande instance avait refusé de faire droit à la requête d’adoption au motif que la reconnaissance devait pleinement porter ses effets, mais le jugement avait été infirmé en mars 2019 par la cour d’appel de Riom, laquelle avait déclaré irrecevable l’intervention du père, faute pour lui de pouvoir justifier d’une qualité à agir : l’article 352 du code civil dispose en effet que « le placement en vue de l’adoption met obstacle à toute restitution de l’enfant à sa famille d’origine [et] fait échec à toute déclaration de filiation et à toute reconnaissance ». La reconnaissance étant de la sorte privée d’effet et l’expertise biologique insuffisante à établir la paternité, la cour d’appel de Riom avait prononcé l’adoption de l’enfant et annulé la reconnaissance faite par le père en juin 2017.
Devant la Cour de cassation
À l’occasion du pourvoi qu’il avait formé contre cet arrêt de la cour d’appel de Riom, le père avait demandé le renvoi au Conseil constitutionnel de ces deux questions prioritaires de constitutionnalité :
« Les dispositions de l’article 351, alinéa 2, du code civil qui prévoient que le placement en vue de l’adoption peut intervenir deux mois après le recueil de l’enfant et de l’article 352, alinéa 1er, du code civil qui disposent que le placement en vue de l’adoption met obstacle à toute restitution de l’enfant à sa famille d’origine et fait échec à toute déclaration de filiation et à toute reconnaissance portent-elles atteinte au droit de mener une vie familiale normale et à l’exigence de protection de l’intérêt supérieur de l’enfant résultant des dixième et onzième alinéas du Préambule de la Constitution de 1946 ainsi qu’au respect de la vie privée garanti à l’article 2 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 et du principe d’égalité devant la loi consacré par l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 en ce qu’elles empêchent le père d’un enfant né d’un accouchement anonyme d’établir tout lien de filiation avec lui dès son placement en vue de l’adoption et avant même que l’adoption soit prononcée ?
« Les dispositions de l’article 353, alinéa 3, du code civil qui prévoient que dans le cas où l’adoptant a des descendants, le tribunal vérifie si l’adoption n’est pas de nature à compromettre la vie familiale sans prévoir la même obligation lorsque l’enfant placé en vue de l’adoption a des ascendants, notamment un père biologique, qui revendiquent le droit d’entretenir des liens avec lui portent-elles atteinte au principe résultant de l’article 34 de la Constitution selon lequel l’incompétence négative du législateur ne doit pas affecter un droit ou une liberté que la Constitution garantit, en l’occurrence le droit de mener une vie familiale normale résultant du dixième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946 et le principe d’égalité devant la loi consacré par l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 ? »
La première chambre civile de la Cour de cassation avait décidé de renvoyer la première question au Conseil constitutionnel, reconnaissant que « la question posée présente un caractère sérieux en ce qu’elle invoque une atteinte aux droits et libertés garantis par les alinéas 10 et 11 du Préambule de la Constitution de 1946 et les articles 2 et 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 du 26 août 1789 ».
Devant le Conseil constitutionnel
Dans une décision publiée le 7 février 2020, le Conseil constitutionnel avait jugé qu’est conforme à la Constitution la règle selon laquelle le placement à l’adoption d’un enfant né sous X fait échec à la reconnaissance de paternité, même si celle-ci intervient avant le prononcé de l’adoption :
« 1. Le deuxième alinéa de l’article 351 du code civil, dans sa rédaction résultant de la loi du 5 juillet 1996 […], prévoit :
« “Lorsque la filiation de l’enfant n’est pas établie, il ne peut y avoir de placement en vue de l’adoption pendant un délai de deux mois à compter du recueil de l’enfant”.
« 2. Le premier alinéa de l’article 352 du code civil, dans sa rédaction issue de la loi du 11 juillet 1966 […], prévoit :
« “Le placement en vue de l’adoption met obstacle à toute restitution de l’enfant à sa famille d’origine. Il fait échec à toute déclaration de filiation et à toute reconnaissance”.
[…]
« 9. D’une part, en prévoyant qu’un enfant sans filiation ne peut être placé en vue de son adoption qu’à l’issue d’un délai de deux mois à compter de son recueil, le législateur a entendu concilier l’intérêt des parents de naissance à disposer d’un délai raisonnable pour reconnaître l’enfant et en obtenir la restitution et celui de l’enfant dépourvu de filiation à ce que son adoption intervienne dans un délai qui ne soit pas de nature à compromettre son développement. D’autre part, la reconnaissance d’un enfant pourrait faire obstacle à la conduite de sa procédure d’adoption. En interdisant qu’une telle reconnaissance intervienne postérieurement à son placement en vue de son adoption, le législateur a entendu garantir à l’enfant, déjà remis aux futurs adoptants, un environnement familial stable.
« 10. Le père de naissance peut reconnaître l’enfant avant sa naissance et jusqu’à son éventuel placement en vue de l’adoption. Dans le cas d’un enfant né d’un accouchement secret, l’article 62-1 du code civil prévoit que, si la transcription de la reconnaissance paternelle s’avère impossible, le père peut en informer le procureur de la République, qui doit procéder à la recherche des date et lieu d’établissement de l’acte de naissance de l’enfant. De plus, il résulte de la jurisprudence de la Cour de cassation que la reconnaissance d’un enfant avant son placement en vue de l’adoption fait échec à son adoption même lorsque l’enfant n’est précisément identifié qu’après son placement.
« 11. Il n’appartient pas au Conseil constitutionnel de substituer son appréciation à celle du législateur sur la conciliation qu’il y a lieu d’opérer, dans l’intérêt supérieur de l’enfant remis au service de l’aide sociale à l’enfance, entre le droit des parents de naissance de mener une vie familiale normale et l’objectif de favoriser l’adoption de cet enfant, dès lors que cette conciliation n’est pas manifestement déséquilibrée.
[…]
« 14. Si, dans le cas d’un accouchement secret, le père et la mère se trouvent dans une situation différente pour reconnaître l’enfant, les dispositions contestées, qui se bornent à prévoir le délai dans lequel peut intervenir le placement de l’enfant en vue de son adoption et les conséquences de ce placement sur la possibilité d’actions en reconnaissance, n’instituent en tout état de cause pas de différence de traitement entre eux. Elle n’institue pas davantage de différence de traitement entre les parents de naissance et les futurs adoptants. »
Le Conseil constitutionnel a donc entendu préserver – voire renforcer – l’actuelle procédure d’adoption, au détriment des droits du père biologique. Or, icelui ignore souvent la date et le lieu de naissance en cas d’accouchement sous X, ce qui l’empêche de faire reconnaître sa paternité. S’il peut – comme en l’espèce – informer le procureur de la République pour que soient recherchés la date et le lieu d’établissement de l’acte de naissance de l’enfant (article 62-1 du code civil), encore faut-il que cette recherche soit menée avec célérité puisque la reconnaissance doit être transcrite avant le placement de l’enfant en vue d’une adoption pour qu’elle produise effet.
Retour devant la Cour de cassation
Parmi les dix moyens (!) à l’appui du pourvoi en cassation formé par le père, un a fait mouche :
« Aux termes de l’article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme, toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale ; […] selon la jurisprudence de la Cour européenne, la vie familiale s’étend à la relation potentielle qui aurait pu se développer entre un père naturel et un enfant né hors mariage et […] la vie privée, qui englobe des aspects importants de l’identité personnelle, inclut le droit au regroupement d’un père avec son enfant biologique ainsi que l’établissement d’un lien juridique ou biologique entre un enfant né hors mariage et son géniteur ; toujours selon la jurisprudence de la Cour européenne, la notion de vie privée inclut le droit à la connaissance de ses origines, l’intérêt vital de l’enfant dans son épanouissement étant également largement reconnu dans l’économie générale de la Convention ; […] l’annulation par la cour d’appel de l’acte de reconnaissance de [l’enfant] par son père après son placement en vue de l’adoption et la décision de prononcer l’adoption plénière de l’enfant constituent une ingérence dans l’exercice du droit au respect de la vie privée et familiale [du père] et de [son enfant] garanti par l’article 8 de la Convention ; […] il appartient au juge de vérifier si concrètement, dans l’affaire qui lui est soumise, une telle ingérence est nécessaire dans une société démocratique, et, pour ce faire, d’apprécier la nécessité de la mesure au regard du but poursuivi, son adéquation et son caractère proportionné à cet objectif ; après avoir constaté que [le père] avait démontré sa détermination, par les nombreuses démarches qu’il a engagées pendant les mois qui ont suivi la naissance de [l’enfant], à faire reconnaître sa paternité sur l’enfant et qu’il était prouvé, par les expertises biologiques, qu’il était bien le père biologique de [l’enfant], la cour d’appel a annulé l’acte de reconnaissance au motif que le placement en vue de l’adoption faisait échec à toute déclaration de filiation en application de l’article 352 du code civil et a retenu qu’il était de l’intérêt de [l’enfant] de voir prononcer son adoption par [la famille d’accueil] avec [laquelle] elle avait noué des liens affectifs forts qu’il serait traumatisant de rompre brutalement ; […] en se déterminant ainsi par des motifs ne prenant en compte que les conséquences immédiates qu’aurait sur l’enfant une séparation avec la famille d’accueil sans prendre en considération les effets à long terme d’une séparation permanente avec son père biologique et sans rechercher, ainsi qu’elle y était invitée, si concrètement, les autorités nationales, sollicitées à plusieurs reprises par [le père], avaient pris les mesures nécessaires et adéquates pour garantir l’effectivité de son droit à voir établi un lien futur entre lui et sa fille, la cour d’appel a privé son arrêt de base légale au regard de l’article 8 de la convention européenne des droits de l’homme. »
La première chambre civile de la Cour de cassation a censuré aujourd’hui l’arrêt de la cour d’appel de Riom au visa de l’article 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, de l’article 352, alinéa 1er, du code civil et de l’article 329 du code de procédure civile :
« 12. Le premier de ces textes dispose :
« “1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.
« “2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui.”
« 13. Selon le deuxième, le placement en vue de l’adoption met obstacle à toute restitution de l’enfant à sa famille d’origine. Il fait échec à toute déclaration de filiation et à toute reconnaissance.
« 14. Aux termes du troisième, l’intervention est principale lorsqu’elle élève une prétention au profit de celui qui la forme. Elle n’est recevable que si son auteur a le droit d’agir relativement à cette prétention.
« 15. Il résulte de la combinaison des deux derniers textes que l’intervention volontaire dans une procédure d’adoption plénière du père de naissance d’un enfant immatriculé définitivement comme pupille de l’État et placé en vue de son adoption est irrecevable, faute de qualité à agir, dès lors qu’aucun lien de filiation ne peut plus être établi entre eux.
« 16. Ces dispositions, qui constituent une ingérence dans l’exercice du droit au respect de la vie privée et familiale du père de naissance, poursuivent les buts légitimes de protection des droits d’autrui en sécurisant, dans l’intérêt de l’enfant et des adoptants, la situation de celui-ci à compter de son placement en vue de l’adoption et en évitant les conflits de filiation.
« 17. Il appartient cependant au juge, lorsqu’il est saisi de conclusions en ce sens, de procéder, au regard des circonstances de l’espèce, à une mise en balance des intérêts en présence, celui de l’enfant, qui prime, celui des parents de naissance et celui des candidats à l’adoption, afin de vérifier que les dispositions de droit interne, eu égard à la gravité des mesures envisagées, ne portent pas une atteinte disproportionnée au droit au respect de la vie privée et familiale du père de naissance.
« 18. Pour déclarer [le père] irrecevable en son intervention volontaire et annuler sa reconnaissance de paternité, l’arrêt retient que, s’il a démontré sa détermination, par les nombreuses démarches qu’il a engagées pendant les mois qui ont suivi la naissance de l’enfant, à faire reconnaître sa paternité, il ne justifie pas d’une qualité à agir dès lors que le lien de filiation ne peut être établi.
« 19. En se déterminant ainsi, sans rechercher, comme il le lui était demandé, si l’irrecevabilité de l’action du père de naissance, qui n’avait pu, en temps utile, sans que cela puisse lui être reproché, faire valoir ses droits au cours de la phase administrative de la procédure, ne portait pas, eu égard aux différents intérêts en présence, une atteinte disproportionnée au droit au respect de sa vie privée et familiale en ce qu’elle interdisait l’examen de ses demandes, la cour d’appel a privé sa décision de base légale au regard des textes susvisés. »
Les parties sont renvoyées devant la cour d’appel de Lyon. Il est cependant à craindre qu’il ne s’agisse ici que d’une victoire à la Pyrrhus pour ce malheureux père : sa fille ayant été adoptée à l’âge de quatre mois et ayant aujourd’hui plus de quatre ans, ses chances d’obtenir le rétablissement d’un lien de filiation avec icelle paraissent très faibles.
- Références
- Cour de cassation
Chambre civile 1
Audience publique du 27 janvier 2021
Nº de pourvoi : 19-15921, 19-24608, 20-14012 joints
Arrêt du 20 novembre 2019 (Cour de cassation) archivé au format PDF (68 Ko, 2 p.).
Décision du 7 février 2020 (Conseil constitutionnel) archivée au format PDF (150 Ko, 6 p.).
Commentaire officiel de la décision (Conseil constitutionnel) archivé au format PDF (267 Ko, 18 p.).
Dossier documentaire officiel (Conseil constitutionnel) archivé au format PDF (952 Ko, 38 p.).
Décision du 7 février 2020 (Journal officiel de la République française, nº 33, 8 février 2020, texte nº 90) archivée au format PDF (147 Ko, 3 p.).
Arrêt du 27 janvier 2021 (Cour de cassation) archivé au format PDF (230 Ko, 8 p.).
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