Entretien avec Renaud Cojo

Renaud Cojo (© D.R.)

Précision liminaire : la bonne compréhension de cet entretien nécessite une certaine connaissance du drame de Cestas et de ses différents acteurs. Nous conseillons donc à nos lecteurs de prendre connaissance du dossier exclusif que nous avons mis en ligne, au moins de l’article d’introduction.

Bonjour Renaud. Pourrais-tu te présenter à nos lecteurs ?

Je me présente toujours par ce que je fais, moins par ce que je suis. J’ai fait de la mise en scène assez tôt, lors d’une jeunesse aventureuse. J’avais peu d’engagement dans le théâtre, davantage dans l’acte de création. J’ai monté avec une tribu quelques spectacles assez instinctifs, un peu à l’emporte-pièce, qui nous ont assez vite permis d’obtenir une petite reconnaissance locale et de jouer un peu partout. Le besoin d’une structure administrative a ensuite amené la création de la compagnie Ouvre le Chien. Outre la mise en scène, je produis aussi de l’écriture, en dehors du plateau, notamment pour des choses assez personnelles, comme le roman À l’ennemi qui ne m’a pas laissé le temps de le tuer, qui est sorti l’an dernier. J’ai produit quelques clips vidéo, dont un pour Bertrand Belin il y a quelques années. Je fais maintenant des spectacles où je prends un malin plaisir à trouver une hybridité des formes entre performance et images. Le rapport au texte a un peu changé. Je fais aussi par ailleurs pas mal de photographie, et puis je tente de développer des projets qui ne soient pas exclusivement théâtraux. Sinon, j’ai bientôt cinquante-cinq ans, je suis bordelais mais j’ai aussi un peu vécu ailleurs. J’ai pas mal voyagé et j’ai tenté de fonder une famille il y a quelques années, ce qui nous amène sans doute au cœur du sujet…

Avant de l’aborder, une absence m’étonne dans ta présentation : la musique. Il me semble pourtant qu’elle occupe une place notable dans ton existence…

Tu fais bien d’en parler. Si j’ai choisi le médium théâtre, c’est effectivement parce que je n’ai pas pu être musicien, pour plein de raisons, alors que c’est bien que ce que j’aurais voulu pouvoir faire. La musique a joué un rôle assez déterminant lors de mon adolescence, et elle m’accompagne encore aujourd’hui de façon quotidienne. Elle organise d’une certaine manière ce que je peux produire sur les plateaux de théâtre. Je suis un musicien contrarié, autant qu’un théâtreux contrarié. On peut dire que mes productions théâtrales sont en fait des productions musicales : ce qui me taraude en premier lieu, c’est l’organicité des projets, la façon dont les éléments joués, les images, etc., se répondent, comme dans une partition musicale. La musique vivante, celle qui est jouée sur scène, est présente dans quasiment tous mes projets, à tel point que je monte aujourd’hui des spectacles participatifs – je n’aime pas trop le mot, mais c’est celui qu’on emploie – où je convie des amateurs, des gens qui ont des disques un peu fétiches, pour produire un récit autour de ces disques, en convoquant du public chez ces personnes pour qu’elles écoutent les albums, et je mets le tout en scène. C’est un travail qu’on développe sur des territoires : on convie les habitants d’un territoire à se raconter à travers un album. Ce protocole, qui s’appelle « Passion Disque / 3 300 tours », est né à Bordeaux, à l’occasion du festival « Discotake », que nous avons créé de toute pièce et dans lequel la musique avait une part prépondérante. On le développe un peu partout : on l’a fait à Tarbes, Bressuire, Brive-la-Gaillarde, Toulouse, Bayonne, on le fera à Montreuil à la rentrée.

Crépuscule des pères

Venons-en maintenant à ton roman graphique. Le titre définitif est donc Crépuscule des pères, mais le titre initial était Des pères au combat

En effet. Il y eu l’injonction d’un « camarade » de ne pas utiliser le titre Des pères au combat, parce qu’il avait déjà choisi quasiment le même pour un livre. Il se trouve que le titre Le crépuscule des pères était aussi déjà le titre d’un roman d’Andrew O’Hagan, mais cela n’a pas posé de problème aux éditeurs. En fait, cela a été long de trouver un titre, très long même. Il a fallu que je tombe par hasard sur un polaroïd pris par André Fourquet en 1967, deux ans avant le drame, où on voit son fils Francis et sa femme Micheline au Sayet, à côté de Cestas, avec leur Dauphine. Au verso de cette photo est écrit : « Crépuscule sur Sayet ».

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C’est la photographie reproduite à la dernière page ?

Exactement. Et j’ai donc trouvé judicieux de conserver cette notion de crépuscule, parce qu’il m’a semblé que quelque chose s’éteignait un petit peu dans la fonction de père, au moins pour certains, et de l’ouvrir à un problème qui concerne nombre d’entre nous : la garde alternée. Qu’est-ce qu’être papa quand on en est empêché ?

Je me souviens aussi d’une variante du titre, qui était Le crépuscule de nos pères. Comment es-tu passé de nos pères aux pères en général ?

C’est l’éditeur qui m’a demandé un jour si ce titre était pertinent, puisqu’il sous-entendait que la parole venait des enfants. Un débat fructueux a eu lieu pendant quelques jours, et il m’a semblé juste ne pas faire parler les enfants au niveau du titre.

Crépuscule des pères

Tu as choisi comme « musique d’ouverture » Blackstar, de David Bowie. En dépit de tous mes efforts, je ne n’ai pas compris quel était le rapport entre cette chanson et ton arrivée à Cestas le jeudi 18 février 2016…

Le rapport est évident pour moi : Bowie était mort un mois plus tôt, et son dernier album, Blackstar, sorti deux jours avant sa mort, passait beaucoup à la radio. Blackstar, l’étoile noire, c’est la mort certaine vers laquelle il est allé, et ce morceau est pour moi très ancré en ce début d’année 2016. Cela fait le lien avec l’époque. On retrouve aussi Bowie un peu plus tard, quand mon personnage se déplace au tribunal, avec Space Oddity.

Il n’y a donc pas de rapport direct avec le drame de Cestas ?

Non. Mais il est quand même question dans Blackstar de quelque chose qui s’éteint, de l’angoisse existentielle de la mort. Dans sa façon d’écrire les paroles de ses chansons, Bowie a beaucoup utilisé l’agencement des idées, le cut-up, les références parfois un petit peu mystérieuses, comme la Kabbale, que Bowie lisait à outrance à la fin des années 70. Ce morceau garde donc un mystère et c’était bien de commencer par un mystère.

Paris Match, nº 1034, 1er mars 1969, p. 1

Ta rencontre avec André Fourquet s’est-elle vraiment déroulée comme on le voit à la page 33, où tu découvres son visage sur une couverture de Paris Match chez un bouquiniste ?

Quasiment. En fait, j’avais lu une interview du professeur Choron, dans Hara-Kiri ou Charlie Hebdo, où il s’exprimait sur le « drame de Cestas ». Je n’en avais jamais entendu parler alors que Cestas était à dix kilomètres de chez moi. C’est à partir de là que j’ai cherché à comprendre ce qui s’était passé là-bas en février 1969 et que j’ai cherché des renseignements. C’est alors que j’ai découvert cette couverture du magazine Paris Match, à peu près à la même époque où vous commenciez à mettre en ligne votre dossier sur l’affaire.

Oui, c’est à peu près concomitant.

Il n’y avait rien d’autre, si ce n’est trois lignes sur Wikipédia ainsi qu’un petit film d’actualité anglo-saxon sur YouTube. J’ai donc acheté énormément de journaux et de revues de ce mois de février 1969. J’ai même fait un voyage à Paris dans une boutique spécialisée, qui possédait des archives extraordinaires, et j’en ai acheté un grand nombre. Je suis allé à la rédaction de Sud-Ouest, le journal local, où j’ai fait des recherches et acheté toutes les photos qui avaient été faites à l’époque sur cette affaire. Je possède plus de mille photos, qui n’ont pour la plupart jamais été publiées, et avec lesquelles on a pu faire un certain nombre de dessins.

À ce moment-là, ton but était-il déjà d’écrire quelque chose, ou était-ce juste une démarche de collectionneur ?

Que ce drame se soit déroulé si près de chez moi et n’en avoir jamais entendu parler me semblait tellement extraordinaire qu’il m’a semblé nécessaire de le réactiver, dans la mesure où il a été cité dans un certain nombre de publications sur la garde alternée et le divorce. Après, je suis allé beaucoup plus loin : je suis allé aux archives de la gendarmerie, à Vincennes, et j’ai les dix-sept pages du rapport dactylographié de Cardeilhac, signé de sa main, dans lequel il a consigné tout ce qui se passait au jour le jour. Il manque d’ailleurs des pièces dans ce dossier, que je n’ai pu retrouver – je me trompe peut-être mais je suppute que des choses ont été gardées, notamment des photos, lorsque le film de Robert Enrico a été tourné. Je le regrette car il y avait là des choses que je tenais beaucoup à avoir. J’ai aussi longtemps cherché à entrer en contact avec la famille de Cardeilhac, mais je n’ai pas pu, c’était très compliqué. Je suis entré en contact avec Jean-Gérard Maingot – comme toi – et avec le dernier compagnon de Chantal Fourquet. J’ai acheté un jour un meuble de pharmacie en métal sur Le Bon Coin ; le vendeur vivait à Cestas, et il avait été en classe avec Fourquet, ce qui m’a apporté d’autres éléments. Je suis allé rencontrer les voisines immédiates de Micheline Berton, qu’elles ont accompagné dans ses dernières années mais qui n’étaient pas informées de ce drame – elles l’ont découvert après sa mort. J’ai passé du temps avec ces dames, car elles avaient beaucoup de photos montrant ce qu’était devenue Micheline après 1969. J’ai eu accès à cinq ou six albums, qui retracent sa vie de 1970 à la fin des années 1980, des photos incroyables que je n’oserai jamais publier. Je voulais vraiment en savoir plus sur cette femme qui avait été mise au ban, je voulais voir son visage, même si les photos ne disent pas tout, je voulais savoir ce qu’avait été sa vie après le drame. J’ai un peu suivi ce qu’elle a vécu au sortir de cette épreuve, comment elle a reconstruit sa vie, avec un type qui ressemblait comme deux gouttes d’eau à André Fourquet et qui était aussi un homme violent. C’était vraiment intéressant, et émouvant. Quand tu es sur une enquête comme celle-là, que tu accèdes à des documents, que des gens qui ont vécu cet évènement arrivent à t’éclairer des choses qui te sont un peu mystérieuses, c’est intéressant. Moi, je voulais comprendre pourquoi ce type-là en était arrivé à cette conclusion, et puis je voulais comprendre comment cela avait été vécu autour, comment les vies avaient pu se reconstruire après. C’était cela qui m’intéressait, au fond : comment les vies avaient pu se reconstruire après.

Et qu’as-tu tiré sur ce point de tout ce que tu as pu apprendre ?

C’est ce que je raconte brièvement en fin de roman.

C’est trop bref !

Mais c’est l’essentiel. Chantal a eu de vrais conflits avec sa maman quasiment toute sa vie, refusant d’aller la voir, passant le moins de temps possible chez elle. Elle s’est fait émanciper très tôt, à seize ans, pour être indépendante. Elle est partie à Paris et elle a vécu ce qu’elle devait vivre, passant par les « photos de charme », etc. Elle s’est beaucoup fait manipuler par le milieu interlope parisien de l’époque. Elle n’en a d’ailleurs jamais parlé à son compagnon ; c’est moi qui, maladroitement, l’en ai informé, croyant qu’il l’était déjà.

Son compagnon connaissait quand même le drame de Cestas ?

Son compagnon connaissait le drame de Cestas, bien sûr, mais ils n’en parlaient quasiment pas, et lui n’avait pas tellement cherché à en savoir plus. Lui m’a raconté la vie d’après, et ce qui m’a le plus ému, c’est comment Chantal, malgré tout cela, a financé avec ses deniers une tombe en marbre pour son père, puisqu’il avait été question à un moment de le mettre dans la fosse commune, et surtout qu’elle ait émis le désir d’être enterrée avec lui. Je crois qu’elle pensait que les autres enfants étaient aussi avec lui et qu’à son décès elle serait donc enterrée à proximité de son frère et de sa sœur, mais une recherche que j’ai faite au cimetière Bordeaux-Nord m’a permis d’apprendre qu’ils avaient été retirés de leurs tombes respectives pour être placés dans une concession que Micheline avait achetée avec son compagnon, ce que Chantal ne savait pas. Finalement, elle n’en est pas très loin, puisque la tombe de Micheline n’est pas très loin de celle d’André. Et c’est maintenant l’ancien compagnon de Chantal qui s’occupe de la tombe d’André.

De mon côté, j’avais retrouvé la trace de Chantal Fourquet actrice porno, et j’avais pensé que cela collait assez bien d’un point de vue psychologique, mais je n’avais pas poursuivi mes investigations plus loin.

J’ai fait la même démarche que toi, mais j’ai accédé à deux de ses films des années 70 en streaming.

C’est du porno soft, ou un peu ésotérique, genre Benazeraf ?

Non, ce n’est pas Benazeraf ! C’est un peu ésotérique de temps en temps, mais c’est le porno généreux, pas très soft, des années 70, dans lequel tu trouves des gens comme Catherine Ringer. J’avais des photos de Chantal et je l’ai tout de suite reconnue : elle avait l’air d’une gamine, c’était très étrange. Mais elle a caché cela à son compagnon, elle ne lui a jamais dit qu’elle avait participé à ce genre de films.

D’après ce que j’ai lu dans ton livre, Chantal n’a pas eu d’enfants.

Non.

Je ne sais pas si tu as abordé ce sujet avec son ancien compagnon, et peut-être ne t’es-tu pas intéressé à cet aspect des choses, mais j’aurais aimé savoir si c’était un souhait de sa part, alors qu’ils ont vécu ensemble vingt ans, de 1982 à 2002.

Il me semble qu’on a abordé ce sujet, en filigrane. Il faudrait que je retrouve mes notes, mais je crois qu’elle ne voulait pas d’enfant, et lui non plus, d’ailleurs. Chantal avait raconté à son compagnon qu’elle avait pris peur en voyant les fusils rangés au coin de la fenêtre, et qu’elle était partie assez vite, en courant presque toute une nuit, pour aller prévenir sa mère à l’hôpital Saint-André. J’ai refait le parcours, avec les cartes de l’époque car cela a bien changé. Elle a pris peur, car ces choses étaient déjà arrivées et elle avait deviné que ce serait là un peu plus « craignos ». Mais elle a continué à dire que son père n’était pas spécialement violent. À l’époque, tu n’étais pas spécialement violent quand tu filais une baffe ! Aujourd’hui, tu ne peux plus dire cela, tu ne peux pas non plus le penser… Il avait quand même abattu son chien, il y avait eu des claques entre les parents, il avait brûlé des bagnoles, des mobylettes. C’était d’ailleurs un peu sa façon de faire, sa technique : il foutait le feu à ce qu’il avait aimé. Il a foutu le feu à sa Dauphine, mais il avait déjà brûlé une autre bagnole, une moto, une mobylette. Mais c’était un type qui n’était pas du tout alcoolique, comme certains ont pu le dire ; c’était plutôt un type propre sur lui, avec une espèce de rigueur, une souffrance intérieure, un feu…

Ce comportement « enflammé » que tu viens d’évoquer était une conséquence de son divorce, ou était-il antérieur ?

Il était déjà comme cela avant le divorce. Tu sais qu’il y a eu d’autres affaires avant le drame. C’est ce que je retrace dans quelques pages que j’avais appelées « Le rêve de Fourquet » : la rencontre avec Micheline, les naissances (il y a eu aussi le décès d’une petite Rachel, qui est morte peu de temps après l’accouchement), un premier départ de Micheline, etc. C’était un type un peu borné, mais qui portait vraiment un amour fort pour ses enfants, et il y avait également un amour des enfants pour leur papa – Chantal a quand même demandé à être enterrée avec lui ! C’est compliqué de dire ces choses-là après ce qui s’est passé, mais Francis et Aline ne voulaient pas du tout retourner chez leur mère. Comme l’a dit Maingot, ils avaient l’impression de vivre Fort Chabrol. C’était hyper excitant pour eux. Leur père était un exemple. L’éditeur a voulu à plusieurs reprises que je parle de « prise d’otages », mais cela ne me plaisait pas, et j’ai dû revenir plusieurs fois là-dessus. Pour moi, il n’y a pas eu de prise d’otages. Avec le recul, on peut tergiverser, on peut peut-être parler de cela maintenant, mais ce qui m’intéressait c’était comment on en parlait à l’époque, et on en n’a pas parlé exactement comme cela.

Même rétrospectivement, on ne peut pas parler de prise d’otages, c’est-à-dire de gens retenus contre leur volonté. Là, de toute évidence, ce n’était pas le cas.

Oui, mais certains invoquent l’âge des enfants, onze et treize ans : ils étaient jeunes, ils n’avaient pas pleine conscience de la situation… J’extrapole un peu, mais, même si le petit Francis avait dit : « Nous mourirons ici », je ne crois pas que les enfants aient pensé que leur père allait les tuer.

Ils pensaient sans doute être tués par les gendarmes.

Je ne sais pas.

Passons en quelque sorte du coq à l’âne avec ta propre affaire. Une audience est illustrée à la page 47. J’ai été un peu étonné de voir que tu avais pris une femme pour avocat et que la mère de ta fille avait pris un homme.

C’était déjà le cas lors de la procédure de divorce. Lorsque j’ai demandé la garde alternée, mon avocate pour le divorce était partie à la retraite et j’ai encore choisi de travailler avec une avocate, spécialiste du droit de la famille. Madame était donc représentée par un homme et monsieur par une femme ! Ce bouquin est factuel, même si j’ai essayé de diluer un peu les faits pour qu’ils ne ressemblent que superficiellement à ce que j’ai pu vivre. J’ai repris quasiment mot pour mot ce qui avait été formulé dans les conclusions des deux avocats pour l’audience, et j’ai exprimé ce que j’ai vécu à ce moment – par exemple, lorsque l’avocat de la partie adverse, qui ne comprenait rien, a dit que je voulais que ma fille voit moins sa mère, alors que ce qui m’intéressait c’était juste l’équilibre de ma fille, qui allait rentrer en sixième.

C’est là que tu te dis intérieurement : « C’est pas des jours en plus pour moi, connard ! »

Crépuscule des pères

C’est une pensée qui est formulée, pas une parole prononcée, et j’ai le droit de penser ce que je veux !

Et le juge était donc également un homme ? Ce n’est pas inventé ?

Non, le juge était un homme. Pour la petite histoire, il y a eu deux jugements lors de mon divorce, car ma femme avait fait appel du jugement de première instance, qui avait été prononcé par une femme, laquelle m’avait donné mieux qu’une garde alternée : j’avais ma fille du mercredi au vendredi toutes les semaines, et du vendredi soir au lundi matin une semaine sur deux. Et j’avais une pension alimentaire moindre qu’après l’appel…

Cela illustre bien ce que j’ai toujours plus ou moins pensé : le sexe des juges n’est pas un facteur déterminant – alors que beaucoup de pères prétendent être discriminés parce que la plupart des juges aux affaires familiales sont des femmes.

On peut l’imaginer, mais cela n’a eu aucune incidence pour moi.

Ayant eu moi aussi affaire à des femmes et des hommes, je n’ai pas non plus vu beaucoup de différences.

Non, il n’y en a pas.

Tu poses à deux reprises une question « existentielle », formulée de deux façons : « Comment ce type a pu en arriver à commettre une telle horreur ? », page 89, et, une dizaine de pages plus loin, « Je ne comprends pas qu’on puisse arriver à de telles extrémités » – avec une réponse féminine : « On ne sait jamais de quoi les hommes sont capables ». Comment ce type a-t-il pu en arriver à commettre une telle horreur ? As-tu une réponse, que je n’ai pas trouvée dans le livre ?

Il y a une montée, lente, progressive, de la colère. Il tire et tue un gendarme sans le vouloir. C’est ce qu’on appelle un accident, mais il se rend compte tout d’un coup de la fin de ce qu’il est en train d’entreprendre : il passera sa vie en prison, sans voir ses enfants. Il y a quand même eu des ajustements pour la garde des enfants de Fourquet pendant le drame : on a retiré à un moment la garde des trois enfants à la mère pour les confier à un pensionnat où le père et la mère auraient eu un droit de visite équivalent, mais l’acharnement de Fourquet à vouloir garder les enfants avec lui ne s’est pas arrêté pour autant, puisqu’il y avait eu un gendarme tué. Ils n’avaient quasiment rien à bouffer, je suppose que cela a joué. Il y a l’épuisement : c’est un type qu’on a épuisé dans ses retranchements. Ils débarquent avec leurs half-tracks à sept heures et demie du matin, et lui n’a vraisemblablement pas dormi de la nuit. Je ne cherche pas d’excuse, je cherche à comprendre. Je pense que cela ne se passerait pas du tout de la même façon aujourd’hui, où on a le GIGN.

C’est ce qui a manqué à l’époque, et il me semble d’ailleurs que c’est suite à cette affaire qu’on a commencé à penser à créer une unité spécialisée.

En effet. On l’a donc amené vers cet épuisement progressif, de façon inconsciente – je ne dis pas que c’est quelque chose qui a été voulu…

Si, cela a été voulu, et dit clairement. Ils faisaient justement tourner les half-tracks toute la nuit autour de la ferme pour l’empêcher de dormir. C’était d’ailleurs une tactique assez compréhensible.

Oui, sauf que Cardeilhac était un type humain. As-tu eu accès aux archives de l’INA ?

Oui, ainsi qu’aux archives d’Europe 1. Tu donnes d’ailleurs à la fin de ton bouquin un lien vers une récente rediffusion de l’émission Hondelatte raconte de Christophe Hondelatte consacrée au « forcené de Cestas ».

Ce qui est sidérant dans cette émission, c’est la réaction de Micheline au téléphone.

Elle ne sent pas du tout concernée, elle est sur une autre planète.

Elle est complètement à côté de la plaque. Soit elle a bu, soit elle a pris du Xanax, soit il y a un vrai problème. Je n’épiloguerai pas là-dessus, parce que c’est une autre histoire, mais, pour en revenir à André Fourquet, je pense que ce type était complètement déstabilisé, épuisé, et qu’il a commis l’irréparable en se disant qu’il avait quand même prévenu et que tant pis si on ne l’avait pas écouté. Et puis on ne disposait pas à l’époque des moyens dont on dispose aujourd’hui pour mettre fin d’une autre façon à ce genre de fait divers. Cela a été très maladroit, à tous points de vue. C’est une faille à de multiples endroits : dans notre humanité, dans la façon dont cette affaire a été gérée pendant quinze jours. Je ne sais pas si tu l’as vue, mais j’ai pu visionner l’émission Panorama qui a été diffusée deux jours après le drame : on y a reproché à Gérard Leroux – qui était entré dans la ferme pour faire ces photos qui ont été vendues à Paris Match et dans le monde entier – de n’être pas intervenu, alors que ce n’était pas du tout son rôle. Pareil pour Maingot : ce qu’il ne nous a pas dit, mais que j’ai fini par apprendre parce que j’ai des amis journalistes à Sud-Ouest, c’est qu’il a dû se cacher pendant un moment parce qu’on lui en a beaucoup voulu, à lui aussi, de n’avoir rien fait – il avait quand même proposé à Fourquet de prendre les enfants, mais Fourquet n’avait pas voulu.

Et cette réponse féminine, que je citais tout à l’heure : « On ne sait jamais de quoi les hommes sont capables » ?

Pour tout te dire, ce n’est pas cette réplique que j’avais choisie à l’origine – il y a deux ou trois passages dans le livre comme cela, où il a fallu que je revienne sur ce que j’avais écrit initialement, pour adoucir un peu le propos. À l’origine, la réplique était : « Et toi, qu’est-ce-que tu aurais fait, hein ? », ou quelque chose comme cela. Parce que nous ne savons jamais de quoi nous sommes capables. À un moment donné, on peut prendre des décisions, agir, de manière très violente, même sans être constitutivement pétri de violence. C’est toute la question de la nature humaine. Comment réagirait-on dans telle ou telle situation ? On peut toujours dire plein de choses avec le recul, mais la réalité va tellement vite qu’on ne sait pas du tout comment on réagirait.

Juste avant le résumé historique, il y a une évocation, intéressante mais très maigre, des milliers de conflits familiaux ayant lieu chaque année, « suffisamment en tout cas pour augmenter le nombre d’adhérents des associations parentales ». Je ne suis pas tout à fait d’accord avec l’emploi de l’adjectif « parentales », puisque ce sont en fait des associations de pères…

Il existe au moins une association de femmes n’ayant pas obtenu ce qu’elles souhaitaient à l’issue d’un divorce, notamment parce que la garde des enfants a été confiée au père. J’avais entrevu ce point pendant la rédaction.

Et toi, as-tu fait appel à une association « parentale » ?

Non, de la même façon que je n’ai jamais adhéré à un fan club de David Bowie ! J’ai voulu aller au Café des pères de Bordeaux, mais je ne l’ai pas fait et je ne sais pas pourquoi. Peut-être suis-je un vieux loup solitaire. Je pense que la rédaction de ce roman graphique m’a permis de dessiner les contours des questions que ce drame pouvait soulever, notamment la paternité en pointillés, parfois même absente. Je sais qu’il y a des pères qui ont beaucoup plus souffert que moi : même si j’ai peu vu ma fille, puisque je n’ai pas eu la garde alternée, j’ai quand même pu transmettre des choses, à ma façon et dans le peu de temps dont je disposais. Je n’ai pas été privé de cela. J’ai par contre été privé de choses très personnelles et que je ne peux pas raconter. On se sent quand même absent dans l’accompagnement de son enfant, qui devrait pouvoir se construire dans l’équilibre avec ses deux parents. C’est ce que dit l’avocate dans le roman : il faut que votre fille profite indifféremment de l’amour de son papa et de l’amour de sa maman, avec leurs défauts et leurs qualités. J’ai trouvé cela très juste. Et quand les papas, avec leurs défauts et leurs qualités, n’ont pas aujourd’hui la possibilité d’accompagner leurs enfants, je trouve que c’est un vrai problème.

C’est un vrai problème, mais il y en a un autre qui me paraît beaucoup plus important. Tu écris dans le même paragraphe : « Aujourd’hui en France la résidence principale fixée chez la mère concerne 73,5 % des enfants ». Je ne vais pas ergoter sur le pourcentage que tu cites, un peu plus important que dans les statistiques du ministère de la Justice

J’ai retenu un pourcentage donné par une association de femmes…

Disons donc simplement que les trois quarts des enfants de parents divorcés ou séparés résident chez leur mère, et c’est le leitmotiv de toutes les associations prétendant défendre les pères divorcés ou séparés. Mais on oublie toujours de dire que cela résulte quand même pour l’essentiel du propre choix des pères, et non de décisions arbitraires du système judiciaire. Le vrai problème, pour moi, c’est que les trois quarts des pères ne demandent pas la résidence par alternance, encore moins la résidence principale.

Totalement d’accord. Je l’avais d’ailleurs lu dans le bouquin de Raphaël Delpard, qui m’a appris et donné des éléments factuels. Je sais qu’il y a une majorité de papas qui ne souhaitent pas avoir la garde alternée de leurs enfants, et il ne faudrait pas les inclure dans les statistiques. On ne devrait y inclure que les pères qui demandent la garde alternée et qui ne l’ont pas.

Oui, mais cela ne concerne qu’un faible pourcentage de pères. À titre personnel, l’une des choses qui me déplaisaient le plus lorsque j’animais les permanences parisiennes de SOS PAPA, c’était d’entendre tous ces pères disant que cela ne les dérangeait pas de ne voir leurs enfants qu’un weekend sur deux, que la maman était une excellente maman, etc. J’avais à chaque fois envie de leur dire : « Si vous êtes satisfaits de ne voir vos enfants qu’une fois tous les quinze jours, où est le problème ? Vous n’avez rien à faire ici ! » Bon, je me retenais, parce que ce n’était pas mon rôle d’animateur de tenir de tels propos…

Bien sûr. C’est ce que j’essaie de traduire dans le roman. À cette époque-là, je voulais veiller à l’équilibre de ma fille, et il ne pouvait pas se faire sans un équilibre de la fréquentation du papa et de la maman. L’équilibre du temps partagé avec l’un et l’autre me paraissait évident. Quand un enfant passe une fois et demie plus de temps avec sa maman qu’avec son papa, il me semble qu’il y a un déséquilibre dans l’accompagnement. Après, il y a le choix des enfants. Moi, malheureusement, je n’ai pas pu produire une pièce dans laquelle ma fille disait, à onze ans, qu’elle voulait voir autant son papa que sa maman.

C’est la scène de ton bouquin où ton avocate te dit que tu n’as pas le droit de produire une pièce ?

Oui. Ça, c’est factuel.

Quelle a été l’argumentation de la mère pour s’opposer à la résidence alternée ? Toi, tu mets en avant l’équilibre de ta fille, mais elle ?

Elle a toujours invoqué le gré des parties, depuis le début. Mais je savais très bien que le gré des parties, c’était surtout le sien : en fait, il fallait que je sois disponible quand elle ne l’était pas. Ce qui me semblait le plus simple, c’était que nous nous imposions tous deux d’être à la disposition de notre fille une semaine sur deux, et d’établir notre calendrier en fonction de cette injonction, quitte à changer les semaines quand ce n’était pas possible – on doit être suffisamment intelligent pour s’adapter. Mais elle, elle s’en est donc toujours tenue au gré des parties, et je savais que cela ne pouvait pas fonctionner. Il faut qu’il y ait une entente très forte pour que le gré des parties puisse exister, et nous ne nous entendions pas.

Quand il y a une entente très forte, on ne se sépare pas…

Je ne sais pas, mais je suis admiratif des quelques couples séparés que j’ai pu côtoyer par la suite et qui m’ont donné l’impression de bien s’entendre. Bon, ce n’était pas forcément la grosse entente, mais ils arrivaient à se parler et à faire des choses ensemble. Je suis admiratif, parce que je trouve qu’il y a là une forme d’intelligence que je n’ai pas, ou que je n’ai pas su avoir.

Vers la fin du livre, tu vas voir un film au Champo, à côté de la Sorbonne. N’étant pas cinéphile, je n’ai pu identifier le film, mais quelle est son importance dans cette histoire ?

C’est important dans l’histoire dans la mesure où les choses se sont passées comme cela. Ce film, c’est Une aussi longue absence, qui a obtenu une Palme d’or au Festival de Cannes en 1961. Les questions du divorce et de la garde alternée n’y sont pas du tout présentes, mais c’est un film absolument admirable. C’est l’histoire d’une femme italienne qui tient un bar à Puteaux, qui voit passer quasiment tous les jours devant chez elle une espèce de clodo, et elle est persuadée que c’est l’homme avec lequel elle a vécu vingt ans auparavant. Mais lui semble ne pas la reconnaître, alors elle a des doutes. Je ne te raconte pas la fin, va le voir ! Et c’est ce film que suis allé voir avant d’avoir mon avocate au téléphone pour apprendre la décision judiciaire.

Merci d’avoir satisfait ma curiosité. Je vais être franc avec toi, au risque de te déplaire : en achevant la lecture de ton livre, j’ai été assez frustré. Pour moi, l’histoire de Cestas, c’est une histoire de chien écrasé, comme disent les journalistes. Ce qui m’a surtout intéressé, c’est la suite, parce que c’est l’acte de naissance du mouvement des pères en France, avec la création de la toute première association, Défense des intérêts des divorcés hommes et de leurs enfants mineurs. Or, ton roman s’arrête brutalement, après l’assaut de la ferme du Sayet en 1969 et la fin de ton histoire personnelle en 2016. Le titre initial Des pères au combat m’avait fait attendre autre chose, un ouvrage très militant. En fait, ce n’est pas du tout le cas. Est-ce volontaire, y a-t-il eu une censure de l’éditeur ?

Non, il n’y a pas eu de censure de l’éditeur, mais la conclusion que j’avais initialement prévue a été modifiée à plusieurs reprises au fil du temps, jusqu’à l’échéance de l’impression, parce qu’il fallait remettre à niveau un certain nombre de choses. Il m’a semblé que la façon dont je pouvais poursuivre le récit avec les épilogues tels qu’ils sont était suffisante pour continuer à plonger dans ce monde-là et avoir une vision plus globale de la suite. En tout cas, je n’ai jamais eu l’intention d’écrire un bouquin militant. J’ai eu l’intention de raconter une histoire à double entrée : ce fait divers déclencheur, qui a permis par la suite de réfléchir aux questions du droit des pères et de la garde alternée, et l’histoire d’un type qui demande en 2016 la garde alternée de sa fille et découvre le drame au même moment, ce qui provoque chez lui une prise de conscience sur la façon dont on pourrait faire avancer la question de la garde alternée sur le plan législatif. Ce qui me semblait important, c’était de dire qu’il n’y a pas de règle, de montrer la fragilité d’un système où, comme le dit l’avocate à un moment, tout dépend du juge sur lequel on tombe. En fait, il n’y a pas de généralités, c’est une question de personne, et c’est aussi fragile que la vie des enfants dans la maison du Sayet. Aujourd’hui, en 2021, un papa peut s’attendre à tout ou rien. Mon avocate me disait que j’avais de belles chances d’obtenir la garde alternée. Au vu de la qualité des éléments que je mettais dans la balance pour qu’il y ait effectivement cette décision-là, il lui semblait évident que j’obtiendrais la garde alternée de ma fille. Cela n’a pas été le cas, et je crois qu’elle en a été très surprise, comme moi, d’autant qu’elle m’avait dit que le juge sur lequel nous étions tombés y était plutôt favorable. Mais, comme elle le dit, il n’a pas voulu modifier la situation de fait et ce qui se passait dans la vie d’une future adolescente. C’est le discours qui nous a été donné pour expliquer pourquoi la demande n’avait pas abouti. Il se trouve que j’ai ensuite divorcé une deuxième fois, mais sans enfant, donc sans drame. J’ai donc revu une avocate il y a maintenant deux ans, je lui ai parlé de cette histoire, et elle m’a dit la même chose : c’est vraiment d’une porte à l’autre ; vous seriez tombé sur le juge d’à côté, la décision n’aurait probablement pas été la même. C’est un vrai problème, mais tu es mieux placé que moi pour connaître les tenants et les aboutissants des possibles réformes législatives en ce domaine.

Tu n’as pas eu envie de faire appel de cette décision ?

Non. J’avais déjà souffert d’un appel lors de mon premier divorce, et je ne voulais pas m’acharner. Je pense que ma fille l’aurait mal vécu. Un enfant n’est pas au mieux quand il se trouve dans une situation où il doit aller voir un juge, comme son papa et sa maman, et qu’il sent qu’il y a de vraies tensions, que c’est difficile. Ma fille éprouvait des angoisses à ce moment. Je le sentais. Pourtant, je ne lui parlais pas des démarches que j’avais entamées, ou très peu – je lui avais simplement expliqué ce que je souhaitais. Mais je pense qu’elle a vécu cela, d’une façon inconsciente, avec des crises phobiques qui n’étaient vraiment pas cool, et qui auraient pu tourner très mal : elle devenait presque anorexique. J’ai donc laissé tomber, j’ai baissé les bras. Je ne me suis pas acharné parce qu’elle en aurait souffert davantage. C’était ma façon de dire à ma fille que je l’aimais. Et j’ai envisagé un accompagnement dans la qualité : on se verrait peut-être moins, mais mieux. En plus, je ne savais pas ce qui se passait en face. Je ne savais pas ce qui lui était dit, je ne lui posais pas de questions, jamais – alors que je ne suis pas sûr de l’inverse. Je n’avais du tout envie que ma fille soit le ballon d’une partie un peu terrible entre un papa et une maman.

Affiche de Fait d’hiver

Après avoir travaillé pendant plusieurs années sur ce sujet, que penses-tu du Fait d’hiver de Robert Enrico ? Jean-Gérard Maingot avait été extrêmement critique, il m’avait dit avoir été très déçu par ce film, que Charles Berling faisait petit bourgeois snob, qu’il était à mille lieues du personnage, etc.

C’est évident. Les milliers de photos et les films d’actualité que j’ai vus, les enregistrements que j’ai écoutés, les gens que j’ai rencontrés, tout atteste que Berling n’était pas le personnage, et on se demande ce qu’il foutait là-dedans, c’est sûr. Il y a plein d’erreurs historiques dans ce film. Je crois que je l’ai vu trois fois en préparant ce bouquin, et il y a des choses complètement fausses, la chronologie n’est pas bonne…

Certes, mais c’est une fiction tirée d’un fait réel, pas un documentaire historique.

Sans doute, mais ce film n’a pas pour moi de très grand intérêt d’un point de vue historique. Après, il soulève à sa manière la question qui nous occupe. Et il y a aussi toute la lutte de Chantal pour le faire interdire. Elle s’est largement battue, elle a perdu beaucoup d’argent, mais n’a obtenu que le changement du titre, qui était initialement Nous mourirons ensemble. Ça l’a minée. Je pense que Robert Enrico avait de très bons avocats, et qu’il avait de l’argent pour se battre, contrairement à elle.

Quand l’idée de cette entreprise éditoriale t’est-elle venue ? Dès que tu as commencé à amasser des archives ?

Si j’amasse, c’est que je sais que je vais en produire quelque chose, et l’idée du roman graphique est venue tout de suite. Il se trouve que je connais Sandrine Revel depuis très longtemps, parce que j’étais très ami avec son frère, qui est mort en 2000 – nous avons un fantôme en commun. Je connaissais donc son travail, on n’habite pas très loin l’un de l’autre, et elle m’avait dit il y a quelques années qu’on pourrait peut-être travailler ensemble si j’avais un jour un scénario. J’avais gardé en tête cette proposition. Quand mon histoire est arrivée, que j’ai découvert le drame de Cestas, j’ai pris un peu de recul, puis je suis revenu vers elle en lui disant que j’avais envie d’en faire un roman graphique. Elle en a parlé à Laurent Muller, des Éditions des Arènes, qui a donné son aval. Il est descendu sur Bordeaux et je l’ai amené à Cestas, sur le lieu du drame, ou ce qu’il en reste. Il n’y a plus rien sur place : tout a été rasé après la fin de l’histoire, parce que des gens venaient ramasser des souvenirs. Mais quand tu y vas en février ou mars, quand la végétation n’est pas encore au rendez-vous, tu peux retrouver des petites choses en grattant un peu le sol, comme le personnage du roman – moi, j’ai retrouvé des morceaux de garde-boue de mobylette brûlés. Et puis il est hors de question de parler de ce drame à Cestas. Ce dont on parle, c’est du fameux incendie des Landes pendant l’été 1949, mais on ne parle pas du drame de Cestas. C’est complètement étouffé. J’ai remercié les Amis du Vieux Cestas mais il n’y a pas grand-chose dans leurs archives. Même les gens qui habitent à proximité ne sont pas informés de ce fait divers ; il n’y a que les personnes âgées qui s’en souviennent. Mais, même s’il n’en reste plus rien, il y a quand même une atmosphère, quelque chose de suspendu, dans cet endroit. L’éditeur est donc venu, il a regardé, je lui ai montré des images, notamment une scène que tu connais : la tentative de lynchage de Micheline au cimetière de Bordeaux-Nord – cette scène est quand même assez hallucinante !

Micheline Berton prise à partie après les obsèques de ses enfants (© D.R.)

© D.R.

Et on a signé en janvier 2017, au Festival d’Angoulême. J’avais déjà passé du temps à rassembler des pièces et j’avais déjà écrit une quinzaine de pages de mon scénario. Le scénario que j’ai écrit, ce n’est pas juste du texte ; je ne dessine pas, mais je produis un récit descriptif de ce qui peut être dessiné dans une case : Fourquet au premier plan, en plongée ou en contre-plongée, les fusils derrière, le rideau avec les petites fleurs, je mets une photo, etc. Toute cette écriture représente un nombre conséquent de pages. J’envoyais le scénario à Sandrine au fur et à mesure que je l’écrivais, et elle, qui travaillait sur deux BD à la fois, prenait ensuite le temps de corriger, si tel élément du script ne pouvait pas fonctionner avec tel autre. Tout ce travail nous a pris un an. Le bouquin aurait dû sortir il y a un an et demi, mais la crise sanitaire a retardé la publication et il n’est sorti que le mois dernier.

Tu n’as donc pas eu à faire la tournée des éditeurs : il y en a eu un qui s’est présenté tout de suite, par le truchement de Sandrine Revel.

Tout à fait. J’avais quand même contacté Futuropolis de mon côté, mais ils avaient trouvé que c’était un sujet qui se prêtait davantage à un roman qu’à une bande dessinée.

Et il n’y a pas eu de censure ou de litige avec l’éditeur ?

Non, parce que sont des gens intelligents, qui ont compris qu’on pouvait faire une mise en garde sur la façon dont on peut lire en 2021 des événements de 1969. Cela a été écrit noir sur blanc.

Crépuscule des pères

Même si les avancées jurisprudentielles provoquées par Charlie Hebdo soutiennent beaucoup la liberté d’expression au niveau artistique, le bouquin est passé entre les mains de deux avocats avant sa publication – il fallait notamment être vigilant sur les attaques ad hominem. Quand j’ai décrit dans l’épilogue la réaction de Micheline, on m’a dit que ce n’était pas possible, qu’elle avait quand même eu des enfants tués : j’ai envoyé le document audio, et ils ont compris que je ne pouvais pas écrire autre chose. Cet aspect documentaire était très important pour moi : garder tout ce qui fait la force de ce drame, avec ses énigmes, ses vraies interrogations, des choses qui sont vraiment très douloureuses. C’était très important de ne pas passer un enduit qui aurait atténué les saillies, parce que ce drame s’est passé comme cela. Et pour moi, contrairement à ce que tu disais tout à l’heure, ce n’est pas anecdotique, ce n’est pas du chien écrasé. Il y a une force partout, et notamment dans l’aplomb des gamins, les décisions qu’ils prennent, la façon dont ils accompagnent leur père.

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