L’éloignement géographique volontaire d’un enfant perpétré par un de ses parents est toujours une source de souffrance, tant pour l’enfant que pour son autre parent, notamment en ce qu’elle leur restreint nécessairement les possibilités pratiques de maintenir un lien effectif. S’y ajoutent aussi des difficultés procédurales pour le parent victime, la juridiction compétente étant le plus souvent déterminée par la résidence de l’enfant, et ces difficultés s’accroissent lorsque l’éloignement passe les frontières car il faut alors jongler avec différents systèmes juridiques. La Supreme Court of the United Kingdom a rendu aujourd’hui une décision qui illustre fort bien la complexité de ce genre d’affaires et qu’il nous paraît intéressant à ce titre de signaler à l’attention de nos lecteurs.
En l’espèce, deux ressortissants israéliens s’étaient mariés en 2013 en Israël et y avaient eu une fille en novembre 2016. Leur mariage battant de l’aile, les parents tentèrent de lui donner un nouveau départ en déménageant à Londres en novembre 2018, alors que leur enfant avait près de deux ans. Malheureusement, la mésentente du couple empira peu de temps après l’installation et le père proposa un retour en Israël. Il y revint seul au début de cette année ; alléguant des violences de sa part, la mère refusa de le suivre et resta à Londres avec l’enfant. Le père engagea une procédure de divorce en Israël devant un Beth Din (tribunal rabbinique) ; la mère fit de même à Londres. Le père saisit ensuite l’International Child Abduction and Contact Unit en février et demanda une ordonnance de retour immédiat de l’enfant en Israël, en vertu de la Convention de La Haye du 25 octobre 1980 sur les aspects civils de l’enlèvement international d’enfants, alléguant que l’enfant avait toujours sa résidence en Israël et que la mère retenait donc à tort l’enfant en Angleterre. Une difficulté caractéristique des litiges familiaux internationaux est à relever à ce stade : si chacun des parents parle l’hébreu, seule la mère parle aussi l’anglais.
1. La High Court of Justice fait droit à la demande du père
Le juge Alistair MacDonald entendit les deux parents en avril, ainsi qu’un ami de la mère – lequel avait conseillé la mère sur la tactique à employer pour s’assurer l’obtention du guett (acte de divorce selon la Loi juive) et empêcher le retour de l’enfant en Israël, notamment en formulant des allégations de violence et la crainte d’un enlèvement par le père…
Dans sa décision rendue le 17 avril 2019, le juge Alistair MacDonald estima d’abord que la situation de l’enfant n’avait pas atteint le degré d’intégration et de stabilité qui aurait pu amener à considérer que sa résidence habituelle était en Angleterre (§§ 53-60). Il examina ensuite les deux principales exceptions au retour déterminées par l’article 13 de la Convention de La Haye du 25 octobre 1980 et soutenues par la mère. Le premier point était acquis : le père avait bien consenti au déménagement en Angleterre, sans limitation de circonstances ni de temps (§§ 61-64). Au regard du « risque grave que le retour de l’enfant ne l’expose à un danger physique ou psychique, ou de toute autre manière ne le place dans une situation intolérable », le juge Alistair MacDonald raisonna ainsi :
« 65. […] The methodology endorsed by the Supreme Court in Re E by which the court assumes the risk relied upon at its highest is not an exercise that is undertaken in the abstract. It must be based on an evaluation of the relevant admissible evidence that is before the court, albeit an evaluation that is undertaken in a manner consistent with the summary nature of proceedings under the 1980 Hague Convention. The court does not simply assume, without more, the maximum level of risk contended for by the abducting parent. Rather, the court examines the information available to it and, having considered that information, arrives at a reasoned and reasonable assumption as to the maximum level of risk having regard to the available evidence. »
Eu égard aux informations dont il disposait, le juge Alistair MacDonald estima que le risque susdit était faible et que la protection de l’enfant ne nécessitait pas de mesures particulières (§§ 66-67). En conclusion, le retour de l’enfant en Israël fut ordonné (§§ 68-75).
Pour la bonne compréhension de l’étape suivante, il convient de souligner que cette ordonnance de retour a été rendue en vertu de la Convention de La Haye du 25 octobre 1980. Le juge Alistair MacDonald indique cependant à la fin de son jugement qu’il aurait pris la même décision en vertu de la compétence propre [inherent jurisdiction] de la High Court of Justice s’il avait conclu que l’enfant résidait habituellement en Angleterre :
« 73. […] I am satisfied that had I concluded that [the child] was habitually resident in this country, I would have reached the same decision under the inherent jurisdiction pursuant to the principles set out by the Supreme Court in Re KL on the particular facts of this case. »
La mère fit bien sûr aussitôt appel de cette ordonnance.
Lors de son audience du 18 juin dernier, la Court of Appeal eut à répondre à trois questions :
« 2. The issues raised by this appeal are: (a) whether what occurred in this case amounted to a retention within the scope of the 1980 Convention; (b) whether the judge’s approach to the issue of protective measures was wrong; and (c) whether the judge was wrong to order [the child]’s summary return to Israel either under the 1980 Convention, if it applied, or under the inherent jurisdiction. »
La mère soutenait les positions suivantes :
« 35. The mother’s submissions, in summary, are: (a) that the judge failed to address how there had been a retention within the scope of the 1980 Convention; (b) that, if he had, he would concluded that there had been no retention in breach of the father’s right of custody having regard to his determination that there was no conditional or time limited consent or agreement in respect of the move to England; and (c) that, in the absence of the 1980 Convention applying, the judge was wrong to make any determination under the inherent jurisdiction. In addition, it is submitted that the judge did not sufficiently consider the extent to which the identified protective measures, in particular the undertakings, would be likely to be effective to address or mitigate the alleged risk of harm for the purposes of Article 13(b). »
Dans la décision rendue à l’issue de l’audience, le juge Andrew Moylan releva que le juge de première instance n’avait pas pleinement mesuré la portée de l’article 3 de la Convention de La Haye du 25 octobre 1980, auquel il se référait dans sa conclusion et qui distingue les notions de « déplacement » (removal) et de « non-retour » (retention) illicites (§ 28 – voir la discussion détaillée aux §§ 43-51). Or, en l’espèce, ayant été établi que le père avait donné son consentement au déplacement, il eût également fallu déterminer l’illicéité du non-retour pour que l’affaire entre dans le champ d’application de la Convention de La Haye du 25 octobre 1980. Donnant raison sur ce point à la mère (voir les extraits cités supra), le juge Andrew Moylan estima, au regard des motifs exposés dans le jugement de première instance, que la Convention de La Haye du 25 octobre 1980 ne pouvait pas s’appliquer (§ 59).
Le juge Andrew Moylan constata cependant que le juge Alistair MacDonald avait correctement évalué l’éventuel risque encouru par l’enfant en cas de retour en Israël (§ 70) et, surtout, que son ordonnance avait été clairement rendue au regard de l’intérêt supérieur de l’enfant (§§ 71-72), nonobstant un fondement juridique vicié :
« 70. The judge, as is accepted, correctly summarised the legal approach to this issue under the 1980 Convention, namely whether there are “protective measures sufficient to mitigate harm” […]. Further however, in my view, the judge reached an assessment which was open to him and which he has sufficiently explained. He took into account the nature of the risk of harm as assessed by him and was entitled to conclude that that risk would be effectively addressed by the proposed or identified protective measures. I see no basis for concluding […] that the judge gave too much weight to the father’s undertakings because of questions about their enforceability in Israel. This is a well-recognised issue and, although not specifically raised at the hearing, is not one which the judge would have been likely to overlook.
« 71. Looking more broadly at the judge’s decision to make a summary return order, was it insufficiently reasoned? I have set out the judge’s reasons at length because, in my view, they explain why the judge decided to make a return order. The judge did not expressly refer to all the matters in the mother’s statement but there is nothing which suggests he did not have them in mind. They had featured both in the mother’s evidence and in her submissions. Further, the judge’s determination as to the exercise of his discretion was inevitably made at the date of the hearing and order. I do not, therefore, accept [the mother]’s submission that the judge’s decision was not a summary welfare assessment at that date.
« 72. Secondly, has his decision been shown to be wrong? Again, despite the careful and comprehensive submissions of [the mother], in my view, it has not. The judge’s reasons contain a clear analysis of why he decided that it was in [the child]’s “best interests” […] to make a summary return order. In my view, that analysis fully supports the judge’s decision and none of [the mother]’s submissions have persuaded me otherwise. »
En plein accord avec les deux autres magistrats de la formation d’appel, Julian Flaux et Charles Haddon-Cave, le juge Andrew Moylan rejeta donc l’appel de la mère et substitua à l’ordonnance du juge Alistair MacDonald, rendue en vertu de la Convention de La Haye du 25 octobre 1980, une ordonnance rendue en vertu de la compétence propre des juridictions internes – prenant acte que le juge Alistair MacDonald aurait pris la même décision s’il avait estimé que l’enfant avait sa résidence habituelle en Angleterre.
La mère intenta alors un ultime recours devant la Supreme Court of the United Kingdom.
3. Jugement final
Après avoir entendu les parties le 18 juillet dernier, la Supreme Court of the United Kingdom accepta l’appel de la mère le 14 août et annula l’ordonnance de la Court of Appeal. Aucun jugement motivé ne fut alors rendu, eu égard au caractère d’urgence de la procédure. La décision complète de Lord Wilson et de ses pairs n’a été publiée qu’aujourd’hui. Nous précisons d’emblée que le contenu en est très technique et que notre commentaire suivra ici de très près le communiqué de presse accompagnant la décision.
Deux questions étaient posées à la Supreme Court of the United Kingdom :
« 2. The overall question raised before us by the mother’s further appeal has been whether the Court of Appeal was entitled to make the summary order for the child’s return to Israel under the inherent jurisdiction. But the question has been broken down into two parts. First, was the inherent jurisdiction in principle available to be exercised in the making of a summary order for the child’s return? Second, if so, was the Court of Appeal’s approach to the exercise of the jurisdiction flawed? »
La mère soutenait que la Court of Appeal ne pouvait user de sa compétence propre au motif qu’une ordonnance de retour de l’enfant en dehors du champ d’application de la Convention de La Haye du 25 octobre 1980 ne peut être rendue par voie de summary order mais uniquement par une ordonnance spécifique en vertu du Children Act 1989 (§ 26) [1]. La Court of Appeal aurait pu rendre une telle ordonnance si les circonstances l’avaient permis (§§ 27-28).
Un summary order pour le retour d’un enfant à l’étranger pouvait être rendu en vertu de la compétence propre avant l’introduction des ordonnances spécifiques par le Children Act 1989 (§ 30). Ces deux catégories d’ordonnances subsistent cependant toujours car, même avec l’introduction de la Convention de La Haye du 25 octobre 1980 en droit interne par le Child Abduction and Custody Act 1985, certaines circonstances peuvent exiger de recourir à l’un ou l’autre cadre juridique (§ 31).
La mère soutenait toutefois que le Children Act 1989 avait supprimé la possibilité d’ordonner le retour d’un enfant en vertu de la compétence propre (§§ 32-35). Elle faisait notamment valoir que le paragraphe 1.1 de la Practice Direction 12D, complétant les Family Procedure Rules 2010, stipule que la compétence propre ne peut être invoquée que si « the issues concerning the child cannot be resolved under the Children Act 1989 » (§ 36).
Lord Wilson lui rétorque que les directives pratiques n’ont aucune autorité légale dans la mesure où elles n’énoncent pas correctement la loi (§§ 37-38). Au surplus, la jurisprudence établit clairement qu’une ordonnance peut être rendue en vertu de la compétence propre quand bien même eût-il également été possible de rendre une ordonnance spécifique (§§ 39-43). Par conséquent, « the instruction in para 1.1 of Practice Direction 12D goes too far » (§ 44). Tout au plus peut-on admettre que si une partie choisit d’invoquer la compétence propre plutôt que de demander une ordonnance spécifique, alors que les deux sont possibles, il lui faudrait convaincre le juge dès le début de la procédure que ce choix est le plus pertinent (ibid.).
Lord Wilson rejette également l’argument de la mère selon lequel une demande d’ordonnance spécifique exigerait une investigation plus poussée qu’une demande d’ordonnance fondée sur la compétence propre, alors que la même approche est requise dans les deux cadres, qui reposent sur le commun principe de la primauté du bien-être de l’enfant (§§ 45-50). C’est cependant à partir de ce point que plusieurs failles ont été décelées par la Supreme Court of the United Kingdom.
La Court of Appeal n’avait en effet pas cherché à vérifier elle-même que le bien-être de l’enfant nécessitait une ordonnance de retour, ayant estimé que la High Court of Justice l’avait fait de manière appropriée (§ 51). Or, tel n’avait pas été le cas (§ 52) : la décision de première instance avait été rendue en vertu de la Convention de La Haye du 25 octobre 1980, laquelle n’est pas fondée sur la primauté du bien-être de l’enfant – contrairement à la compétence propre (§ 53).
Par ailleurs, en rendant de son propre chef une ordonnance en vertu de sa compétence propre, alors que le père ne l’avait pas invoquée, la Court of Appeal aurait dû chercher à savoir si la mère avait été suffisamment informée de son intention pour lui permettre de s’y opposer (§ 54). Elle aurait également dû examiner plusieurs autres points avant de rendre son ordonnance en vertu de sa compétence propre, en vérifiant notamment que les éléments qui lui avaient été soumis par les parties étaient suffisamment à jour et que les conclusions de la High Court of Justice permettaient bien de justifier l’ordonnance de première instance (§§ 55-63). Faute pour la Court of Appeal d’avoir ainsi procédé, la Supreme Court of the United Kingdom a fait droit à l’appel de la mère (§ 64).
- Références
- The Supreme Court
Audience publique du 18 juillet 2019
Jugement In the matter of NY (A Child) [2019] UKSC 49 du 30 octobre 2019
Communiqué de presse archivé au format PDF (210 Ko, 2 p.).
Jugement archivé au format PDF (245 Ko, 21 p.).
Pro memoria :
Jugement de première instance (17 avril 2019) archivé au format PDF (232 Ko, 25 p.).
Jugement d’appel (18 juin 2019) archivé au format PDF (222 Ko, 17 p.).
Note
- Sous le régime de la common law, un summary order – littéralement : « décision sommaire » – est une ordonnance rendue sans investigation approfondie préalable, notamment dans des procédures à caractère d’urgence ; on en trouve une équivalence approximative dans les décisions rendues à l’issue des procédure de référé du droit français. Les ordonnances spécifiques prévues par le Children Act 1989 sont rendues pour trancher les litiges liés à l’exercice de l’autorité parentale.
Attention ! La jurisprudence et la loi évoluent en permanence. Assurez-vous auprès d’un professionnel du droit de l’actualité des informations données dans cet article, publié à fin d’information du public.