Discours de Nicole Belloubet, garde des Sceaux, ministre de la Justice, prononcé à la Chancellerie le jeudi 5 octobre à 10 h 00.
Je suis heureuse de vous accueillir pour présenter la démarche des « chantiers de la Justice » que je souhaite lancer avec vous.
Le caractère de nos gouvernements modernes place la justice au cœur de l’œuvre de citoyenneté. Au-dessus de toutes les idées qui passent, il y a en effet dans nos sociétés un principe immuable, celui de justice.
C’est par la justice que vivent les Républiques, c’est pour elle qu’a été conçu le contrat social, c’est par elle que s’est forgé l’esprit républicain. Flambeau de la vérité, âme du souvenir, maîtresse de la vie, la justice est partout.
Activité régalienne de la puissance publique, rendue au nom du peuple français, l’acte de juger permet de dire le droit, ce droit qui s’impose aux justiciables, sans leur consentement, c’est l’imperium des décisions de justice.
L’exercice de juger est une tâche infiniment délicate, parfois écrasante, ingrate, unique en tout cas, si on compare la justice aux autres services publics, aux autres institutions de la République. Parce qu’elle entre dans les familles, bouleverse des parcours individuels, la justice a souvent entre ses mains le destin de vies entières. Cet enjeu impose une même exigence pour ceux qui la servent : l’esprit de responsabilité et le respect de l’intérêt général.
L’intérêt général se présente comme l’enfant légitime de la raison et les magistrats, à qui il appartient de l’exprimer, ont une conscience aiguë de l’importance de la mission qui est la leur. Je tiens à le souligner ici. Mais il ne suffit plus de constater que les magistrats exercent leur mission avec compétence et dévouement, et qu’ils sauront, en leur âme et conscience, se hisser à la hauteur de leur mission.
Les attentes des citoyens sont autres. Comme toute institution publique, la justice doit affronter des défis redoutables en temps de mutation profonde de la société et du monde. Mais elle doit le faire avec les spécificités et les particularités de ce service public que je viens de rappeler et qui ne peut donc pas se transformer et se moderniser comme d’autres services publics. La justice en effet, construit patiemment l’État, le qualifie en État de droit et en assume la protection.
Si la justice et le droit français peuvent être considérés comme un élément de l’attractivité économique de notre pays, il ne faut pas oublier que la crise économique frappe de plus en plus de citoyens, en particulier les plus vulnérables. La justice doit faire face à toujours plus de délinquance, à la violence de la société, aux drames familiaux, aux licenciements, aux entreprises en difficulté, au surendettement des particuliers. Elle est souvent l’ultime recours du plus faible.
Les Français attendent donc beaucoup de la justice. Ils souhaitent qu’elle soit efficace et qu’elle les protège. Or, l’état de nos juridictions et de nos prisons ne répond pas à ces attentes. Notre justice est en proie à de grandes difficultés. Elle n’est plus comprise, elle a perdu la confiance des citoyens, par sa lenteur, par sa complexité, par son retard et son inadaptation aux exigences du monde moderne.
Ce constat d’une justice qui fonctionne de moins en moins bien est connu de tous et partagé. De nombreux rapports ont ainsi été écrits ces dix dernières années visant à réformer la justice.
Comme le Président de la République et le Premier ministre, je porte cette volonté de réforme, une volonté résolue de construire, de transformer et de moderniser l’institution judiciaire. Chaque fois que la justice s’affaiblit, c’est le pacte républicain lui-même qui est fragilisé.
Pourtant, le principe même de notre contrat social, et cela depuis le siècle des Lumières, pose la justice comme instance privilégiée de régulation des relations sociales, comme étant un pilier déterminant de la démocratie.
C’est la raison pour laquelle il est important de faire en sorte que notre justice soit accessible et compréhensible, qu’elle soit cohérente et diligente, et que, par des procédures plus simples, par des décisions exécutées avec plus d’efficacité, à partir d’une organisation judiciaire renouvelée, le citoyen retrouve confiance en elle.
Je suis convaincue que cette démarche participe à la restauration de la confiance du citoyen envers l’institution judiciaire et plus généralement envers les institutions de la République, indispensables à notre État de droit. La Justice est une. Elle peut être spécialisée, civile, pénale, commerciale, administrative, mais elle est rendue au nom du peuple français, qui est un. Au nom du peuple français et, serai-je tentée d’ajouter pour le peuple français. La justice ne saurait se concevoir sur un territoire isolé, un espace sanctuarisé, protégé des tumultes du monde, à l’abri du bruit et des cris de la société. Elle est bien là présente, conçue, construite, rendue pour les citoyens et les justiciables. C’est bien le justiciable qui doit être au cœur de nos préoccupations.
Une partie de la réponse proviendra de la remise à niveau des moyens de la justice dans le cadre d’une la loi de programmation dont le projet de loi de finances pour 2018 constitue une première étape. J’ai présenté ce budget aux organisations syndicales et à la presse la semaine dernière. Vous savez qu’à périmètre constant, il augmentera de 3,9 % en 2018 et que cette augmentation se poursuivra les années suivantes dans le cadre de la loi de programmation. Mais je suis persuadée que les moyens ne constituent pas, à eux seuls, une réponse suffisante. Ils doivent s’accompagner d’une transformation en profondeur sur deux sujets majeurs : l’amélioration du fonctionnement quotidien de la justice et l’efficacité des peines. Ces sujets sont d’ailleurs au cœur de la lettre de mission que m’a confiée le Premier ministre.
Sur ces deux sujets, les réflexions théoriques ont été nombreuses. Mais les réformes, mal ajustées ou trop tardives, n’ont pas permis d’atteindre les objectifs attendus. L’attente d’une transformation en profondeur de la justice est extrêmement forte tant au niveau des acteurs de la justice que des justiciables. Ce que j’ai vu au cours de mes déplacements m’a persuadée de la nécessité d’agir.
Ce que je souhaite, c’est fonder notre action sur des solutions pragmatiques et innovantes, débarrassées des présupposés et des oripeaux de l’idéologie. C’est la règle que je veux appliquer pour améliorer le fonctionnement quotidien de la justice et pour renforcer le sens et l’efficacité des peines.
Je tiens à vous dire que je n’ai, en la matière, aucune approche idéologique. Je suis convaincue qu’il n’y pas de pas de liberté sans sécurité et que la justice doit contribuer à assurer la sécurité de nos concitoyens. Je suis convaincue que ce qui garantit l’efficacité de la peine, c’est sa certitude et sa promptitude et que nous devons, à cette fin, faire évoluer nos référentiels et nos outils.
Pour relever ces deux défis, il faut des objectifs et une méthode au service de ce que j’ai appelé les « chantiers de la justice ». Ils sont au nombre de cinq et je vais vous les présenter maintenant.
Les cinq chantiers de la justice
Les chantiers de la justice porteront sur cinq thèmes : la transformation numérique, la simplification de la procédure civile, la simplification de la procédure pénale, l’adaptation de l’organisation territoriale ainsi que le sens et l’efficacité des peines.
1. La transformation numérique
La transformation numérique doit être notre premier chantier. Beaucoup de travaux ont déjà été conduits au sein de notre ministère mais des blocages ont subsisté. Désormais tous les services sont mobilisés au service de cette priorité.
Il doit en être ainsi parce que le justiciable ne peut plus comprendre que la Justice reste à l’écart de l’évolution numérique qui facilite l’accessibilité et l’efficacité des services publics. Le numérique offre l’opportunité unique de rendre notre justice accessible très simplement, à tous, de rendre des décisions plus rapidement, de réduire les distances géographiques, d’introduire de la transparence sur l’avancée des procédures.
Ce sujet irrigue en réalité tout le fonctionnement de la justice :
- Il n’est pas normal que les justiciables ne puissent pas suivre l’état de leur procédure en ligne comme cela se fait devant la juridiction administrative depuis plusieurs années.
- Il n’est pas normal que le traitement des demandes d’aide juridictionnelle nécessite de fournir un dossier complet et mobilise autant de forces de travail dans nos juridictions.
- Il n’est pas normal que l’on ne puisse pas saisir les juridictions en ligne, notamment pour les petits litiges.
- Il n’est pas normal que les procédures pénales ne soient pas dématérialisées de l’enquête jusqu’à l’audience et que les magistrats et les greffes se retrouvent noyés sous le papier.
La justice en France n’a pas amorcé sa transition numérique, elle reste à l’ère de l’informatique. Je souhaite donc que nous arrêtions un véritable plan de transformation numérique autour du portail justice.fr. Je travaillerai donc dans cette perspective, en lien avec mon collègue Mounir Mahjoubi, secrétaire d’État au numérique. Ce plan devra d’abord s’attacher à mettre à niveau le socle technique des équipements et des matériels. Il doit également nous permettre de hiérarchiser nos besoins en matière d’applications. Il doit enfin porter une attention particulière au soutien des utilisateurs et à la conduite du changement.
Ce plan de transformation numérique doit partir des besoins des justiciables et des professionnels de la justice. Des choses vont évoluer : la signature électronique, le dialogue procédural dématérialisé, les rappels de convocation aux audiences par SMS, l’envoi de lettres recommandées par voie électronique, tout cela va se mettre en place. Il faut désormais établir les priorités et se donner les moyens de tenir les calendriers et de former les utilisateurs.
Je suis aussi très attachée à ce que cette réflexion autour de la numérisation soit appréhendée de concert avec la réforme des procédures. C’est une question de cohérence puisque le cœur du procès sera constitué d’un dossier numérique.
2. La simplification de procédure civile
Nos règles de procédure doivent s’adapter à l’évolution de la société et au développement du numérique.
Une importante réforme de la procédure civile d’appel vient d’entrer en vigueur. Elle doit être pleinement assimilée par les acteurs et il faut se donner le temps d’une première évaluation avant d’en modifier à nouveau les règles. En revanche, nous devons et nous pouvons aller plus loin sur la procédure civile de première instance.
Dans le cadre de la dématérialisation, il faut simplifier les règles de saisine du juge et développer puissamment la conciliation et la médiation. Je pense que nous devons également envisager la question de l’exécution des décisions.
Je ne souhaite à ce stade pas fermer la réflexion, qui devra être guidée par une double exigence de pragmatisme et de lisibilité. Nous ne devons omettre aucune piste et n’éluder aucune question. Ainsi par exemple :
- Faut-il étendre le caractère obligatoire des modes amiables de résolution des différends, préalablement à la saisine du juge ?
- Doit-on simplifier les modes de saisine de la juridiction ?
- La distinction entre procédure écrite et procédure orale demeure-t-elle justifiée, en particulier lorsque chaque partie bénéficie des services d’un avocat ?
- Je souhaiterais notamment que l’on puisse expertiser l’idée de deux « procédures-cible » (procédure avec et sans avocat) au sein desquelles viendraient se fondre les particularismes qui distinguent aujourd’hui les contentieux.
- Je souhaiterai également que l’on puisse s’interroger sur l’office du juge et sur le rôle des parties quant à l’objet du litige : faut-il davantage responsabiliser les parties sur la mise en état du dossier ; faut-il instaurer une obligation pour le juge de soulever d’office un moyen de pur droit ?
- Je souhaiterai enfin que l’on puisse réfléchir à la revalorisation du rôle du juge de première instance : pour ce faire, faut-il revoir les cas d’ouverture de l’appel, ou encore généraliser l’exécution provisoire ?
- Telles sont les questions ouvertes, mais d’autres encore, auxquelles répondront le groupe de travail mis en place. L’idée directrice de ce travail consistera bien à rendre la procédure plus lisible, plus claire et plus rapide au bénéfice du justiciable.
3. L’amélioration et la simplification de la procédure pénale
Le code de procédure pénale définit la procédure à la fois comme technique d’enquête et garantie des droits de tous : victime, témoin, suspect, auteur et enquêteurs. Ce point est fondamental et mérite d’être rappelé.
Mais il faut souligner avec tout autant de force qu’une procédure employée à bon escient, maîtrisée, peut-être l’outil d’une justice efficace et équitable. Il nous faut donc inventer des procédures comme méthodes de nos libertés. En effet, si fondamentalement, la procédure est fille de la liberté, rien n’interdit, au contraire, de la moderniser et de la simplifier. Tout ce qui peut être fait pour alléger la contrainte bureaucratique sur les procédures et en accroître l’efficacité doit être fait, pour le justiciable, et pour les personnels, magistrats et enquêteurs en particulier dans le champ pénal.
Ce que j’attends des deux groupes de travail sur la simplification des procédures civile et pénale est donc bien une nouvelle « invention de la légitimité procédurale », selon la belle expression du professeur [Gérard] Timsit. Une légitimité procédurale qui devra s’appuyer sur les nouvelles technologies et qui sera adossée au plan de transformation numérique dont je vous ai entretenu il y a quelques instants.
Aujourd’hui, la complexité des procédures pénales pèse sur les forces de l’ordre, les parquets et les juges du siège. De nombreuses réflexions ont déjà été conduites sur ce sujet. Le rapport de M. Beaume sur la procédure pénale contenait en ce sens, des propositions très intéressantes. Mais j’ai aussi constaté que de nombreuses pistes d’amélioration émanaient du terrain. Lorsque je me suis déplacée à Rennes, les magistrats du parquet du ressort m’ont ainsi proposé de nombreuses voies de simplification et donc d’amélioration. Je souhaite que l’on puisse prendre en compte ces propositions.
Cet objectif d’amélioration et de simplification de la procédure pénale, je le partage avec mon collègue Gérard Collomb, ministre de l’intérieur. Nous souhaitons ensemble que l’on puisse alléger et rendre plus efficace et plus fluide le travail des enquêteurs, dans le respect des libertés individuelles.
Le Directeur des affaires criminelles et des grâces m’a proposé des pistes de simplification intéressantes telles que :
- la forfaitisation de certains petits délits, notamment en matière de stupéfiants,
- la création d’un cadre adapté pour permettre le développement des plateformes de plainte en ligne qui seraient mises en place par la police nationale et la gendarmerie,
- la simplification de l’habilitation des officiers de police judiciaire.
D’autres pistes mériteront bien entendu d’être explorées en matière d’amélioration et de simplification de la procédure pénale. Mais cet objectif doit également s’appliquer à la phase d’instruction et de jugement. Là encore, je souhaite que l’on puisse examiner toutes les idées telles que par exemple la mise en place d’une audience de mise en état consacrée aux incidents de procédure ou l’élargissement de la procédure du plaider-coupable à d’autres contentieux.
Je souhaite que le débat et la discussion s’engagent pour évaluer l’ensemble de ces propositions mais surtout de celles issues des consultations effectuées auprès de l’ensemble des professionnels.
Mon objectif est d’alléger le formalisme tout au long de la procédure pénale pour accroitre l’efficacité de la justice pénale dans la recherche et la condamnation des auteurs d’infraction, mais aussi dans le respect de la garantie des droits.
4. L’adaptation de l’organisation judiciaire
Le quatrième chantier, et je sais qu’il est sensible pour nos territoires, pour les avocats et les agents du ministère, c’est celui de l’adaptation de l’organisation territoriale de la justice.
L’adaptation du réseau de nos juridictions est une conséquence inéluctable des réformes précédentes. La simplification et la numérisation des procédures ne peuvent rester sans incidence sur nos modes de fonctionnement et notre organisation. Les nouvelles perspectives numériques que je viens d’évoquer vont changer le rapport des justiciables à la justice mais aussi notre fonctionnement en réseau.
Penser le statu quo serait donc une erreur, sans doute même une faute. Penser en termes de dynamique sera au contraire un atout.
Des pistes ont déjà été développées dans plusieurs rapports dont le récent rapport de la mission d’information sénatoriale sur le redressement de la justice. Je n’en ignore rien mais je souhaite que cette question soit travaillée avec un regard neuf et qu’elle soit fondée sur une véritable concertation.
C’est la raison pour laquelle j’ai demandé à deux anciens présidents de la commission des lois de l’Assemblée nationale de mener une mission de concertation avec l’ensemble des parties prenantes, professionnels du droit, magistrats et fonctionnaires, parlementaires et élus locaux, sur les principes qui doivent sous-tendre notre organisation judiciaire. Ils me proposeront les différentes options pour l’organisation de la justice de demain.
J’attends d’eux qu’ils définissent dans un premier temps les principes directeurs de cette adaptation.
- Je pense par exemple au principe de clarté et de lisibilité de notre organisation trop complexe aujourd’hui.
- Je pense aussi au principe de proximité avec les justiciables. Dans tous les cas de figure le numérique ne fait pas tout et il doit exister dans chaque lieu de justice, un service d’accueil (le SAUJ) pour permettre à ceux qui n’ont pas accès à Internet d’être guidés pour introduire une action en justice et d’être informés sur l’avancement de leur dossier. Il faut également conserver en proximité les contentieux du quotidien : surendettement, expulsions, saisies arrêt, tutelles, contentieux de l’autorité parentale, certains contentieux correctionnels. Certains de ces contentieux sont actuellement traités dans les TGI, qui peuvent être éloignés géographiquement. L’adaptation du réseau doit permettre de rapprocher le traitement de ces contentieux des justiciables dans des tribunaux de proximité.
- Je pense au principe de spécialité : le droit se complexifie. Les métiers du droit s’y adaptent et notamment les avocats. Nos juridictions ne peuvent rester en dehors de cette voie.
- Je pense aussi au principe de collégialité dans le travail des magistrats qui, pour certains contentieux, contribue à une justice de qualité.
- Je pense enfin au principe de cohérence du travail de l’État. La justice se situe au cœur de l’État, pas à côté. Elle travaille dans les territoires avec les autres services de l’État et ceux des collectivités territoriales compétents pour la définition et la mise en œuvre de politiques publiques concertées et coordonnées en matière de protection des mineurs en danger par exemple. Notre réseau doit être adapté à la nouvelle organisation territoriale de la République pour répondre au plus près aux besoins des justiciables et pour des raisons d’efficacité du service public de la justice.
- Voilà quelques principes dont ce chantier vérifiera la pertinence. Mais d’autres principes pourront sans doute être mis à jour pour guider nos réflexions.
Dans un deuxième temps j’attends aussi de ce chantier qu’une fois définis ces principes, on en mesure la plus-value pour les citoyens, les justiciables, les professionnels du droit et les territoires.
Je demande enfin que puisse être envisagée dans le temps, la traduction de ces principes sur les différents territoires. Je veux, à cet égard, indiquer que cette réforme doit se faire en conservant le maillage actuel de nos juridictions, en maintenant les implantations judiciaires actuelles. Je veux donc confirmer que ces adaptations ne se traduiront par la fermeture d’aucun lieu de justice. J’ai lu dans les journaux que je disposerai d’une carte judiciaire déjà toute tracée. Je ne sais pas si ce sont des fake news ou des cartes venues d’un temps désormais trop ancien. Mais en tout cas, en tant qu’autorité politique aujourd’hui en responsabilité à la tête de ce ministère je puis affirmer que je ne m’appuierai sur aucune carte préétablie. Mon projet ne sera pas fondé sur un quelconque schéma arrêté de manière autoritaire et technocratique. L’adaptation de notre réseau ne résultera que de la concertation aujourd’hui engagée.
Une réflexion est lancée. J’en attendrai les conclusions avant de considérer les évolutions qu’elle proposera et qui sont indispensables. Je souhaite donc vous conduire vers de nécessaires adaptations dont nous définirons ensemble les contours.
5. Le sens et l’efficacité des peines
Un système pénal digne d’une grande démocratie moderne et conforme aux engagements européens de notre pays ne peut pas se contenter de réaffirmer l’hégémonie du tout-carcéral. La réflexion sur notre ordre pénal républicain, fondé sur le principe d’individualisation des peines, n’a pas assez investi le champ de l’exécution des peines. Je suis pourtant convaincue que ce qui garantit l’efficacité de la répression, c’est le caractère adapté de la peine, sa certitude et sa promptitude.
Aux côtés d’un plan de construction de 15 000 nouvelles places de prison qui permettra d’assurer la prise en charge des détenus dans des conditions tout à la fois de plus grande sécurité et de plus grande dignité, il convient donc de conduire une réflexion sur le sens de la peine : est-elle effectivement destinée à sécuriser la société, à punir le condamné mais aussi à assurer la réinsertion sociale de ceux qui ont purgé leurs peines ? Fondées sur le principe d’individualisation, les peines ne prennent tout leur sens que si elles sont adaptées à la situation de celui qui doit la subir dans un contexte précis.
Il faut donc tout d’abord réfléchir au prononcé de la peine pour clarifier la hiérarchie des sanctions et leurs modalités de mise en œuvre afin de servir de guide aux magistrats dans le choix de la gradation de la sanction pénale. Pour donner aux magistrats les moyens de prononcer des peines réellement diversifiées, il sera nécessaire d’établir un programme ambitieux de relance des peines qualifiées d’alternatives (travaux d’intérêt général, bracelet électronique, placement extérieur notamment) avec des objectifs chiffrés tout en renforçant le niveau d’exigence de ces peines vis-à-vis des condamnés. En ce sens, il faudra réfléchir, sans nécessairement créer de nouvelles peines, à ne plus faire de la peine d’emprisonnement, la seule peine de référence. Ce ne sont pas que des mots, c’est un changement important de paradigme. De nouvelles peines pourront être prononcées de manière autonome telles qu’une peine de bracelet électronique.
Je souhaite également que l’on évalue notre système d’aménagement et d’exécution des peines, devenu trop complexe.
J’ai vu, au TGI de Nanterre, que le principe d’un examen automatique pour aménager les peines de moins de deux ans des personnes non incarcérées pouvait être déresponsabilisant pour les juridictions de jugement, peu compréhensible pour les justiciables, auteurs ou victimes, et créait une charge excessive pour les services d’exécution et d’application des peines.
J’ai vu, à la prison de Toulon, l’impact désastreux d’une peine de prison mise tardivement à exécution. Il me semble donc essentiel de réduire les délais entre la condamnation et l’exécution des peines d’emprisonnement ferme parce que pour être efficace, l’exécution de la peine doit être diligente et adaptée à la situation de la personne condamnée. Cela pourrait-il se faire par le biais de conventions d’objectifs avec les juridictions prévoyant l’allocation de ressources humaines dédiées ?
J’ai vu, lors de ma visites à la prison d’Osny, que trop de personnes sont incarcérées en maison d’arrêt pour de courtes peines d’emprisonnement de moins de six mois. Ce délai est trop court pour permettre une véritable politique d’aménagement et de préparation à la sortie. De plus, ces courtes peines compliquent la gestion de la détention et favorisent les tensions liées à la surpopulation.
Partout, j’ai constaté l’évolution préoccupante du nombre de personnes prévenues en détention dans des conditions difficiles.
Là encore des pistes m’ont été proposées comme le développement de véritables enquêtes de personnalité au stade pré-sentenciel, la promotion des travaux d’intérêt général, une meilleure identification des personnes placées en détention provisoire pouvant faire l’objet d’une surveillance électronique ou d’autres encore…
Je souhaite enfin que l’on réfléchisse au parcours des détenus en détention et à l’aménagement des fins de peine. Cela est essentiel pour garantir la réinsertion des détenus, leur re-socialisation et donc la prévention de la récidive. Le travail conduit avec les services de probation et d’insertion sera puissamment soutenu à cette fin, sur des objectifs partagés.
Je souhaite confronter toutes ces pistes aux propositions des acteurs de terrain afin de réfléchir au sens et à l’échelle des peines et de s’assurer d’un véritable parcours d’exécution de la peine. Il nous faut remettre la peine et les conditions de son exécution au cœur du débat judiciaire et l’ensemble des acteurs judiciaires ont, à cet égard, une responsabilité. C’est un enjeu capital pour notre société.
La méthode
La transformation de la Justice ne peut réussir qu’en s’appuyant sur l’ensemble de ses acteurs : personnels de justice, de police et de gendarmerie, professionnels du droit, avocats, huissiers, notaires…, et élus.
Contrairement à ce que l’on peut parfois penser, j’ai pu constater sur le terrain une véritable aspiration au changement. Des volontés se sont manifestées pour y conduire. Et c’est sur cette volonté que je souhaite m’appuyer en associant l’ensemble des acteurs par une méthode collaborative.
Le lancement de ces différents chantiers doit être simultané pour mettre en avant l’interdépendance entre les sujets et la nécessité d’une approche globale.
Sous l’autorité du Premier ministre, j’en garantirai la cohérence et la mise en œuvre.
Mais pour coordonner chacun de ces chantiers, j’ai décidé de proposer à deux chefs de file de nous accompagner par leurs réflexions. J’ai souhaité faire appel à des personnalités éminentes qui ont accepté de nous appuyer.
Certaines de ces personnalités sont aujourd’hui présentes. D’autres malheureusement n’ont pas pu se libérer en raison de contraintes d’agenda. En toute hypothèse, je les remercie vivement de leur soutien et de leur appui. Elles ont toutes à mes yeux des qualités précieuses notamment liées à une vraie réflexion sur le fonctionnement de notre Justice. Elles pourront ainsi apporter un regard extérieur pour nous aider à prioriser et à hiérarchiser les réponses que nous devons mettre en œuvre dans le cadre de la loi de programmation. Elles viennent d’horizons professionnels différents, magistrats, avocats, professeur d’université, élus et cadre du secteur privé et apporteront ainsi chacune leur sensibilité propre.
Il s’agit, pour le chantier de l’amélioration et de la simplification pénale, de :
- Jacques Beaume, procureur général honoraire
- et de Franck Natali, avocat au barreau de l’Essonne.
Ils seront amenés à suivre la consultation que nous souhaitons mettre en place auprès des acteurs de terrain. En effet, sur ce thème, je souhaite que l’on puisse, cour d’appel par cour d’appel, faire remonter les pistes de réflexion des magistrats et des fonctionnaires des juridictions. Mais je souhaite également que cette réflexion associe, pour les étapes qui les concernent, les services de police, de gendarmerie et des douanes ainsi que les auxiliaires de justice, avocats et huissiers notamment.
Pour le chantier de la simplification de la procédure civile, ont accepté de nous accompagner :
- Nicolas Molfessis, professeur des universités
- et Frédérique Agostini, présidente du tribunal de grande instance de Melun.
Ils animeront un groupe de travail pluridisciplinaire comprenant des magistrat, directeur de greffe et avocat. Le groupe sera assisté des services de la Chancellerie. Je souhaite que ce groupe puisse analyser les différentes pistes existantes et que, par ailleurs, les juridictions aient la possibilité d’exprimer rapidement les souhaits d’évolution émanant des magistrats, des greffiers et de l’ensemble des professions du droit.
Les deux chefs de file du chantier de la transformation numérique seront :
- Didier Casas, secrétaire général de Bouygues Télécom
- et Jean-François Beynel, premier président de la cour d’appel de Grenoble.
Ils suivront la consultation numérique qui sera mise en place auprès de professionnels de la justice et ils nous aideront à fixer les priorités qui seront poursuivies par notre schéma de transformation numérique, sur la base des moyens à prévoir dans le cadre de la loi de programmation.
Le chantier relatif à l’adaptation de l’organisation judiciaire sera conduit par :
- Dominique Raimbourg, avocat et ancien président de la commission des lois de l’Assemblée nationale
- et Philippe Houillon, avocat, élu local et ancien président de la commission des lois de l’Assemblée nationale.
Je leur demande de conduire la concertation sur l’adaptation de l’organisation judiciaire avec l’ensemble des parties prenantes, à savoir les personnels et syndicats du monde de la justice, les parlementaires et les élus locaux. Ils pourront prendre appui sur les services du ministère et l’Inspection générale de la Justice.
Enfin pour le chantier relatif au sens et à l’efficacité des peines j’ai sollicité :
- Bruno Cotte, ancien président de la chambre criminelle de la Cour de cassation et ancien magistrat à la Cour pénale internationale
- et Julia Minkowski, avocate au barreau de Paris, cofondatrice et présidente du Club des femmes pénalistes.
Ils seront amenés à suivre la consultation de terrain que nous souhaitons mener dans le cadre des conférences régionales d’aménagement des peines pour trouver des pistes permettant d’améliorer l’efficacité des peines.
Vous le voyez, je souhaite conduire ces chantiers en prenant appui sur les initiatives des acteurs de terrain même si, vous l’avez compris, j’ai déjà identifié des pistes de transformation possibles. Il va de soi, néanmoins, que toutes les organisations que vous représentez pourront également se prononcer sur ces sujets. Je souhaite que ce dialogue soit constructif car nous ne pouvons pas nous contenter du statu quo.
Ce temps d’échanges est indispensable. Et il implique évidemment un dialogue vif et argumenté, voire même, selon la formule de Baudelaire, « le droit de se contredire ».
Compte tenu de toutes les ressources de réflexion disponibles sur l’ensemble des sujets évoqués (groupes de travail extérieurs, appui des directions du ministère, rapports, réflexions menées par les chefs de file de chaque chantier), il m’apparaît important de fixer un calendrier de travail resserré. La restitution de cette concertation me sera remise dès le 15 janvier prochain, sous la forme de propositions concrètes, opérationnelles et calendarisées de manière à ce que nous puissions être prêts pour présenter la loi de programmation pour la justice prévue au printemps prochain au Parlement.
En conclusion, je voudrai d’une part souligner que ces objectifs ne pourront bien entendu être atteints sans ouvrir, dans une stratégie de modernisation, un chantier sur les ressources humaines de ce ministère.
Je souhaite d’autre part préciser que ces chantiers ne résument pas l’ensemble des réformes que je souhaite porter au sein du ministère.
- Comme vous le savez, je porterai tout d’abord, comme Garde des Sceaux, la révision constitutionnelle qui doit nous permettre de renforcer l’indépendance de la Justice. C’est un point capital qui constituera une avancée positive et attendue.
- Par ailleurs, comme j’ai eu l’occasion de le préciser, lors de la récente présentation du budget 2018, il me semble également nécessaire de faire en sorte que la Justice réponde aux besoins des justiciables les plus fragiles, c’est-à-dire de celles et ceux, étrangers, ou d’origine étrangère, qui parlent mal notre langue, de celles et ceux qui sont diminués par l’âge, la maladie, ou un handicap, de celles et ceux qui ne disposent pas des ressources culturelles et des moyens financiers pour accéder à la justice. C’est cette variété infinie des particularités et des situations qui fonde l’exigence de proximité et la nécessité de rapprocher la « capacité de justice » des justiciables les plus fragiles. Pour ceux-là, notre cap doit impérativement être : l’accès au droit pour les plus faibles et la sécurité face au terrorisme.
Ainsi, dans le cadre du budget 2018, les crédits destinés à l’aide juridictionnelle progressent de 32 M€. Cela permet de tenir les engagements pris par le précédent Gouvernement concernant la fixation de l’unité de valeur qui sert de base au calcul de la rétribution des avocats. Mais je considère que cette augmentation ne suffira pas à améliorer le fonctionnement et le financement de l’aide juridictionnelle. Je souhaite que l’on puisse examiner la possibilité d’étendre la prise en charge des frais du justiciable par l’assurance de protection juridique, de simplifier la procédure de demande d’aide juridictionnelle mais aussi de réfléchir au financement de l’aide juridictionnelle face à la demande croissante de justice. Nous avons donc décidé de lancer une mission conjointe de l’Inspection générale des finances et de l’Inspection générale de la Justice sur ces aspects. Cette mission écoutera évidemment les propositions des avocats sur ce sujet.
Je sais également que la prise en charge des mineurs, notamment des mineurs étrangers isolés, est un sujet important, de solidarité et de souveraineté nationales. Je travaille actuellement avec la Direction de la PJJ, mes collègues du Gouvernement et avec les départements, à la prise en charge de ces mineurs non accompagnés.
Je pourrais aussi évoquer les victimes, notamment celles du terrorisme auprès desquelles nous travaillions avec la déléguée interministérielle à l’aide aux victimes.
Je pourrais enfin vous parler d’autres dossiers qui font bien entendu l’objet d’un suivi au quotidien par les services du ministère ou par moi-même, mais ce n’est pas le lieu de les préciser ici.
Ici, je veux vous dire à nouveau ma volonté de faire aboutir les chantiers que je vous ai présentés.
Je veux faire des chantiers de la justice une œuvre collective. Je veux que tous les acteurs et les partenaires de la justice soient associés, que chacun contribue à cette démarche ouverte et exigeante. Si Robert Badinter écrivait dans Les Épines et les Roses : « J’appris ainsi que la vie ministérielle est faite de patientes négociations », je suis certaine pour ma part, qu’elle aussi faite d’heureuses concertations. Je souhaite ainsi avec vous continuer à promouvoir le service public de la justice comme une mission d’intérêt général singulière, dédiée à la satisfaction de besoins à la fois immuables et intemporels, l’exigence de justice et de vérité, mas aussi concrets et individuels, exprimés par les justiciables quelles que soient leur condition, leur origine ou leur fortune.
Cette volonté elle répond aussi à ce que je veux et à ce que je suis. Ce que je veux c’est placer le citoyen au cœur des réformes. Ce que je suis, se traduit par une ambition de travailler de manière pragmatique. Je ne fais pas de choix catégoriels, je veux simplement apporter de l’effectivité et du sens.
Vous l’aurez compris : au-delà de ma propre volonté, j’ai besoin de vous tous pour réformer profondément la justice. Vous pourrez compter sur ma détermination et mon énergie pour mener à bien ces chantiers qui, j’en suis sure, contribueront à la transformation et à l’efficacité de la justice de notre pays.
Discours archivé au format PDF (75 Ko, 13 p.).