Interview de Jean-Gérard Maingot

Jean-Gérard Maingot (© D.R.)

Jean-Gérard Maingot (© D.R.)

Vous êtes le dernier à avoir vu vivant André Fourquet et ses enfants, vous êtes le dernier à vous être entretenu avec lui, vous êtes le dernier à l’avoir pris en photo : vous êtes évidemment un témoin privilégié de l’« affaire de Cestas ». Vous en souvenez-vous ?

J’ai quatre-vingts ans, mais je me souviens de tout. J’ai la chance d’avoir une mémoire en acier au tungstène – je le dis avec un brin de forfanterie !

Que faisiez-vous à l’époque ?

En 1969, j’avais douze ans de métier à Sud Ouest. J’étais également correspondant du Figaro – les médias nationaux avaient des correspondants dans les grandes villes de province. J’avais fait six années de faits divers, ce qu’on appelle les chiens écrasés, de 1957 à 1963. Puis on avait décelé en moi, me disait-on, des qualités de futur rédacteur en chef, mais il y avait une étape à franchir qu’on appelle le secrétariat de rédaction. On est assis à un bureau et on enregistre les papiers des camarades, on les relit, on les corrige, on les retitre, on les discute éventuellement. Le métier de journaliste est un peu curieux : plus on est doué pour le journalisme de terrain, plus on avance dans la hiérarchie… mais on ne fait plus de terrain ! J’étais donc à ce moment-là secrétaire de rédaction, soudé à un bureau.

Comment vous est venue l’idée d’aller interviewer André Fourquet, alors que vos confrères sur les lieux restaient à 100 ou 200 mètres de la ferme ?

Le dimanche matin 16 février, la rédaction était très tranquille, chacun grattait sa copie, et, tout d’un coup, j’ai dit – je vous répète la phrase, un peu stupide, telle que je l’ai dite : « C’est quand même extraordinaire : il y a à Cestas soixante journalistes de quatre ou cinq nationalités, beaucoup ont fait le Viêt Nam avec des grenades dégoupillées dans la poche, et il n’y en a pas un pour aller interviewer ce mec ! » Et un de mes copains m’a dit, fielleusement : « Pourquoi tu n’y vas pas, toi ?! » Alors, à midi, j’ai déjeuné au restaurant avec ma future femme, je l’ai emmenée sur les lieux pour les repérer, de très loin, je l’ai ramenée au journal, je suis retourné sur place, et j’y suis allé.

Comment avez-vous procédé pour franchir le barrage des gendarmes ?

Les deux routes d’accès à la ferme de Cestas étaient bloquées par la gendarmerie, avec un gendarme de garde aux deux traversées de la ligne ferroviaire BordeauxArcachon. Ils étaient à 200 mètres l’un de l’autre, faisant les cents pas. À un moment, tous les deux ont eu le dos tourné. J’ai franchi la voie ferrée en roulé-boulé, pour ne pas être repéré. Je me suis retrouvé dans un marais, dans la flotte, avec de l’eau jusqu’à la ceinture. Mais il faisait beau ce jour-là, un temps splendide, un soleil vraiment printanier. Et puis l’excitation a fait que je n’ai même pas eu froid, ou que je ne m’en suis pas rendu compte. Et tout à coup, j’ai déboulé derrière la maison de Fourquet.

La ferme du Sayet (© D.R.)

La ferme du Sayet (© D.R.)

Half-trackIl avait creusé la pierre et percé des meurtrières dans tous les murs, sur les quatre faces de la maison. À gauche, la route était gardée par les gendarmes, mais assez loin, derrière un dos d’âne. À droite, sur la deuxième route, il y avait un blindé de la gendarmerie, un half-track. Et j’étais bloqué là, à 15 mètres de la maison, quand la voix de Fourquet en est sortie, me disant : « Qui es-tu ? » Je lui ai répondu : « Je suis journaliste. » – « Tu n’es pas un gendarme ? » – « Non, je ne suis pas un gendarme. » J’ai écarté les pans de ma veste en laine : « Pour armes, j’ai un stylo et un bloc de papier. » – « Qu’est-ce que tu veux ? » Comme il me tutoyait, j’ai fait de même : « Je voudrais t’interroger, savoir pourquoi tout ce remue-ménage, toute cette affaire. » – « Tu peux entrer, mais je t’avertis : si les gendarmes attaquent, je te tue. » – « Tope là ! » Alors que je faisais le tour de la maison, les gendarmes m’ont interpellé par haut-parleur : « Monsieur ! Monsieur ! Nous vous interdisons d’entrer dans la maison ! Revenez par ici ! Revenez par ici ! » Je ne leur ai pas fait un bras d’honneur, mais j’ai refusé de leur obéir ! Fourquet a déplacé les meubles qui bloquaient la porte et m’a fait entrer. Il avait un fusil. Et nous avons commencé notre entretien. Son fusil était braqué sur moi mais il n’était pas menaçant : il était assis en face de moi à une large table, son fusil était posé sur la table, et il avait la main sur le pontet de l’arme. Moi, je prenais très peu de notes, parce que j’ai la chance d’avoir une excellente mémoire. J’ai pu reconstituer toute notre conversation pour en faire une page entière dans Sud Ouest.

Sud-Ouest, nº 7613, 17 février 1969, p. 1

Quand je suis sorti, les gendarmes m’ont crié : « Monsieur ! Rendez-vous au half-track ! » Mais j’ai filé vers la ferme où était l’état-major de la gendarmerie, et où étaient maintenus à distance tous les journalistes. Je me suis engagé sur le chemin et on m’a dit par haut-parleur que Fourquet allait me tirer dessus. J’ai répondu, par bravade : « Non, il me protège de vous ! » Alors, par radio, ils ont dit aux gendarmes au bout du chemin : « Appréhendez le journaliste qui arrive ! » J’ai donc été appréhendé, et ils m’ont gardé à peu près une heure. Ils m’ont fouillé. J’avais un minuscule appareil photographique Yashica, que j’avais dissimulé dans mon slip, et ils ne sont pas allés vérifier jusque-là. « Que vous a-t-il dit ? » – « Eh ! Tout ce que vous savez déjà : c’est l’injustice de la justice qui me révolte, personne ne prend mon parti, ma femme me trompe, elle s’en va, moi je veux la récupérer, etc. » Le commandant Cardeilhac, qui était le patron de l’opération et que je connaissais, m’a demandé : « Vous n’avez pas de photographies ? » – « Non, vous savez bien que je suis rédacteur, mon commandant. » Quand il a vu les photographies publiées le lendemain, ça ne lui a pas fait plaisir, il en a été un peu mortifié, mais il ne m’en a pas voulu. Ils savaient donc que j’avais eu une interview, mais ils ne pouvaient pas me retenir ni me placer en garde à vue, et ils ont été obligés de me relâcher. Avec mon petit Yashica dans le slip…

Dans la soirée, le ministère de l’intérieur a dit : « Cette affaire est intolérable ! Il y a un, deux, bientôt trente journalistes qui vont entrer. Nous avons des dizaines d’hommes sur le terrain, deux blindés, des voitures, des radios, donc donnez l’assaut ! » Et ils ont donné l’assaut le lendemain matin à 8 heures. Fourquet a tué ses deux enfants et s’est tué. Et il avait tué un gendarme auparavant, Carratala. Savez-vous comment ?

J’ai cru comprendre, à travers tout ce que j’ai pu lire sur le sujet, que Carratala avait une corpulence un petit peu au-dessus de la moyenne, qu’il avait eu du mal à boutonner son gilet pare-balles jusqu’en haut, et qu’un malheureux concours de circonstances a fait qu’à un moment où il se baissait, à 150 mètres de distance et au-delà de la portée normale d’un .22 Long Rifle, il a finalement pris une balle perdue.

Exactement. Quand la portée de l’arme est terminée, la balle redescend et file vers le sol dans une sorte de courbe. La balle s’est introduite par l’échancrure du gilet dont vous parliez, et d’autant plus facilement que Carratala était baissé. Il était en plein dans la trajectoire par un hasard malheureux : Fourquet avait tiré quasiment au jugé. Et ce pauvre homme a pris la balle dans le cœur, à travers les côtes. Elle aurait touché une côte qu’elle ne l’aurait même pas cassée, elle était complètement en bout de course. C’était vraiment la balle mourante. Et tuante en même temps…

Ils ont donc décidé de donner l’assaut. Et quand tout le monde est mort, l’affaire a éclaté au-delà de ce qu’elle était jusque-là. L’affaire avait commencé banalement, quand Fourquet avait empêché ses enfants de repartir à la suite d’une visite dans le cadre autorisé par son jugement de divorce. La mère s’est plainte aux gendarmes, qui sont venus. Lui s’est montré avec son fusil. Cardeilhac lui a dit : « Arrête, Fourquet, tu as déjà fait le con avec ton fusil. J’ai déjà arrangé les choses, mais ça ne va pas s’arranger à tous les coups. » Lui s’est enfermé dans la maison, a tiré et tué un gendarme, Carratala, victime tout à fait fortuite et innocente. Le manque de pot. Et l’affaire explose tout à coup. Ça devient un homme « assiégé » – un « forcené » – avec des guillemets, avec une « horde » – je déteste aussi ce mot – de journalistes. Tout à coup, on a quatre morts, dont deux enfants très mignons, Aline et Francis, et ça devient un drame national !

Assaut de la ferme du Sayet à Cestas (© D.R.)

Assaut de la ferme du Sayet à Cestas (© D.R.)

Mais le soir, il s’agissait de faire porter le chapeau à Maingot. J’ai été le bouc émissaire de la gendarmerie. J’en ai pris plein la gueule de ce côté-là : la direction générale de la gendarmerie m’a pratiquement accusé d’avoir assassiné Fourquet et ses enfants ! Pas en ces termes, bien sûr, mais la personne qui a été déléguée par le ministère de l’intérieur à la télévision le lundi soir, le porte-parole de la gendarmerie, a dit que l’usure du temps aurait résolu le problème s’il n’y avait pas eu les journalistes pour entrer dans la maison. C’était peut-être vrai, mais la connerie est venue du ministère de l’intérieur qui a donné l’ordre d’assaut.

On a fait le même reproche à Gérard Leroux, le photographe qui était venu l’avant-veille.

Oui.

Jusqu’au reportage de Gérard Leroux le 14 février, les seules photographies qui circulaient étaient une photographie d’identité d’André Fourquet et une photographie de famille où on voyait ses trois enfants. Publiées dans la presse du monde entier, elles étaient toujours créditées à l’Associated Press. Je me suis demandé par quel tour de force vos confrères d’Associated Press avaient réussi à mettre la main sur elles.

C’est très simple. Pour obtenir des photographies que les gens ne veulent pas donner, eh bien ! il y a le pognon. Paris Match est allé jusqu’à cinq millions de centimes pour la photographie du couple Aran assassiné par Cardon à Pessac ! Moi, j’ai eu ces photographies gratuitement, parce que le frère Aran m’a téléphoné et m’a dit : « Monsieur Maingot, j’ai appris que Paris Match offre cinq millions pour les photographies du meurtre de mon frère et de ma belle-sœur. Je trouve ça ignoble. Si vous me garantissez qu’elles paraîtront dans Sud Ouest sans aucun mouvement d’argent, je vous les donne. » Il voulait désamorcer ce qu’il appelait un commerce honteux. Et je m’y suis engagé. Alors, pour les photographies de Fourquet, l’argent a peut-être été utilisé, ou bien le bagout, ou la séduction. Il y a même des vols de photographies : « Montrez-moi les photographies… » et hop ! on en glisse une dans sa poche… Vous savez, pour obtenir une exclusivité, un scoop, les méthodes, sans être absolument malhonnêtes, ne sont pas toujours très honorables.

Il y a un point de vocabulaire que je voudrais aborder avec vous : j’ai été profondément choqué de l’usage généralisé du mot « forcené » par les journalistes, qui ne connaissaient rien de cet homme mais qui l’ont tout de suite traité ainsi. Comment expliquez-vous cet usage ?

Ça fait partie des clichés de la profession. Il y en a encore, vous les connaissez aussi bien que moi : maintenant, à propos de tout, on parle de bug. Il y a un bug économique, un bug politique, un bug social. On parle de « couacs » du gouvernement, quel qu’il soit ! Il y a des modes. C’était donc le « forcené de Cestas », même dans Sud Ouest – avant mon interview. Et c’était devenu le « Fort Chabrol », un terme que vous connaissez aussi. Le « Fort Chabrol de Bordeaux » ! La gendarmerie avait certes déployé d’énormes moyens. Comme Fourquet tirait, et faisait aussi tirer ses enfants, venir en blindé était bien sûr plus simple. Si mes souvenirs sont bons, les blindés étaient à trente mètres de la maison. Mais André Fourquet n’était pas un forcené. Il aimait boire un petit coup de vin blanc de temps en temps, mais ce n’était pas un alcoolique invétéré. C’était un travailleur sérieux, conducteur d’engins, apprécié. Quand il m’a reçu, alors qu’il ne savait pas que j’allais venir, il était rasé de près : un homme propre, impeccable. Il n’était pas bourré. Pas du tout un forcené.

Francis, André et Aline Fourquet (© Jean-Gérard Maingot)

Francis, André et Aline Fourquet (© Jean-Gérard Maingot)

Mais il a eu ce coup de folie… En fait, il avait sa femme dans la peau. Elle était avec un amant et il voulait la récupérer. Elle n’avait pourtant aucun des attraits d’une séductrice !

Tous les goûts sont dans la nature !

J’avais été la voir trois jours avant le drame. Je n’étais pas commis sur place mais ça m’intéressait déjà. C’était une épouvantable bonne femme ! Et je vais vous dire pourquoi. Elle habitait une cave aménagée, en sous-sol, avec son amant. J’étais accroupi sur le trottoir et elle me parlait par un soupirail. « Mais enfin, madame, vous n’y allez pas ? » – « Je ne veux pas y aller. Il veut me tuer, ce con ! Je ne veux plus vivre avec lui : il est fou, il me bat. » – « Mais, madame, il menace de tuer ses enfants ! Et vous, leur mère, vous n’irez pas sauver vos enfants ? » Elle me répond : « Je m’en branle qu’il les tue ! » – « Eh bien ! Bravo ! » – « Non, je ne veux pas dire ça, mais il ne les tuera pas, et il me fait chier. »

Je n’ai pas relaté tout cela à l’époque, mais vous comprenez le mépris que j’ai pu avoir pour cette femme. Et quand on a enterré les enfants et le père, la foule a voulu la lapider. Il y a eu une pluie de cailloux sur sa voiture. Les flics ont été obligés d’intervenir. Il y avait trente ou quarante flics au cimetière de Bordeaux-Nord. C’était vraiment abominable. Je ne sais qui a refusé que le père soit inhumé avec ses enfants, mais sa fille rescapée, Chantal, a voulu plus tard être enterrée auprès de son père.

Un bruit a couru à l’époque, mais je n’ai pu en obtenir confirmation : après son départ la nuit du 3 au 4 février, elle aurait souhaité retourner auprès de son frère et de sa sœur.

Je ne suis pas au courant. Mais ce que la mère m’a dit à propos de la mort possible de ses enfants était pitoyable. Cardeilhac lui-même est allé la voir, mais elle ne voulait pas y aller, elle refusait obstinément, elle voulait rester avec son amant. Il paraît qu’elle avait la jupe facilement relevée pour tout ce qui portait pantalon. Fourquet ne disait pas : je vais la tuer si elle revient. Il disait : si elle revient, je relâche les enfants. Je veux parler avec elle, quoi ! Il m’avait d’ailleurs écrit un papier, dont la photographie a été publiée dans Sud Ouest, où il disait : « Si ma femme revient, je relâche les gosses. Signé : André Fourquet » avec la date. Il a écrit ça avec mon stylo-feutre noir. Je me souviens qu’on avait fait faire une analyse graphologique le soir même, avant qu’il ne tue ses enfants. La graphologue, qui s’appelait Jacqueline Grossin, avait très bien vu le problème. Elle avait dit : méfiance ! Et il y avait moyen de lui emmener sa femme avec des gendarmes et des gilets pare-balles. Surtout face à une .22 Long Rifle, qui n’est pas une kalachnikov !

Sud-Ouest, nº 7613, 17 février 1969, p. 18

Sud-Ouest, nº 7613, 17 février 1969, p. 18

Vous avez évoqué à plusieurs reprises le commandant Cardeilhac…

C’était un ami de Fourquet. Leurs enfants respectifs fréquentaient la même école de Cestas. Il était déjà intervenu auparavant et avait résolu le problème en douceur. Je crois qu’il a fini général.

Oui. Et il est décédé en octobre 2012 à Metz.

François Cardeilhac (© D.R.)

François Cardeilhac (© D.R.)

C’était un homme charmant, très digne, très humain. Il a pleuré au dénouement. Il aurait voulu résoudre ça à sa façon, mais les ordres sont tombés du plus haut du ministère de l’intérieur : on ne peut plus tolérer ça, dégagez-nous ça ! Comme Adolphe Thiers qui avait fait tirer sur la foule. Sauf que là il n’y a eu que trois morts. Mais je suis sûr que ce drame était évitable.

Comment expliquez-vous une telle médiatisation de ce qui n’était, somme toute, qu’un fait divers sanglant ?

La médiatisation de cette affaire est venue d’une conjonction. D’une part, l’information était tranquille. Il n’y avait rien de très intéressant dans l’actualité. Et, comme vous le savez, quand l’actualité est creuse, il faut bien la remplir ! Vous m’avez appris que l’histoire a retenti jusqu’aux États-Unis : ça veut bien dire qu’il ne se passait pas grand-chose dans le monde. Alors, tout à coup, on s’est emballés.

Par ailleurs, outre les rédactions de Sud Ouest et FR3, il y avait beaucoup de journalistes dans la région. Le Figaro, France-Soir, Le Monde avaient des correspondants ou des envoyés spéciaux permanents à Bordeaux. Il y avait aussi une ou deux équipes de télévisions étrangères qui étaient en reportage dans la région pour d’autres raisons. Il y avait notamment à Bordeaux une équipe de télévision japonaise qui filmait des propriétaires de châteaux, car c’était le moment où les milliardaires japonais commençaient à s’intéresser à l’achat de propriétés viticoles. Ils sont venus à Cestas quand ils ont appris qu’il y avait un fait divers important. C’est comme cela que mon nom a été publié dans l’Asahi Shinbun, le journal le plus important du Japon, qui tirait à l’époque à treize millions d’exemplaires par jour – sept millions le matin, et six le soir ! Pour vous dire jusqu’où c’est allé… RTL était bien branchée sur les faits divers et se livrait à un combat à couteaux tirés avec Europe 1 pour être la première radio de France. RTL a donc rapidement dépêché sur place Christian Brincourt, un grand ami de Brigitte Bardot, et Michel Leblanc. Puis les Allemands, les Anglais, les Belges, les Espagnols, les Italiens, se sont vite intéressés à la chose. D’autant plus qu’elle impliquait deux enfants…

Dès le 17 février, des parlementaires ont posé des questions écrites, qui n’ont malheureusement pas eu de réponses, puisque l’actualité politique intérieure, le référendum d’avril 1969, a pris le dessus. Avez-vous suivi ces réactions politiques ?

Pas du tout. De par ma fonction de secrétaire de rédaction, j’ai réintégré mon bureau pour gratter la copie des copains, la corriger, la titrer, la présenter dans le journal. J’ai repris le cours de ma vie. Sauf que je n’étais plus le même homme. J’avais la tête un peu enflée ! Ça n’a heureusement pas duré très longtemps ! Mais le premier réflexe a été un légitime sentiment de fierté, j’avais fait le scoop de l’année ! Mon histoire a d’ailleurs été racontée dans quatre ou cinq bouquins sur les reporters. Mais je n’ai pas suivi les incidences politiques de cette affaire parce qu’on ne m’a pas dit le lendemain : « Maingot, vous êtes déchargé de tout, vous suivez tout ce qui concerne les affaires de divorce, les questions écrites, etc. » Ça n’existe pas, ça. Le lendemain, on est mieux considéré, éventuellement mieux payé, mais on poursuit la tâche à laquelle on est affecté. J’étais secrétaire de rédaction, après j’ai été sous-chef de service, chef de service, secrétaire général de la rédaction, directeur adjoint de la rédaction, conseiller du président. J’ai fait d’autres scoops dans ma carrière, mais en prenant sur mon temps, mes jours de repos, mes vacances.

Pour être clair, cette affaire a quand même changé ma vie. Jacques Paoli, qui dirigeait le journal de 13 heures du lundi sur RTL, a dit à Christian Brincourt : « Trouve-moi ce Maingot, on veut faire un six minutes dans le 13 heures. » Brincourt m’a trouvé et m’a dit : « Les copains vont venir te voir, m’accordes-tu l’exclusivité ? » – « Oui, tu es le premier ! » – « Tu vas passer sur RTL, on va aller au répéteur. » Un répéteur est un dispositif qui permet une meilleure transmission du son que le téléphone. Nous sommes donc allés au répéteur à 12 h 30 pour faire un six minutes et, sauf erreur de ma part, j’ai fait 48 minutes ! Parce que j’étais très disert et parce qu’ils ont trouvé le sujet passionnant.

Sur le coup, Philippe Gildas, qui était le rédacteur en chef de RTL, m’a pris sortant à peine de l’antenne, et m’a dit : « Maingot, on te recrute comme grand reporter ! » – « J’aimerais réfléchir, quand même ! » Bon, je passe sur les détails, mais j’ai refusé. J’ai pensé qu’ils voulaient une espèce de tête brûlée, et que tous les Fort Chabrol d’Europe allaient être pour moi ! En revanche, j’ai accepté d’assurer leur correspondance sur Bordeaux et la région. Et je suis devenu leur correspondant préféré pendant dix-neuf ans. Ma zone s’étendait quasiment de la Loire à Gibraltar ! J’ai couvert toutes les affaires des terroristes basques et grâce à mes réseaux et quelques amitiés, j’ai pu obtenir de notables exclusivités. J’ai fait cinq scoops en douze ans de carrière : deux tout à fait locaux, et, à l’international, l’enlèvement du consul allemand de San Sebastián, Eugen Beihl, par les basques français de l’ETA. J’ai été le seul à l’interviewer et le filmer la nuit de Noël 1970 avec ses geôliers basques, parce que je connaissais Etxabe, le chef de la branche militaire de l’ETA en France.

Table ronde publique 05/02/1971

Table ronde sur Burgos, le 5 février 1971. De gauche à droite : Jean-Gérard Maingot, Jakes Abeberry, Michel Burucoa, l’abbé Piarres Larzabal et Jean-Claude Guillebaud (© D.R.).

Table ronde sur Burgos, le 5 février 1971. De gauche à droite : Jean-Gérard Maingot, Jakes Abeberry, Michel Burucoa, l’abbé Piarres Larzabal et Jean-Claude Guillebaud (© D.R.).

J’ai été étonné par le traitement différencié de l’affaire de Cestas, notamment dans la presse américaine, qui a principalement publié des dépêches d’agences de presse. Elles sont plus ou moins longues, soit à la une, soit en page intérieure, illustrées ou non. Pourriez-vous m’expliquer ce qui se passe dans une salle de rédaction, qu’il s’agisse d’un journal américain ou de Sud Ouest ? Sur quel critère décide-t-on de parler ou non de tel sujet, de le mettre à la une ou en page intérieure, de lui accorder plus ou moins de place ? Et qui décide ?

C’est tout le problème de la hiérarchisation de l’information. Vous avez un staff de chefs de service autour du rédacteur en chef, qui se réunit deux fois par jour. D’abord, une réunion de debriefing, ou de constat, à 10 heures du matin pour le journal paru le jour même : qu’est-ce qui manque, qu’est-ce qui est bien, qu’est-ce qui est mal ? Ensuite, à 18 heures, les chefs de service prennent la parole : « Qu’avez-vous à proposer à Bordeaux ? » – « À Bordeaux, il y a un triple meurtre. » – « Ça, à la Une ! » Au moins la Une des éditions de Gironde. Ou de toutes les éditions. Il y a une petite discussion. Le service économique dit que la bourse se tient tranquille : il n’y a donc rien à dire. Le service des sports dit que Zidane s’est cassé une jambe ? Ah ! Ça, ça mérite la Une. Voila comment ça se passe. C’est un staff de journalistes, déjà évolués dans la hiérarchie, qui, par consensus, décide de ce qui va être en première page du journal. Après, c’est au rédacteur en chef de faire appliquer tout cela par les secrétaires de rédaction qui dessinent la maquette. Le crime à Bordeaux sera en haut à droite sur trois colonnes. Si on a la photo de Zidane dans son plâtre, on va la mettre en haut à droite à la place du triple meurtre pour toutes les éditions, sauf en Gironde où on va garder le meurtre à sa place et mettre Zidane en dessous. C’est une négociation au coup par coup, sujet par sujet.

Évidemment, il y a des erreurs, et très fréquentes. De bonne foi, l’AFP annonce en pleine nuit la mort du pape, alors qu’il est encore vivant. Aussitôt, le chef de nuit décide de baisser toute la Une et d’enlever le papier du bas pour faire un huit colonnes et trente lignes. Et quand l’agence diffuse un démenti un peu plus tard, quarante mille journaux sont déjà partis…

Il y a eu beaucoup de réactions de la part des auditeurs des stations de radio, les standards éclataient sous le flux des appels. Mais il n’y avait pas internet à l’époque, et les lecteurs ne pouvaient pas réagir en direct sur le site d’un journal. Vous souvenez-vous des réactions des lecteurs de Sud Ouest ?

Quand on reçoit trois lettres pour un article, c’est déjà beaucoup. Là, j’en ai reçu près de trois cents, essentiellement des lettres de félicitations, pour mon article, mon courage, etc. J’ai répondu à chacun : merci pour vos compliments, mais c’est plus l’excitation que le courage qui m’ont conduit, etc. Le courage, c’est savoir dominer la peur. Mais j’étais dans un tel état d’excitation, à la pensée de réussir un coup, que je n’ai pas eu peur. Je ne sais pas pourquoi, mais j’étais sûr que Fourquet ne me tirerait pas dessus. N’ayant pas eu peur, je n’ai donc pas eu de courage ! Une copine d’école m’a écrit : « Cher Gérard, j’espère que tu n’as pas fait ça par gloriole. » J’ai répondu : il y a toujours de la gloriole, mais j’ai fait mon métier.

Il y a eu aussi une quinzaine de lettres me demandant : « Pourquoi n’avez-vous pas sauté sur lui ? » « Vous n’avez pas pu maîtriser cet individu ? » Là encore, j’ai répondu à chacun : « Je ne suis pas flic, ni karatéka, ni James Bond. Quand vous avez un fusil braqué sur le ventre, vous êtes moins courageux, vous avez déjà moins de velléités pour sauter sur quelqu’un… J’étais là pour faire mon métier. Et je ne pouvais pas prévoir la suite. » Comme j’étais correspondant du Figaro, il y a un type qui a écrit au Figaro pour demander ma révocation immédiate, sans autre forme d’explication ! C’est le chef des informations du Figaro qui me l’a appris en rigolant : on a reçu une lettre d’un lecteur qui demande votre révocation immédiate.

Parmi ces courriers de lecteurs, y a-t-il eu des réactions de pères divorcés qui, d’une façon ou d’une autre, pouvaient se reconnaître dans la figure d’André Fourquet ?

Aucune. C’est effectivement très bizarre, mais je suis formel. Parce que ça, je l’aurais traité différemment. J’aurais essayé de téléphoner pour parler avec eux.

Même si je n’ai pas suivi les développements ultérieurs de l’affaire, j’ai bien sûr connu toutes ces histoires de divorces difficiles, de gardes d’enfants, de non présentation d’enfants. Dans ma tendre adolescence, vers douze, treize ans, je vivais à la campagne, du côté de Blaye. Une amie de ma mère était divorcée. Par décision du juge, elle emmenait son fils le dimanche à quatorze heures devant la mairie de mon bled, Étauliers, pour qu’il voie son père, qui n’avait droit qu’à trois ou quatre heures, là et pas ailleurs, en plein centre du village ! La pauvre femme avait honte.

Je connais des pères divorcés. Dans le cadre de mon activité professionnelle, j’en ai reçus qui voulaient qu’on parle de tout ce qui suit les divorces difficiles, la non-présentation d’enfant, etc. J’ai eu un copain gendarme qui est venu me voir au moment où il vivait un divorce difficile. C’était compliqué comme tout, la garde des enfants, les droits du père… Il y a cinquante ans, la garde des enfants était systématiquement confiée à la mère.

Ça n’a pas beaucoup changé aujourd’hui !

Oui, je sais qu’il y a une préférence énorme des magistrats pour la mère, d’autant plus que la magistrature se féminise à grands pas. Il y a un peu une solidarité de sexe. Moi, j’ai eu la chance d’avoir un divorce aux petits pois, parce que Régine Magné, elle aussi journaliste, et moi-même nous sommes montrés assez intelligents pour penser en priorité à notre fille.

C’est évidemment une bonne chose.

Nous sommes restés d’excellents amis, et notre fille a une belle réussite professionnelle. À quarante-deux ans, elle est à la tête de la rédaction de M6.

En plus, vous lui avez transmis le virus du métier ! Pour en finir avec Cestas, trente ans plus tard, en 1999, Robert Enrico a tiré de cette affaire son film Fait d’hiver. Vous a-t-il contacté ?

J’étais alors à la retraite, je n’étais plus en contact avec la profession. Je ne crois pas avoir rencontré Enrico, mais j’ai été interviewé auparavant au téléphone par le scénariste, Jean-Claude Grumberg. Puis on m’a invité à la première du film, à Arcachon, à trente kilomètres de Cestas. J’ai même été photographié avec Jean-Claude Grumberg à Arcachon, et Sud Ouest a publié la photographie au moment de la sortie du film. J’ai été très déçu par le film et je l’ai dit à Grumberg. Faute de s’être renseigné auprès des gens compétents, il y avait des approximations et deux ou trois conneries. Mais, surtout, Charles Berling n’était pas du tout le personnage. Berling a une espèce de distinction, un côté « intello », trop « intello », pour jouer Fourquet, un conducteur d’engins de travaux vivant dans une ferme où il n’y a pas l’eau courante. Vous vous souvenez de Gabrièle Russier, l’enseignante tombée amoureuse de son élève et qui s’est suicidée ? Le rôle avait été joué par Annie Girardot. Là, ça collait. Annie Girardot pouvait faire une enseignante…

Affiche de Fait d’hiver

Remerciements

À Régine Magné, pour son aimable collaboration.

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