La Cour européenne des droits de l’homme a rendu aujourd’hui deux arrêts dans des affaires où des pères se plaignaient des juridictions russes, les accusant notamment d’avoir violé les dispositions de l’article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales relatives au droit au respect de la vie privée et familiale. Les deux arrêts n’ont été publiés qu’en anglais.
Droit de visite d’un père transsexuel
En l’espèce, le requérant est un ressortissant russe né en 1972 et résidant à Moscou (§ 6). Il épousa en juillet 2008 une femme avec laquelle il eut deux enfant, un garçon né en 2009 et une fille née en 2012 (§§ 7-8). À une date que la décision ne précise pas, il entama une « transition de genre », incluant une réassignation sexuelle chirurgicale.
Le couple divorça en juin 2015, après que le père ait donné à la mère l’appartement où résidait la famille et offert de payer une pension alimentaire (§ 10). Le père fut légalement reconnu comme « femme » le mois suivant (§ 11).
Il rendit régulièrement visite à ses enfants et passa du temps avec eux, habillé et se présentant comme un homme à la demande de la mère (§ 12). Icelle commença à s’opposer aux visites du père à partir de décembre 2016, affirmant qu’elles causaient un préjudice psychologique à leurs enfants (§ 13). La mère entama en janvier 2017 une procédure visant à restreindre l’accès du père aux enfants, faisant notamment valoir que la transsexualité du père causait un préjudice irréparable à la moralité et à la santé mentale des enfants, qu’elle pouvait altérer leur perception de la famille ainsi qu’entraîner un complexe d’infériorité et du harcèlement à l’école, et qu’il les exposait à des informations sur les « non-traditional sexual relations », alors que la diffusion de telles informations aux mineurs est interdite en Russie (§ 14). Le père déposa une demande reconventionnelle, sollicitant des droits de visite (§ 15).
Un rapport d’expertise confirma en décembre 2017 le diagnostic de « transsexualisme » du père et affirma qu’un « negative impact will be produced not by the individual and psychological profile of [the applicant] or her parenting style, but by the anticipated reaction of the children to their father’s gender transition », tout en admettant un manque de recherches dans ce domaine (§ 19).
Un tribunal moscovite ordonna en mars 2018 la restriction des droits parentaux du père et rejeta sa demande reconventionnelle. S’appuyant sur les conclusions des experts, le tribunal estima que la « transition de genre » du père « will create long-term psychotraumatic circumstances for the children and produce negative effects on their mental health and psychological development » et ordonna que la question soit réexaminée lorsque les enfants seraient plus âgés (§ 22).
Le père commanda l’année suivante une contre-expertise, laquelle se révéla bien sûr très critique à l’égard du raisonnement et du rapport d’expertise qui sous-tendaient le jugement (§ 23). Les recours ultérieurs du père furent cependant tous rejetés par les juridictions russes (§§ 24-26).
La mère déménagea ultérieurement avec les enfants sans en informer le père, qui fut dès lors privé de toute possibilité de recevoir des informations sur la santé et la vie de ses enfants (§§ 27-29).
Procédure devant la Cour européenne des droits de l’homme
Le père introduisit une requête devant la Cour européenne des droits de l’homme en septembre 2019 en invoquant l’article 8 (droit au respect de la vie privée et familiale) et l’article 14 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (interdiction de la discrimination), alléguant que la restriction de ses droits parentaux n’était pas nécessaire dans une société démocratique et était discriminatoire.
Le père avait également introduit sa requête au nom de ses enfants, mais la Cour européenne des droits de l’homme a estimé qu’il n’avait pas qualité pour ce faire et a déclaré la requête recevable uniquement en ce qui le concernait (§§ 42-44).
Au regard de l’article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, la Cour européenne des droits de l’homme a considéré que les décisions des juridictions russes avaient certes porté atteinte au droit du père au respect de sa vie familiale, mais qu’elles avaient été prises conformément au droit interne et poursuivaient des buts légitimes (protection de la moralité ou de la santé et protection des droits et libertés des enfants), de sorte qu’il fallait seulement déterminer si elles étaient nécessaires dans une société démocratique (§ 51).
Les juridictions russes avaient largement fondé leurs décisions sur des rapports d’expertise, mais ceux-ci n’avaient pas exposé exactement en quoi la « transition de genre » du père pouvait représenter un risque pour ses enfants, les experts reconnaissant même l’absence de preuves scientifiques fiables sur la question (§§ 54-55). En outre, la décision de priver entièrement un parent de contact ne devrait être prise que dans les situations les plus extrêmes, ce qui n’a pas été le cas étant donné l’absence de préjudice démontré pour les enfants (§§ 58-60). La Cour européenne des droits de l’homme a donc considéré que les juridictions russes n’avaient pas procédé à une appréciation équilibrée et raisonnable de l’affaire et que la restriction des droits parentaux du père n’était pas nécessaire dans une société démocratique, entraînant une violation de l’article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (§§ 61-62).
Au regard de l’article 14 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, la Cour européenne des droits de l’homme a d’abord rappelé que l’interdiction de discrimination couvre « l’identité de genre » (§ 73). Or, icelle a joué un rôle important, voire a été le facteur décisif, dans les décisions des juridictions russes. La Cour européenne des droits de l’homme a estimé qu’un traitement judiciaire ainsi fondé sur l’identité sexuelle n’était pas proportionné, qu’il était partial et qu’il y avait donc eu également violation de l’article 14 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (§§ 74-81).
La Russie doit verser au père 9 800 euros pour dommage moral et 1 070 euros pour frais et dépens (§§ 82-89).
- Références
- Cour européenne des droits de l’homme
Troisième section
6 juillet 2021
Affaire A.M. and others v. Russia (requête nº 47220/19)
Affaire communiquée (29 novembre 2019) archivée au format PDF (166 Ko, 6 p.).
Arrêt archivé au format PDF (404 Ko, 38 p.).
Communiqué archivé au format PDF (137 Ko, 3 p.).
Note d’information archivée au format PDF (135 Ko, 3 p.).
Droit de visite restreint
En l’espèce, le requérant est un ressortissant russe né en 1968 et résidant à Irkoutsk (§ 2). Il commença à vivre avec une femme à Saint-Pétersbourg en 2004 (§ 5). Un fils naquit de leur union en juillet 2008 (§ 6). Le couple se maria en juin 2009 (§ 7) mais divorça au mois de septembre suivant, tout en continuant à vivre ensemble (§ 8).
Ce n’est qu’en juillet 2015 que la mère quitta le père. Un litige éclata à propos de la résidence de l’enfant et la mère saisit un tribunal de Saint-Pétersbourg afin de faire fixer ladite résidence chez elle (§ 9). La mère, qui avait eu un autre enfant au début de l’année 2016, prit son fils à la sortie de l’école en mai 2016 et emmena les deux enfants vivre chez ses parents à Kirensk (§ 10). Le tribunal de Saint-Pétersbourg fit droit à la requête de la mère quelques jours plus tard (§ 11).
Le père se rendit à Kirensk en avril 2017 pour rétablir le contact avec son fils (§ 12).
Un psychologue de Kirensk examina l’enfant en juillet 2017 à la demande de la mère. Le rapport produit à l’issue de quatre séances indiqua que l’incapacité des parents à s’entendre provoquait chez l’enfant une forte pression émotionnelle ainsi qu’un sentiment d’insécurité, et que le rétablissement de son équilibre émotionnel nécessitait la présence de ses deux parents, la résolution de leur conflit, leur démonstration d’un respect mutuel, la conclusion d’un accord concernant les contact de l’enfant avec son père ainsi que le respect des règles par les parents (§ 13). L’accord demandé fut conclu peu après entre les parents mais l’enfant refusa de communiquer avec son père (§ 14).
Deux séances de conseil psychologique eurent lieu en octobre 2017 à la demande de la mère afin de maintenir et renforcer la santé psychologique de l’enfant. Un accompagnement psychologique de l’enfant par un psychologue scolaire fut également mis en place afin de stimuler son désir de communiquer avec son père. La mère déposa peu après une requête devant le tribunal de district de Kirenskiy afin que fussent déterminés les modalités des contacts entre l’enfant et son père. Compte tenu de la réticence de l’enfant, elle demanda que ce contact ait lieu une fois par mois en sa présence et soit limité à deux heures. Le père demande reconventionnellement un contact plus substantiel avec son fils : deux jours par semaine, tous les week-ends pairs du vendredi à 18 heures jusqu’au dimanche à 20 heures, la moitié des vacances, la moitié de l’anniversaire de l’enfant et une communication téléphonique quotidienne de 18 heures à 20 heures (§ 16).
Le tribunal de district entendit l’enfant en novembre 2017, en présence d’un psychologue (§ 17), et fixa le mois suivant un calendrier des contacts entre l’enfant et son père : deux heures le deuxième et le dernier dimanche de chaque mois en présence de la mère, et une communication téléphonique quotidienne entre 19 heures et 20 heures. Compte tenu de l’âge de l’enfant (neuf ans), de son attachement à sa mère, de ses habitudes de vie, des relations très tendues entre les parents et des conditions de vie du père, le tribunal de district estima que cet arrangement garantirait l’équilibre entre les intérêts de l’enfant et de ses parents, et n’affecterait pas le développement moral, le mode de vie ni la santé physique et psychologique de l’enfant (§ 18).
Le père interjeta aussitôt appel de la décision, alléguant qu’elle avait été prise sans tenir dûment compte de l’intérêt supérieur de l’enfant et qu’elle rompait l’équilibre entre l’intérêt de l’enfant et celui de ses parents (§ 19), puis il revint à Saint-Pétersbourg (§ 20).
Le tribunal régional d’Irkoutsk ayant confirmé le jugement en appel en janvier 2018 (§ 21), le père forma un pourvoi en cassation, soutenant notamment que le jugement de décembre 2017 était inexécutable puisqu’il ne pouvait pas prendre l’avion pour Kirensk depuis Saint-Pétersbourg deux fois par mois pour voir son fils pendant seulement deux heures (§ 22).
Le tribunal régional refusa en juin 2018 le renvoi de l’affaire, relevant notamment que la décision de décembre 2017 était certes basée sur le fait que le père résidait à Kirensk mais que son changement de résidence à Saint-Pétersbourg lui ouvrait la possibilité de faire réviser les dispositions contestées (§ 23). La Cour suprême de la Fédération de Russie refusa également le renvoi de l’affaire devant sa chambre civile en septembre 2018 (§ 24).
Le père tenta enfin d’enlever son fils en mai 2019, usant de violence contre le grand-père maternel de l’enfant. En conséquence, l’enfant bloqua le numéro de téléphone de son père afin de ne plus communiquer avec lui (§ 26).
Procédure devant la Cour européenne des droits de l’homme
Préalablement à cette malheureuse entreprise, le père avait introduit une requête devant la Cour européenne des droits de l’homme en février 2019, alléguant la violation de l’article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (droit au respect de la vie privée et familiale).
La Cour européenne des droits de l’homme a relevé que les juridictions russes avaient notamment pris en considération l’âge de l’enfant, son attachement à sa mère, ses habitudes de vie ainsi que les relations extrêmement tendues entre ses parents, qui compromettaient son sentiment de sécurité et l’exposaient à une forte pression émotionnelle. Elle a également rappelé que les juridictions internes sont en principe les mieux placées pour apprécier les éléments dont elles disposent et qu’il n’appartient pas à la Cour européenne des droits de l’homme de se substituer à elles pour apprécier et établir les faits, et décider de ce qui est dans l’intérêt supérieur de l’enfant (§ 59). Elle a enfin rappelé que les juridictions internes ne sont pas systématiquement tenues d’ordonner une expertise psychologique (§ 62).
La Cour européenne des droits de l’homme a donc considéré que les juridictions russes n’avaient pas méconnu l’article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales en limitant les contacts du père avec son fils à quatre heures par mois, en présence de la mère de l’enfant, et à des appels téléphoniques quotidiens d’une heure.
Sans doute ne reste-t-il plus à ce père que d’entreprendre lui aussi une « transition de genre » pour mieux faire valoir ses droits…
- Références
- Cour européenne des droits de l’homme
Troisième section
6 juillet 2021
Affaire Chizhov v. Russia (requête nº 11536/19)
Affaire communiquée (12 septembre 2019) archivée au format PDF (129 Ko, 3 p.).
Arrêt archivé au format PDF (229 Ko, 15 p.).
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