Conflit parental entre l’Angleterre et la Pologne

Courts and Tribunal Judiciary

Siégeant à la Haute Cour de justice d’Angleterre et du pays de Galles, le juge Stephen Cobb a donné raison aujourd’hui à un père polonais qui s’opposait au retour de ses trois enfants auprès de leur mère en Pologne. Nonobstant les particularités du régime de common law en vigueur outre-Manche, il nous paraît utile de signaler cette décision à l’attention de nos lecteurs, puisqu’elle concerne l’application des principes du Règlement (CE) nº 2201/2003 du Conseil du 27 novembre 2003 relatif à la compétence, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière matrimoniale et en matière de responsabilité parentale, dit « règlement Bruxelles II bis ». On notera aussi la façon dont ce père et ses avocats ont su élargir la base de l’appel initial en y intégrant de nouvelles décisions favorables.

Contexte

En l’espèce, deux ressortissants polonais, aujourd’hui âgés de trente-huit ans, s’étaient rencontrés très jeunes et avaient noué une relation amoureuse. Ayant déménagé aux États-Unis en 2005, ils s’y étaient mariés en août 2006 et y avaient eu trois enfants, deux filles puis un garçon, maintenant âgés de quinze, onze et neuf ans. Toute la famille était revenue vivre en mai 2012 en Pologne, où elle avait d’abord vécu chez la grand-mère paternelle. Le père avait déménagé seul en 2014 en Angleterre pour y travailler. Les parents s’étaient séparés en 2015, les enfants et leur mère continuant à vivre en Pologne, où les enfants étaient scolarisés.

Un tribunal polonais avait prononcé le divorce du couple en décembre 2016, avec des modalités très classiques : exercice conjoint de l’autorité parentale, résidence des enfants fixée chez la mère, contribution du père à l’entretien et à l’éducation des enfants, droit de visite et d’hébergement au bénéfice du père (notamment un mois durant les vacances estivales).

La mère avait déménagé avec les enfants en septembre 2018 pour aller vivre avec ses parents dans une autre partie de la Pologne. La fille aînée s’était enfuie à deux reprises au printemps 2019, emmenant sa sœur cadette avec elle la deuxième fois, pour retourner chez la grand-mère paternelle, à environ 25 kilomètres des grands-parents maternels.

Les enfants étant venus passer les vacances de l’été 2019 en Angleterre avec leur père, ils lui révélèrent que leur mère exerçait sur eux des violences physiques et lui déclarèrent qu’ils souhaitaient rester en Angleterre, les deux filles menaçant même de s’enfuir si elles étaient renvoyées en Pologne. Le père garda les enfants, qui commencèrent à fréquenter l’école en Angleterre dès la rentrée suivante. Le père déposa une requête auprès d’un tribunal polonais au début du mois de septembre pour faire modifier le jugement de divorce afin que les enfants puissent vivre avec lui, faisant part de ses inquiétudes au sujet de la conduite maternelle, notamment sa consommation d’alcool et sa dureté envers les enfants, et affirmant que les enfants ne souhaitaient pas retourner chez elle en Pologne.

La mère avait parallèlement signalé l’enlèvement des enfants à la police polonaise et demandé à l’Autorité centrale de Pologne d’engager une procédure en Angleterre sur le fondement de la Convention de La Haye du 25 octobre 1980 sur les aspects civils de l’enlèvement international d’enfants – d’abord mal dirigée vers les États-Unis, la requête ne fut reçue en Angleterre qu’en janvier 2020. La mère avait également déposé une requête auprès d’un tribunal polonais visant à obtenir une ordonnance obligeant le père à renvoyer les enfants en Pologne, mais cette requête fut suspendue dans l’attente de l’issue de la procédure engagée en Angleterre.

Une audience eut lieu en Pologne en octobre 2019, à laquelle assistèrent les enfants et leurs parents, pour examiner la requête du père en modification des conditions de vie des enfants prévues par le jugement de divorce. Entendus par un juge, les enfants accablèrent leur mère : elle criait beaucoup, les battait tous les jours, se mettait en colère sans raison, avait détruit les téléphones des aînées, et tous avaient peur d’elle. Pour se défendre, la mère affirma que le père avait monté les enfants contre elle. Le jugement ayant été mis en délibéré, le père retourna au Royaume-Uni avec ses enfants en novembre 2019, sans le consentement de la mère ni du tribunal.

La requête du père fut rejetée quelques jours plus tard. Relevant que certaines des difficultés rencontrées par la mère résultaient directement de la conduite du père, comme le défaut de paiement de la pension alimentaire et son influence sur les enfants, que le père avait exagéré certaines allégations des enfants contre leur mère, que les allégations des enfants manquaient de cohérence, que la procédure engagée par le père en Pologne était une tactique pour renforcer sa position au regard de la Convention de La Haye du 25 octobre 1980 sur les aspects civils de l’enlèvement international d’enfants et qu’elle visait à mettre la mère devant un fait accompli, le tribunal polonais estima que le père n’avait pas démontré qu’une modification du jugement de divorce était dans l’intérêt supérieur des enfants, qu’il n’y avait aucune raison de penser que la mère risquait sérieusement de causer des dommages mentaux ou physiques aux enfants ou de les placer dans une situation insupportable, et que donner la priorité au souhait des enfants de vivre avec leur père serait prématuré au stade actuel de la procédure. L’appel du père contre cette décision provisoire fut rejeté en décembre 2019, mais la procédure se poursuivit au fond.

La procédure engagée en Angleterre par la mère sur le fondement de la Convention de La Haye du 25 octobre 1980 sur les aspects civils de l’enlèvement international d’enfants donna lieu à une première audience en février 2020 et le Children and Family Court Advisory and Support Service fut mandaté pour réaliser un rapport sur les sentiments et souhaits des enfants.

La mère demanda en juillet 2020 l’enregistrement en Angleterre du jugement de divorce de décembre 2016 sur le fondement de l’article 28, paragraphe 2, du Règlement (CE) nº 2201/2003 du Conseil du 27 novembre 2003 relatif à la compétence, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière matrimoniale et en matière de responsabilité parentale. Le tribunal polonais rejeta le mois suivant la requête de la mère visant à la délivrance du certificat prévu à l’article 39 du même règlement, au motif qu’une procédure était toujours pendante en Pologne et que le jugement de divorce de décembre 2016 restait en vigueur.

Le père interjeta appel de l’enregistrement du jugement de divorce en Angleterre sur le fondement de la section 31 des Family Procedure Rules 2010, au motif que la reconnaissance dudit jugement était contraire à l’ordre public au sens de l’article 23 a) du Règlement (CE) nº 2201/2003 du Conseil du 27 novembre 2003 relatif à la compétence, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière matrimoniale et en matière de responsabilité parentale.

Les requêtes combinées – retour des enfants en Pologne et appel contre l’enregistrement du jugement de divorce en Angleterre – furent examinées en septembre 2020 par le juge Alex Verdan, juge suppléant de la Haute Cour de justice d’Angleterre et du pays de Galles. Ayant déterminé que la requête sur le fondement de la Convention de La Haye du 25 octobre 1980 sur les aspects civils de l’enlèvement international d’enfants devait être tranchée en premier, il releva que :

  • les enfants résidaient habituellement en Pologne lorsque leur père les avait gardés avec lui en Angleterre ;
  • âgée de quinze ans, l’aînée s’opposait au retour en Pologne, et cette objection relève des exceptions prévues par l’article 13 de la Convention de La Haye du 25 octobre 1980 sur les aspects civils de l’enlèvement international d’enfants ;
  • il y avait un risque grave de préjudice physique et/ou psychologique pour les trois enfants s’ils devaient retourner en Pologne et il serait en outre intolérable pour eux d’être séparés – l’aînée restant en Angleterre, les deux autres retournant en Pologne.

Concluant qu’il n’y avait pas de mesures de protection efficaces pour les enfants, il se prononça contre leur retour dans un jugement très motivé, rendu en octobre 2020.

La mère demanda l’autorisation d’interjeter appel de la décision [1] mais sa requête fut refusée en décembre 2020.

Le père demanda pour sa part l’autorisation de modifier son acte d’appel pour invoquer l’article 23 (e) du Règlement (CE) nº 2201/2003 du Conseil du 27 novembre 2003 relatif à la compétence, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière matrimoniale et en matière de responsabilité parentale, afin que soit pris en compte le jugement d’octobre 2020.

Le tribunal polonais réexamina par ailleurs la situation des enfants en mai dernier. Les trois enfants ayant exprimé leur souhait de rester en Angleterre avec leur père, le tribunal rendit une ordonnance provisoire en ce sens, dans l’attente d’une nouvelle audience en septembre prochain. Le père demanda à nouveau l’autorisation de modifier son acte d’appel pour invoquer l’article 23 (f) du Règlement (CE) nº 2201/2003 du Conseil du 27 novembre 2003 relatif à la compétence, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière matrimoniale et en matière de responsabilité parentale, afin que soit prise en compte la nouvelle décision polonaise.

Décision

Le juge Stephen Cobb a donc statué aujourd’hui sur l’appel interjeté par le père contre l’enregistrement en Angleterre du jugement de divorce de décembre 2016. Il énonce aux §§ 22-32 de sa décision les dispositions législatives applicables, notamment celles de l’article 23 du Règlement (CE) nº 2201/2003 du Conseil du 27 novembre 2003 relatif à la compétence, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière matrimoniale et en matière de responsabilité parentale invoquées par le père :

« 23. Article 23 of BIIR provides seven circumstances in which judgments relating to parental responsibility shall not be recognised: viz:-

« “A judgment relating to parental responsibility shall not be recognised:

« (a) If such recognition is manifestly contrary to the public policy of the Member State in which recognition is sought taking into account the best interests of the child;

« (e) If it is irreconcilable with a later judgment relating to parental responsibility given in the Member State in which recognition is sought;

« (f) If it is irreconcilable with a later judgment relating to parental responsibility given in another Member State or in the non-Member State of the habitual residence of the child provided that the later judgment fulfils the conditions necessary for its recognition in the Member State in which recognition is sought.” »

Il explique ensuite les raisons pour lesquelles il accepte l’appel du père :

« 34. First, I am satisfied that December 2016 order is indeed “irreconcilable” with the “later judgment relating to parental responsibility” given in Poland in May 2021. I was persuaded […] that Article 23(e) and Article 23(f) should be read together so that the word “another” in Article 23(f) refers to a Member State “other” than that in which recognition is sought. I am further satisfied that the May 2021 judgment fulfils the conditions necessary for its recognition in the Member State in which recognition is sought (i.e., there are no grounds in Article 23 for not recognising it). It matters not in my judgment that the May 2021 judgment/order is an interim judgment/order only because it explicitly replaces the December 2016 order. […]

« 35. Secondly, if I am wrong in my interpretation of Article 23(f) above, I would nonetheless find that the judgment of Mr Verdan QC is “a later judgment relating to parental responsibility given in the Member State in which recognition is sought” which is “irreconcilable” with the December 2016 Order (Article 23(e)). […]

« 36. […] I am satisfied that the October 2020 judgment has been given in respect of matters “relating to parental responsibility”.

« 37. Thirdly, even if I were wrong on both of the earlier approaches, I am satisfied that it would be contrary to public policy to recognise and enforce an order made in a Member State which was contrary to a combination of both:

« i) A finding of this court that an Article 13(b) 1980 Hague Convention exception had been made out in relation to a young person aged 15 who was objecting to a return to Poland, where the court had exercised its discretion not to return her and her brothers under that process;

« together with:

« ii) A subsequent contradictory order (May 2021) of the same Member State, by which it confirmed (having been made aware of the ruling in this country) that the children could remain for the time being in the care of their father in England. »

Références
High Court of Justice (England and Wales)
Date : 5 juillet 2021
Décision : K & Ors v K [2021] EWHC 1846 (Fam)
Note
  1. La législation du Royaume-Uni (cf. section VIII des Civil Procedure Rules 1998 et sections 54 à 58 de l’Access to Justice Act 1999) prévoit une autorisation préalable pour pouvoir interjeter appel d’une décision judiciaire.

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