Lors de son audience publique de ce 16 septembre 2020, la Cour de cassation a rendu deux arrêts qu’il nous paraît intéressant de signaler à l’attention de nos lecteurs.
Droit de la filiation et transidentité
En l’espèce, un couple marié en 1999 avait eu deux enfants. Le père avait saisi en 2009 le tribunal de grande instance de Montpellier d’une demande de modification de la mention relative à son sexe dans les actes de l’état civil. Un jugement avait accueilli sa demande en février 2011 et dit qu’il serait désormais inscrit à l’état civil comme étant de sexe féminin, avec un prénom féminin. Cette décision avait été portée en marge de son acte de naissance et de son acte de mariage.
Bien qu’ayant changé de sexe à l’état civil, le père avait conservé la fonctionnalité de ses organes sexuels masculins et le couple eut un troisième enfant en 2014. L’enfant fut déclarée à l’état civil comme née de la seule épouse. Le père transgenre demanda la transcription, sur l’acte de naissance de l’enfant, de la reconnaissance de maternité prénatale qu’il avait souscrite chez un notaire, ce qui lui fut – heureusement – refusé par l’officier de l’état civil, sur instruction du procureur de la République.
La cour d’appel de Montpellier confirma ce refus en novembre 2018 dans un arrêt retentissant mais reconnut la filiation biologique de l’enfant et ordonna la transcription sur l’acte de naissance d’une mention selon laquelle le père transgenre était « parent biologique » de sa fille. Le procureur général près la cour d’appel de Montpellier forma alors un pourvoi en cassation contre l’arrêt.
Ledit arrêt a été partiellement cassé aujourd’hui par la première chambre civile de la Cour de cassation :
« 11. Aux termes de l’article 61-5 du code civil, toute personne majeure ou mineure émancipée qui démontre par une réunion suffisante de faits que la mention relative à son sexe dans les actes de l’état civil ne correspond pas à celui dans lequel elle se présente et dans lequel elle est connue peut en obtenir la modification. Selon l’article 61-6 du même code, le fait de ne pas avoir subi des traitements médicaux, une opération chirurgicale ou une stérilisation ne peut motiver le refus d’accueillir la demande, de sorte que la modification du sexe à l’état civil peut désormais intervenir sans que l’intéressé ait perdu la faculté de procréer.
« 12. Si l’article 61-8 prévoit que la mention du sexe dans les actes de l’état civil est sans effet sur les obligations contractées à l’égard des tiers ni sur les filiations établies avant cette modification, aucun texte ne règle le mode d’établissement de la filiation des enfants engendrés ultérieurement.
« 13. Il convient dès lors, en présence d’une filiation non adoptive, de se référer aux dispositions relatives à l’établissement de la filiation prévues au titre VII du livre premier du code civil.
« 14. Aux termes de l’article 311-25 du code civil, la filiation est établie, à l’égard de la mère, par la désignation de celle-ci dans l’acte de naissance de l’enfant.
« 15. Aux termes de l’article 320 du même code, tant qu’elle n’a pas été contestée en justice, la filiation légalement établie fait obstacle à l’établissement d’une autre filiation qui la contredirait.
« 16. Ces dispositions s’opposent à ce que deux filiations maternelles soient établies à l’égard d’un même enfant, hors adoption.
« 17. En application des articles 313 et 316, alinéa 1er, du code civil, la filiation de l’enfant peut, en revanche, être établie par une reconnaissance de paternité lorsque la présomption de paternité est écartée faute de désignation du mari en qualité de père dans l’acte de naissance de l’enfant.
« 18. De la combinaison de ces textes, il résulte qu’en l’état du droit positif, une personne transgenre homme devenu femme qui, après la modification de la mention de son sexe dans les actes de l’état civil, procrée avec son épouse au moyen de ses gamètes mâles, n’est pas privée du droit de faire reconnaître un lien de filiation biologique avec l’enfant, mais ne peut le faire qu’en ayant recours aux modes d’établissement de la filiation réservés au père.
« 19. Aux termes de l’article 3 § 1, de la Convention de New-York du 20 novembre 1989 relative aux droits de l’enfant, dans toutes les décisions qui concernent les enfants, qu’elles soient le fait des institutions publiques ou privées de protection sociale, des tribunaux, des autorités administratives ou des organes législatifs, l’intérêt supérieur de l’enfant doit être une considération primordiale. Selon l’article 7, § 1, de cette Convention, l’enfant est enregistré aussitôt sa naissance et a dès celle-ci le droit à un nom, le droit d’acquérir une nationalité et, dans la mesure du possible, le droit de connaître ses parents et d’être élevé par eux.
« 20. L’article 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales dispose que :
« “1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.
« 2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui.”
« 21. Aux termes de l’article 14, la jouissance des droits et libertés reconnus dans la Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation.
« 22. Les dispositions du droit national précédemment exposées poursuivent un but légitime, au sens du second paragraphe de l’article 8 précité, en ce qu’elles tendent à assurer la sécurité juridique et à prévenir les conflits de filiation.
« 23. Elles sont conformes à l’intérêt supérieur de l’enfant, d’une part, en ce qu’elles permettent l’établissement d’un lien de filiation à l’égard de ses deux parents, élément essentiel de son identité et qui correspond à la réalité des conditions de sa conception et de sa naissance, garantissant ainsi son droit à la connaissance de ses origines personnelles, d’autre part, en ce qu’elles confèrent à l’enfant né après la modification de la mention du sexe de son parent à l’état civil la même filiation que celle de ses frère et sœur, nés avant cette modification, évitant ainsi les discriminations au sein de la fratrie, dont tous les membres seront élevés par deux mères, tout en ayant à l’état civil l’indication d’une filiation paternelle à l’égard de leur géniteur, laquelle n’est au demeurant pas révélée aux tiers dans les extraits d’actes de naissance qui leur sont communiqués.
« 24. En ce qu’elles permettent, par la reconnaissance de paternité, l’établissement d’un lien de filiation conforme à la réalité biologique entre l’enfant et la personne transgenre – homme devenu femme – l’ayant conçu, ces dispositions concilient l’intérêt supérieur de l’enfant et le droit au respect de la vie privée et familiale de cette personne, droit auquel il n’est pas porté une atteinte disproportionnée, au regard du but légitime poursuivi, dès lors qu’en ce qui la concerne, celle-ci n’est pas contrainte par là-même de renoncer à l’identité de genre qui lui a été reconnue.
« 25. Enfin, ces dispositions ne créent pas de discrimination entre les femmes selon qu’elles ont ou non donné naissance à l’enfant, dès lors que la mère ayant accouché n’est pas placée dans la même situation que la femme transgenre ayant conçu l’enfant avec un appareil reproductif masculin et n’ayant pas accouché.
« 26. En conséquence, c’est sans encourir les griefs du moyen que la cour d’appel a constaté l’impossibilité d’établissement d’une double filiation de nature maternelle pour l’enfant […], en présence d’un refus de l’adoption intra-conjugale, et rejeté la demande de transcription, sur les registres de l’état civil, de la reconnaissance de maternité [du parent transgenre] à l’égard de l’enfant.
[…]
« 28. La loi française ne permet pas de désigner, dans les actes de l’état civil, le père ou la mère de l’enfant comme “parent biologique”.
« 29. Pour ordonner la transcription de la mention “parent biologique” sur l’acte de naissance de l’enfant […], s’agissant de la désignation [du parent transgenre], l’arrêt retient que seule cette mention est de nature à concilier l’intérêt supérieur de l’enfant de voir établir la réalité de sa filiation biologique avec le droit [du parent transgenre] de voir reconnaître la réalité de son lien de filiation avec l’enfant et le droit au respect de sa vie privée consacré par l’article 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, le terme de “parent”, neutre, pouvant s’appliquer indifféremment au père et à la mère, la précision, “biologique”, établissant la réalité du lien entre [le parent transgenre] et son enfant.
« 30. En statuant ainsi, alors qu’elle ne pouvait créer une nouvelle catégorie à l’état civil et que, loin d’imposer une telle mention sur l’acte de naissance de l’enfant, le droit au respect de la vie privée et familiale des intéressées y fait obstacle, la cour d’appel a violé [l’article 57 du code civil, ensemble l’article 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales]. »
Il est à noter que l’avocat général avait également conclu dans son avis au rejet de « la création prétorienne d’une nouvelle catégorie à l’état civil » mais avait préconisé la transcription de la reconnaissance de « maternité non gestatrice » sur les registres de l’état civil. Elle n’a heureusement pas été suivie sur dernier point par la Cour de cassation.
- Références
- Cour de cassation
Chambre civile 1
Audience publique du 16 septembre 2020
Nº de pourvoi : 18-50080 et 19-11251
Arrêt du 14 novembre 2018 archivé au format PDF (1.04 Mo, 13 p.).
Arrêt du 16 septembre 2020 archivé au format PDF (238 Ko, 7 p.).
Avis de l’avocat général archivé au format PDF (102 Ko, 28 p.).
Rapport du conseiller référendaire archivé au format PDF (169 Ko, 50 p.).
Partage du logement familial indivis par les créanciers d’un époux
En l’espèce, un homme s’était engagé avec sa sœur en qualité de caution solidaire auprès du Crédit industriel et commercial pour garantir le règlement du prêt consenti à une société dans laquelle ils étaient associés et qui fut placée en liquidation judiciaire en avril 2009. Le tribunal de commerce inscrivit la créance de la banque au passif de cette liquidation et condamna en mai 2010 les cautions à payer la somme principale de 107 300,60 euros à la banque. Icelle assigna l’homme et son épouse, dont il était séparé de biens, pour voir ordonner sur le fondement de l’article 815-17, alinéa 3, du code civil le partage de l’indivision existant entre eux et, pour y parvenir, la licitation du bien immobilier indivis servant au logement de la famille.
Le débiteur fit appel du jugement en lui opposant l’article 215, alinéa 3, du code civil, aux termes duquel « les époux ne peuvent l’un sans l’autre disposer des droits par lesquels est assuré le logement de la famille, ni des meubles meublants dont il est garni ». La cour d’appel de Paris écarta l’argument en avril 2019 et fit droit à la demande du créancier. Le débiteur forma alors un pourvoi en cassation.
L’arrêt a été confirmé aujourd’hui par la première chambre civile de la Cour de cassation :
« 5. Les dispositions protectrices du logement familial de l’article 215, alinéa 3, du code civil ne peuvent, hors le cas de fraude, être opposées aux créanciers personnels d’un indivisaire usant de la faculté de provoquer le partage au nom de leur débiteur en application de l’article 815-17, alinéa 3,3 du même code. »
La Cour de cassation confirme ici une jurisprudence bien établie. L’article 215, alinéa 3, du code civil protège en effet un époux contre les actes de disposition qu’accomplirait l’autre sur le logement de la famille (donation, vente…), mais pas contre les mesures d’exécution engagées par des tiers, telles que l’inscription d’hypothèque judiciaire (arrêt du 4 octobre 1983, pourvoi nº 82-13781), le partage d’un immeuble indivis (arrêt du 4 juillet 1978, pourvoi nº 76-15253 ; arrêt du 3 décembre 1991, pourvoi nº 90-13311) ou la vente forcée du logement de la famille (arrêt du 12 octobre 1977, pourvoi nº 76-12482 ; arrêt du 24 février 1993, pourvoi nº 91-04140).
Il est toutefois à noter que la résidence principale d’un entrepreneur individuel est insaisissable par ses créanciers professionnels (articles L526-1 et suivants du code de commerce).
- Références
- Cour de cassation
Chambre civile 1
Audience publique du 16 septembre 2020
Nº de pourvoi : 19-15939
Arrêt archivé au format PDF (151 Ko, 4 p.).
Attention ! La jurisprudence et la loi évoluent en permanence. Assurez-vous auprès d’un professionnel du droit de l’actualité des informations données dans cet article, publié à fin d’information du public.