Retour d’un enfant en Russie

Courts and Tribunal Judiciary

Le juge Stephen Cobb, de la High Court of Justice (Family Division), a rendu aujourd’hui une intéressante décision dans une affaire internationale de divorce assez complexe et conflictuelle. Nonobstant certaines particularités du régime de common law en vigueur outre-Manche, elle pourrait aussi intéresser certains de nos lecteurs puisque les principes en cause ont une valeur pratiquement universelle.

En l’espèce, Alexander Timokhin et Anna Timokhina, un couple russe marié en 2004, avaient eu deux enfants, une fille et un garçon, respectivement âgés de seize et huit ans aujourd’hui. La famille avait principalement vécu à Saint-Pétersbourg, mais le garçon était né à Londres (§ 7). La mère et les enfants déménagèrent à Londres en 2014, alors que le garçon avait trois ans. Le couple se sépara en 2017 et entama une procédure de divorce en Russie après qu’Alexander eût découvert que son épouse le trompait (§ 8). Les deux parents s’opposèrent sur la résidence des enfants, la mère demandant qu’ils continuent à vivre avec elle en Angleterre, le père demandant qu’ils vivent avec lui en Russie (§ 9). En avril 2018, peu de temps avant l’audience finale, la mère se rendit en Russie mais fut arrêtée dès son arrivée pour avoir tenté de corrompre un officier de police afin de compromettre le père dans une affaire pénale ; elle fut ensuite placée en détention provisoire en Russie. Le père déménagea alors au Royaume-Uni et prit en charge les enfants (§ 10). Alors que la mère était toujours incarcérée, l’audience finale eut lieu en juin 2018 devant la juge Yvonne Gibson, qui rendit le mois suivant une ordonnance fixant la résidence des enfants chez leur père en Russie et accordant à la mère un droit de visite et d’hébergement. La décision prévoyait que les tribunaux russes seraient compétents pour la suite, les enfants résidant désormais en Russie. L’ordonnance prévoyait également que le garçon serait scolarisé à Saint-Pétersbourg à partir de septembre 2018 tandis que sa sœur aînée fréquenterait un internat en Angleterre (§§ 11-14).

Ayant plaidé coupable de l’accusation de corruption, la mère fut condamnée en septembre 2018 à quatre ans d’emprisonnement et à une importante amende. La peine fut révisée en appel en août 2019 : reconnue simplement coupable de tentative de corruption, la mère put bénéficier d’une mesure de liberté provisoire, jusqu’aux quatorze ans de son fils (§ 16).

Le père s’installa à Londres à la fin de l’été 2019, au motif que son fils – qui avait principalement vécu en Angleterre – n’était pas parvenu à s’adapter à une nouvelle vie en Russie. Le garçon fut alors scolarisé dans un externat londonien, sans que sa mère en fût informée (§§ 17-24).

Ignorant où se trouvait son fils, la mère engagea une procédure en Russie en octobre 2019 pour que fût revue la décision anglaise. Le tribunal de Saint-Pétersbourg se déclara compétent le mois suivant, puisque les deux enfants étaient censés résider officiellement en Russie, et la mère demanda en décembre que leur résidence soit provisoirement fixée chez elle (§ 25). Le tribunal russe demanda en janvier 2020 à l’ambassade de Russie à Londres de faire réaliser un rapport sur les enfants (§ 26) et délivra une interdiction de sortie du territoire concernant ces derniers (§ 18). Le père commanda un rapport, réalisé sans la participation de la mère ni de ses avocats, qui fit état de l’amour des enfants pour leur père et de leur antipathie pour leur mère (§ 26). La demande de résidence provisoire de la mère fut rejetée par le tribunal russe en février 2020 sur la base de ce rapport (§ 27).

Le père sollicita le même mois la justice anglaise afin d’obtenir en urgence un prohibited steps order afin de prévenir un enlèvement des enfants par leur mère. Saisi de la requête, le juge Stephen Cobb se déclara compétent et suspendit le droit de visite et d’hébergement précédemment accordé à la mère (§ 29).

Ayant finalement eu connaissance de l’adresse officielle de son fils à Londres en février 2020, la mère engagea le mois suivant une procédure sur le fondement du Child Abduction and Custody Act 1985 (§ 30), soutenant que le père avait indûment fait partir leur fils de Russie ou, à titre subsidiaire, qu’il l’avait indûment retenu loin de la Russie à l’automne 2019 (§§ 31-34).

Le juge Stephen Cobb a donc d’abord dû déterminer si le garçon résidait habituellement en Russie avant son départ en juillet 2019, comme sa mère le soutenait, alors que le père faisait valoir que son fils avait continué à résider habituellement en Angleterre parce qu’il ne s’était en fait jamais vraiment installé en Russie (§ 35). Ayant constaté que l’enfant avait vécu en Russie pendant une dizaine de mois jusqu’à l’été 2019 avec son père, la nouvelle compagne d’icelui et son nouveau demi-frère, qu’il était scolarisé à Saint-Pétersbourg, y était suivi par un médecin généraliste et y fréquentait sa famille élargie (§ 44), le juge Stephen Cobb a estimé qu’il s’agissait là d’une intégration suffisante pour considérer que l’enfant avait désormais sa résidence habituelle en Russie (§ 46).

Le juge Stephen Cobb a pu dès lors déterminer que le départ du garçon de Russie violait les droits de la mère. En effet, selon l’article 5 de la Convention de La Haye du 25 octobre 1980 sur les aspects civils de l’enlèvement international d’enfants, « le “droit de garde” comprend le droit portant sur les soins de la personne de l’enfant, et en particulier celui de décider de son lieu de résidence » (§ 48), et la jurisprudence interne a reconnu que cette notion de « droit de garde » est établie par le droit « autonome » de la Convention, et non par les différentes lois nationales, afin d’en garantir une application cohérente et uniforme [1] (§§ 49-54). Or, même étant alors incarcérée, la mère avait bien le droit de garde à l’égard de son fils lorsqu’icelui était parti de Russie sans son consentement (§§ 55-66).

Le juge Stephen Cobb a ensuite examiné le moyen de défense soulevé par le père, à savoir les exceptions au retour prévues à l’article 13 de la Convention de La Haye du 25 octobre 1980 (§§ 67-101) :

  1. Y a-t-il un risque grave que le retour du garçon en Russie l’expose à un préjudice physique ou psychologique, ou le place de quelque manière dans une situation intolérable ?
  2. Le garçon s’oppose-t-il au retour en Russie et a-t-il atteint un âge et un degré de maturité permettant qu’il soit tenu compte de son opinion ?
  3. Si les deux points précédents ne sont pas acquis, le tribunal doit-il exercer son pouvoir discrétionnaire contre ou pour une décision de retour ?

Sur le premier point, le juge Stephen Cobb a estimé que le garçon serait effectivement probablement contrarié de devoir quitter l’Angleterre et l’école qu’il fréquentait depuis septembre dernier mais que son retour en Russie n’en serait pas pour autant rendu « intolérable » et qu’il ne subirait pas le « severe degree of psychological harm which the 1980 Hague Convention has in mind » (§ 79).

Sur le deuxième point, le juge Stephen Cobb s’est référé à la jurisprudence interne, qui distingue les « objections » et les « préférences » de l’enfant. Il cite notamment la position de la juge Jill Black (§ 81) :

« The child’s views have to amount to objections before they can give rise to an Article 13 exception. This is what the plain words of the Convention say. Anything less than an objection will therefore not do. »

Le juge Stephen Cobb a estimé que le garçon avait bel et bien formulé une « objection » à son retour en Russie et qu’il en tiendrait compte dans sa décision (§ 88). Il a cependant considéré que l’antipathie du garçon envers la Russie ainsi que son objection à son retour dans ce pays n’étaient pas non plus particulièrement catégoriques ni convaincantes (§ 93), dans la mesure où ces opinions – au moins certaines d’entre elles – n’étaient pas tant les siennes que celles de son père (§ 94), et qu’elles ne correspondaient donc pas nécessairement à l’intérêt supérieur de l’enfant (§ 96). L’avocat du père a d’ailleurs admis que le garçon était « aliéné » de sa mère et le juge Stephen Cobb a reconnu le bienfondé des observations faites par l’un des avocats de la mère selon lesquelles la relation d’icelle avec son fil n’avait guère de chance de s’améliorer tant qu’ils vivraient dans deux pays différents (§ 97).

Le juge Stephen Cobb en a conclu qu’il est dans l’intérêt du garçon qu’il soit renvoyé en Russie, où d’autres dispositions pourront être prises le cas échéant dans le cadre des procédures y étant en cours, d’autant que les deux parents disposent des ressources nécessaires pour financer la poursuite de leur litige (§ 101). Il a également précisé que sa décision d’ordonner le retour de l’enfant est conforme à la ligne de conduite voulue par la Convention de La Haye du 25 octobre 1980 (id.).

Le juge Stephen Cobb a enfin refusé la demande de sursis à son ordonnance formulée par l’avocat du père. Se référant au point de vue du juge Alistair MacDonald exprimé dans BK v NK (Suspension of Return Order) [2016] EWHC 2496 (Fam), selon lequel une telle requête ne doit être acceptée que dans des circonstances exceptionnelles, le juge Stephen Cobb a estimé que ces circonstances ne s’appliquaient pas en l’espèce (§ 106).

Références
England and Wales High Court (Family Division)
Date : 16 juillet 2020
Décision : NT v LT (Return to Russia) [2020] EWHC 1903 (Fam)
Note
  1. Cf. C v C (Abduction: Rights of Custody) [1989] 1 FLR 135 ; D (a child), Re [2006] UKHL 51 ; Secretary of State For The Home Department, Ex Parte Adan R v. Secretary of State For The Home Department Ex Parte Aitseguer, R v. [2000] UKHL 67.

En prime et sans supplément de prix…

Décision antérieure relative à un litige financier entre les parents

Références
England and Wales Court of Appeal (Civil Division)
Date : 18 juillet 2019
Décision : Timokhina v Timokhin (Rev 1) [2019] EWCA Civ 1284

Extraits de notre revue de presse










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