Jacqueline Sauvage et Norbert Marot, Jonathann et Alexia Daval, Bertrand Cantat et Marie Trintignant, trois couples dont l’issue a été tragique : l’un des deux partenaires a tué l’autre. Deux couples étaient mariés, l’un depuis quarante-sept ans avec quatre enfants et des petits-enfants, le deuxième depuis beaucoup moins et cherchant à avoir un enfant, le troisième était un couple d’amants, ayant un conjoint et des enfants chacun de leur côté. Ces six personnes sont d’âge différent, de mode de vie différent. Les victimes sont un homme et deux femmes. Le traitement juridique n’est pas le même, du moins dans les deux cas où un verdict a été rendu. En apparence, ce sont donc des situations très différentes.
Il y a pourtant un point commun d’importance : il s’agit, à chaque fois, d’un couple, d’un homme et d’une femme qui, à un moment donné, se sont choisis, librement et sans contrainte, qui se sont certainement aimés, qui ont partagé de bons moments, qui ont entrepris ensemble, qui ont vécu des échanges sexuels. Leur relation a duré un certain temps, un peu plus d’un an, ou quarante-sept ans. Tous les protagonistes sont adultes, en pleine possession de leurs moyens au moment du passage à l’acte. Aucun des meurtriers n’avait commis de meurtre auparavant. Tous sont donc des personnes « normales ». Et pourtant trois d’entre elles ont commis des actes hors norme, et extrêmement rares relativement au nombre de couples, 138 l’an dernier sur plus de seize millions, soit 0,00078 %. En absolu, c’est bien sûr 138 victimes de trop.
Qu’est-ce qui peut amener des personnes qui se sont aimées à entrer dans une telle violence mortelle ? Comment et pourquoi passe-t-on du sentiment le plus positif, le plus fort que des humains puissent éprouver, au plus destructeur, la violence mortelle ? La richesse de la littérature sur le sujet montre que c’est sans doute une des grandes questions de l’humanité. On n’a pas pour le moment de réponse précise, mais on peut toutefois envisager une piste. L’amour, et plus encore lorsqu’il est lié à la sexualité, libère une immense énergie psychique. C’est pour cela qu’il procure beaucoup de plaisir. Mais cette énergie peut à un moment se renverser et devenir destructrice, pour l’un, pour l’autre, ou pour les deux. Les amants ne le savent pas forcément et peuvent s’imaginer qu’il suffit d’être amoureux pour que tout aille bien entre eux. Or, ce n’est pas vrai. La relation duelle entre les conjoints ne se limite pas à l’amour, elle intègre beaucoup d’autres facteurs, liés à la personnalité des conjoints et à des influences extérieures.
Lorsque quelque chose se met à dérailler, les sentiments peuvent s’inverser et ce qui était amour devient haine intense, pouvant aller à l’extrême. Heureusement, pour 99,99932 % des couples, l’issue n’est pas fatale. Il y a de nombreuses manières d’éviter de tels excès, et même de résoudre les inévitables crises qui guettent les relations conjugales, d’autant plus qu’elles sont intenses. On peut avoir recours pour cela à des professionnels. La résolution de la crise peut déboucher sur un nouveau départ, ou sur la fin du couple. J’ai développé cet aspect de l’intervention psychologique dans un livre au titre explicite, Couples, publié récemment aux Éditions du Net. D’autres auteurs se sont aussi exprimés sur ce sujet.
De nombreux commentaires ont analysé les trois meurtres pré-cités comme des exemples des violences faites par les hommes aux femmes dans les deux derniers cas, de la réaction de défense à cette violence dans le premier. C’est sans doute l’influence du néo-féminisme, que Florence Rault qualifie à juste titre d’idéologie. Une telle analyse suppose que les hommes et les femmes sont des groupes distincts qui s’opposent de groupe à groupe, dans un rapport de guerre. Ceux qui tiennent ce discours se placent nettement dans un des camps, celui des bons, les femmes, contre les méchants, les hommes. Dans une guerre, lorsqu’un combattant de l’adversaire tue un membre de son clan, il s’agit d’un meurtre ignoble, méritant vengeance ; si c’est un combattant ami qui tue un adversaire, ce n’est que justice, et l’auteur est un héros. Peu importe, dans les deux cas, qui est la personne tuée et le tueur. L’un est bon parce qu’il est du bon clan, l’autre mauvais parce qu’appartenant au clan d’en face. Et les deux combattant n’ont vis-à-vis l’un de l’autre aucun autre rapport que l’adversité ; ils sont les pions impersonnels d’une armée.
Il n’y a rien de tel dans les rapports entre femmes et hommes, surtout dans les rapports intimes. Ce sont, en premier lieu, des rapports entre personnes, fondées sur l’attirance réciproque, amoureuse, sexuelle, le projet de vivre, à deux, des expériences heureuses, épanouissantes. Le fait qu’il y ait des conflits, des dérapages, de la violence, procède de la très grande complexité de la relation amoureuse. Que ces dérapages conduisent à des meurtres relève de la pathologie de certaines personnes ou de certaines relations conjugales. Oui, dans quatre cas sur cinq, la victime est une femme et le meurtrier un homme, parce que les hommes sont plus violents et contrôlent moins bien leur violence. Mais ces tragiques épisodes ne sont absolument pas le signe d’une quelconque guerre des sexes, ni de la volonté des hommes d’exercer collectivement un pouvoir de domination sur les femmes. Une telle guerre n’existe que dans l’esprit des idéologues. Leur propagande nous empêche de réfléchir sérieusement sur la complexité de la relation amoureuse, une des plus belles expériences que l’être humain puise vivre.
Mise à jour du 10 avril 2018
Cet article a également été publié sur le site du magazine Causeur sous le titre « Les meurtres conjugaux, des drames (heureusement) marginaux ».