Une proposition de loi relative à la charge fiscale de la pension alimentaire a été déposée le 23 août dernier à l’Assemblée nationale par Aude Luquet, députée du groupe démocrate, MoDem et indépendants.
Ce texte propose de défiscaliser les pensions alimentaires destinées à l’entretien d’un enfant mineur, dans la limite d’un plafond annuel de 4 000 euros par enfant et de 12 000 euros au total.
Le parent bénéficiaire de la pension n’aurait plus à ajouter celle-ci à ses revenus, le parent débiteur ne pourrait plus la déduire de ses revenus, excepté ce qui dépasserait le plafond.
L’idée de défiscaliser les pensions alimentaires est dans l’air depuis quelque temps. Valérie Pécresse l’avait ainsi intégrée à ses promesses de campagne.
À première vue, l’intention peut paraître louable : il s’agit d’augmenter le niveau de vie des familles dites « monoparentales ».
En effet, l’imposition des pensions alimentaires perçues agit en diminution du budget des foyers concernés. D’autre part, l’intégration des pensions alimentaires dans les revenus a pour effet d’augmenter le revenu fiscal de référence, ce qui peut priver de certaines aides soumises à plafond de ressources.
Cependant, les dispositions proposées – et plus généralement l’idée même de défiscaliser les pensions alimentaires sans une remise à plat plus générale de l’imposition des familles – posent plusieurs problèmes, et ratent leur cible.
1. Une proposition qui rate sa cible
Seuls les foyers imposables (ainsi peut-être que certains foyers non imposables mais dont les revenus dépassent de peu un plafond d’aide) bénéficieraient des nouvelles dispositions. Les familles les plus précaires, celles-là même que les auteurs de la proposition de loi prétendent cibler, n’y gagneraient rien. Pire : plus le taux marginal d’imposition est élevé, plus la défiscalisation projetée est importante.
Considérons un foyer dit « monoparental » non imposable qui perçoit une pension alimentaire. Le gain fiscal après réforme serait de zéro euro. Quant au gain en aides diverses par passage en dessous d’un plafond de ressources, il paraît fort aléatoire. Aucune amélioration du niveau de vie n’est réellement à attendre pour les plus modestes.
Considérons maintenant un foyer dit « monoparental » très privilégié, composé d’un parent isolé avec trois enfants et dont les revenus imposables s’élèvent à 600 000 euros (ce qui place ce foyer dans la plus haute tranche d’imposition). Supposons que chaque enfant donne lieu à une pension alimentaire de 4 000 euros, soit un total annuel de 12 000 euros pour l’ensemble du foyer. La saisie de ces données sur le simulateur de l’impôt sur le revenu avec puis sans la pension alimentaire montre une différence d’imposition de 5 292 euros. Avec la proposition de loi, ce foyer très privilégié paierait 5 292 euros d’impôts en moins. Joli cadeau !
Cela n’a rien de surprenant : le gain dépend essentiellement du taux marginal d’imposition et du montant de pension alimentaire. Le premier foyer, non imposable, a un taux marginal d’imposition de 0 %. Il n’a rien à gagner dans la réforme. Le second foyer est dans la plus haute tranche d’imposition avec un taux marginal d’imposition de 45 % et sa pension alimentaire est d’un montant élevé. Il a beaucoup à gagner dans la réforme.
Entre les deux, les classes moyennes inférieures dont le taux marginal d’imposition est de 11 % et dont les montants de pension alimentaire sont faibles y gagneront très peu.
Entre les deux, les classes moyennes supérieures dont le taux marginal d’imposition est de 30 % et dont les montants de pension alimentaire sont plus élevés y gagneront un peu plus.
Voilà donc une réforme parfaitement antisociale. Les plus modestes n’y gagneront rien. Les classes moyennes y gagneront peu. Les classes supérieures y gagneront beaucoup.
2. Une proposition fondée sur des chiffres et des représentations biaisés
Parmi les principaux arguments avancés par les défenseurs de la défiscalisation des pensions alimentaires se trouve l’idée qu’après séparation le niveau de vie des pères serait bien plus élevé que celui des mères. L’exposé des motifs de la proposition de loi cite à ce propos des chiffres de l’Institut national de la statistique et des études économiques qui semblent le montrer. C’est méconnaître la façon dont sont calculés ces chiffres et quelle est leur réelle signification.
L’Institut national de la statistique et des études économiques attribue des unités de consommation (UC) en fonction de la composition du foyer (cela ressemble au mécanisme fiscal des parts enfants, mais avec des coefficients différents). Le premier adulte d’un foyer vaut 1 UC, un éventuel adulte supplémentaire 0,5 UC, un enfant de plus de quatorze ans 0,5 UC, un enfant de moins de quatorze ans 0,3 UC. Ce que l’Institut national de la statistique et des études économiques appelle « niveau de vie » est alors obtenu en divisant le montant des ressources par le nombre d’unités de consommation.
Reprenons l’exemple déjà utilisé plus haut. Supposons que le parent qui reçoit la pension alimentaire bénéficie de la résidence habituelle des enfants, et que ce parent soit la mère. Supposons de plus que sur les deux enfants l’un ait plus de quatorze ans et l’autre moins de quatorze ans.
Par souci de concision, je ne vais pas prendre en compte les aides au titre des enfants dans les calculs ci-dessous. Notons cependant qu’une évaluation réaliste du niveau de vie nécessiterait de s’y intéresser, et que cela montrerait un biais bien plus grand encore puisque le « parent résident » bénéficie de beaucoup plus d’aides que le « parent non résident ».
L’Institut national de la statistique et des études économiques attribue à la mère 1,8 UC (1 pour elle-même, 0,5 pour l’enfant de plus de quatorze ans, 0,3 pour l’enfant de moins de quatorze ans).
Les ressources mensuelles de la mère étant de 2 000 euros + 300 euros de pension alimentaire, son niveau de vie mensuel sera évalué à 2 300 / 1,8 = 1 278 euros
L’Institut national de la statistique et des études économiques n’attribue au père aucune UC pour ses enfants (au prétexte qu’il n’a avec lui ses enfants que sous statut de droit de visite et d’hébergement) [1].
Les ressources mensuelles du père étant de 2 000 euros − 300 euros de pension alimentaire, son niveau de vie sera évalué à 1 700 / 1 = 1 700 euros
Et l’Institut national de la statistique et des études économiques d’en conclure que le niveau de vie du père est nettement plus élevé que celui de la mère.
Mais ces calculs, et cette conclusion, sont totalement hors sol !
Pour le père, seule la pension alimentaire est prise en compte dans l’évaluation de la charge de ses enfants. Le père pourtant assure directement de nombreuses autres dépenses pour ses enfants. L’Institut national de la statistique et des études économiques réalise ses calculs comme si, hors pension alimentaire, les contributions du père n’existaient pas ! Ce parti pris est bien évidemment absurde.
A contrario, pour la mère, la totalité des dépenses pour les enfants est forfaitairement prise en compte à travers les unités de consommation.
Ainsi, l’Institut national de la statistique et des études économiques compare une mère supposée assumer la totalité des besoins des enfants avec un père supposé ne rien assumer, absolument rien, excepté le paiement de la pension alimentaire. Avec un tel biais, il ne faut pas s’étonner d’obtenir des chiffres montrant des pères ayant un niveau de vie élevé par rapport à celui des mères.
Ajoutons que, les unités de consommation intervenant en dénominateur dans le calcul, leur incidence sur le résultat est très importante, et d’autant plus importante que le montant au numérateur est élevé. Cela conduit pour les mères à une baisse de la valeur moyenne par effet d’écrasement des niveaux de vie élevés (phénomène que l’on ne retrouve pas pour les pères, la plupart d’entre eux n’ayant qu’une UC au dénominateur).
Au final, ce que l’Institut national de la statistique et des études économiques nomme imprudemment « niveau de vie » est une abstraction qui n’a pas grand chose à voir avec ce que le citoyen ou le député moyen entend par niveau de vie.
Essayons de poser un autre regard sur l’exemple que nous avons traité :
- le budget brut de la mère hors dépenses liées aux enfants est de 2 000 + 300 − 1 000 + 240 = 1 540 euros,
- le budget brut du père hors dépenses liées aux enfants est de 2 000 − 300 − 200 + 40 = 1 540 euros [2].
Peut-on vraiment en déduire, comme le prétend l’Institut national de la statistique et des études économiques, que le niveau de vie du père est beaucoup plus élevé que celui de la mère ?
On m’objectera sans doute que, dans mon exemple, les deux parents sont à égalité de ressources alors que les hommes gagnent en moyenne plus que les femmes, et donc que, même si les calculs de l’Institut national de la statistique et des études économiques sont gravement biaisés, les pères ont bel et bien en moyenne un niveau de vie supérieur aux mères.
Mais, a contrario, il est manifeste que dans la plupart des cas le « parent non résident » contribue financièrement nettement plus que le « parent résident [3] ».
Ces deux mouvements se contrebalançant, il est difficile de dire si dans la réalité les pères séparés bénéficient vraiment en moyenne d’un niveau de vie supérieur à celui des mères séparées. On peut penser somme toute que oui, mais, si tel est bien le cas, c’est dans des proportions bien plus faibles que ne veulent le faire croire les promoteurs de la défiscalisation des pensions alimentaires.
Ajoutons enfin qu’il ressort de l’exposé des motifs de la proposition de loi une représentation stéréotypée des pères. Les députés signataires ne s’intéressent qu’à leur supposée capacité à continuer de payer malgré la réduction projetée de leur aide fiscale, sans aucunement se préoccuper des conditions de vie de leurs enfants lorsqu’ils sont avec eux, ni des contributions pourtant essentielles qu’ils assurent auprès de leurs enfants.
Il paraît difficile de bâtir une politique équitable et réaliste sur des représentations tellement déséquilibrées et des chiffres tellement biaisés.
3. Une proposition qui s’inscrit en contradiction avec le code civil
L’article 371-2 du code civil dispose :
« Chacun des parents contribue à l’entretien et à l’éducation des enfants à proportion de ses ressources, de celles de l’autre parent, ainsi que des besoins de l’enfant. »
Chaque fois qu’un juge fixe un montant de pension alimentaire, il est réputé agir en conformité avec la loi, donc dans le respect de l’article 371-2 du code civil.
Par conséquent, les montants des pensions alimentaires versées en France suite à décision de justice sont réputés avoir été calculés de manière à ce que chacun des parents contribue financièrement à proportion de ses ressources [4].
Or, le dispositif envisagé par la proposition de loi aurait pour conséquence de diminuer la contribution de certains parents percevant une pension alimentaire et d’augmenter la contribution d’autres parents versant une pension alimentaire. Si cette proposition de loi était votée et mise en application, les montants de certaines pensions alimentaires existantes ne seraient dès lors plus conformes à l’article 371-2 du code civil.
Détaillons cela.
La contribution du parent qui reçoit la pension alimentaire est constituée de ce qu’il dépense pour son enfant, moins la pension alimentaire, et moins les aides qui lui sont attribuées au titre de l’enfant.
La proposition de loi vise, au titre de l’enfant, à diminuer l’imposition du parent qui perçoit la pension alimentaire, c’est-à-dire à augmenter son aide fiscale. Peut-être ce parent utilisera-t-il une partie de ce budget familial supplémentaire pour financer des dépenses nouvelles pour son enfant. Quoi qu’il en soit, sa contribution restera au mieux identique (si le parent utilise la totalité du surplus budgétaire pour améliorer sa couverture des besoins de l’enfant), et plus probablement diminuera.
En ce qui concerne le parent qui verse une pension alimentaire, sa contribution est constituée de ce qu’il dépense pour son enfant, plus la pension alimentaire, moins les aides qui lui sont attribuées au titre de l’enfant.
La proposition de loi vise à diminuer son aide fiscale au titre de l’enfant, avec pour conséquence d’augmenter sa contribution financière pour l’enfant.
Pour rendre cela concret, prenons en exemple un cas simple.
Considérons une famille séparée avec deux enfants dans laquelle chacun des parents gagne 2 000 euros mensuels, avec versement d’une pension alimentaire de 300 euros mensuels.
- Parent qui reçoit la pension alimentaire :
- supposons qu’il dépense en moyenne chaque mois 1 000 euros pour les enfants (logement, transport, nourriture, éducation, fournitures, loisirs…) ;
- supposons que lui soient attribués en moyenne mensuelle 240 euros d’aides au titre des enfants (aide fiscale des parts enfants, le cas échéant aide fiscale parent isolé, allocations, autres aides diverses liées aux enfants ou au quotient familial…).
La pension alimentaire et les aides viennent directement couvrir une partie de ce que ce parent dépense pour ses enfants.
Sa contribution pour les enfants est donc de 1 000 − 300 − 240 = 460 euros. - Parent qui verse la pension alimentaire :
- supposons qu’il dépense en moyenne chaque mois 200 euros pour les enfants (logement sur le temps que ses enfant passent avec lui, transport, nourriture, éducation, fournitures, loisirs…) ;
- supposons que lui soit attribués en moyenne mensuelle 40 euros d’aides au titre des enfants (essentiellement l’aide fiscale du fait de la déduction de la pension alimentaire).
La pension alimentaire s’ajoute à ce que ce parent dépense directement pour ses enfants, et a contrario les aides viennent directement couvrir une partie de ces dépenses.
Sa contribution pour les enfants est donc de 200 + 300 − 40 = 460 euros.
Cet exemple fictif respecte scrupuleusement l’article 371-2 du code civil : chaque parent contribue à proportion de ses ressources.
J’ai volontairement pris un cas simple dans lequel les ressources parentales sont identiques, mais la démonstration fonctionnerait tout aussi bien si l’un des parents gagnait plus que l’autre.
Supposons maintenant que la proposition de loi soit votée et mise en application.
L’imposition du parent qui perçoit la pension alimentaire diminue, disons, de 40 euros. Il bénéficie donc de 40 euros supplémentaires d’aides qui viennent directement couvrir des besoins des enfants, et son budget global augmente de 40 euros. Supposons qu’il utilise la moitié de ce budget supplémentaire pour des besoins des enfants. Nous avons maintenant des dépenses pour les enfants à hauteur de 1 000 + 20 = 1 020 euros. Le montant des aides est maintenant de 240 + 40 = 280 euros. La pension alimentaire de 300 euros n’a pas changé.
La contribution de ce parent pour ses enfants est donc maintenant de 1 020 − 300 − 280 = 440. Elle a baissé. Autrement dit, l’effort financier propre de ce parent pour ses enfants a diminué.
L’imposition du parent qui verse la pension alimentaire augmente, disons, de 40 euros. Autrement dit, les aides dont il bénéficie au titre des enfants diminuent de 40 euros, et son budget global se réduit d’autant. Ne disposant que d’un budget relativement serré, il risque de se voir contraint de reporter une partie de cette contraction budgétaire sur les dépenses qu’il réalise pour ses enfants (les « parents non résidents » vivent en moyenne dans des conditions plus difficiles encore que les « parents résidents [5] »). Supposons donc que ses dépenses directes pour ses enfants diminuent de 20 euros pour tomber à un niveau de 180 euros mensuels.
Sa contribution pour les enfants est donc maintenant de 180 + 300 − 0 = 480 euros.
Elle a augmenté. Autrement dit, l’effort financier propre de ce parent pour ses enfants a augmenté (et les conditions de vie des enfants lorsqu’ils sont avec lui se sont dégradées).
Dans notre exemple, pour respecter la loi, les niveaux de ressource étant identiques, les contributions des parents doivent être identiques. La pension alimentaire avait été fixée de manière à ce que les parents contribuent à même hauteur de 460 euros chacun. Avec les nouvelles dispositions, un parent contribuerait désormais à hauteur de 440 euros et l’autre à hauteur de 500 euros. Voilà qui est inéquitable, injuste, et contraire à la loi [6].
Remarquons que les chiffres des dépenses et aides ci-dessus n’ont pas besoin d’être réalistes pour la pertinence de la démonstration. Quels que soient ces chiffres, dès lors que les parents sont imposables, le résultat est une baisse (ou au mieux une conservation) de la contribution du parent qui reçoit la pension alimentaire, et une augmentation de la contribution du parent qui verse la pension alimentaire (ou une stagnation de cette contribution mais c’est alors au détriment des enfants) [7].
Nous voyons ainsi que, dès lors que l’on part d’une situation où l’article 371-2 du code civil est respecté, celui-ci n’est plus respecté après application des nouveaux dispositifs [8].
L’Assemblée nationale peut-elle vraiment voter une loi dont la conséquence directe est de violer une autre loi préexistante [9] ?
Remarquons enfin que la proposition de loi, si elle venait être à adoptée et mise en application, serait, théoriquement du moins, pour ce qui concerne les nouvelles pensions alimentaires fixées par les juges, sans effet sur le niveau de vie des familles dites « monoparentales », qu’elle dit pourtant souhaiter favoriser. En effet, les juges conserveront l’obligation de fixer la pension alimentaire de manière à équilibrer les contributions proportionnellement aux ressources des parents. Ils devront donc prendre en considération la nouvelle donne fiscale qui modifie les aides. Ainsi, les montants des pensions alimentaires qu’il fixeront devront être inférieurs aux montants actuels de manière à ce que les contributions parentales restent équilibrées à proportion de leurs ressources malgré le nouveau dispositif d’aides fiscales.
4. Une proposition dont la conformité aux principes fiscaux interroge
[Section modifiée le 26 septembre 2022]
Dans le contexte fiscal actuel, ce que proposent les députés signataires de la proposition de loi consiste à faire bénéficier les parents qui reçoivent une pension alimentaire d’un double avantage fiscal au titre des enfants : l’avantage des parts supplémentaires et un avantage de non-imposition partielle de la pension alimentaire (en dessous d’un plafond).
Une question voisine a déjà été soulevée à maintes reprises concernant la résidence alternée. En effet, en situation de résidence alternée, le parent qui verse une pension alimentaire ne peut déduire celle-ci de ses revenus (et symétriquement, le parent qui reçoit la pension ne l’ajoute pas à ses revenus). Cela paraît injuste à beaucoup. De nombreuses questions parlementaires ont été adressées à ce sujet au gouvernement [10]. Les gouvernements successifs sont toujours restés inflexibles, au motif que la déduction de la pension alimentaire se cumulerait alors avec l’attribution des parts fiscales entrant dans le calcul du quotient familial, ce que l’article 156 du code général des impôts interdit.
À titre personnel, il m’apparaît que la non-imposition des pensions alimentaires en cas de résidence alternée constitue une injustice, ou à tout le moins une iniquité, et il m’apparaît de plus que cet argument du double avantage fiscal est dans ce cas spécieux, les parents d’enfants en résidence alternée ne bénéficiant en quelque sorte que d’un demi-avantage au niveau des parts fiscales. Pour les députés auteurs de la proposition de loi, il ne s’agit cependant en aucun cas de diminuer l’avantage des parts supplémentaires enfants, l’exposé des motifs insiste sur ce point. Les foyers qui reçoivent une pension alimentaire bénéficieraient à la fois des parts supplémentaires enfants et du nouvel avantage de non imposition.
Relativement à ces questions, la conformité des dispositions proposées au code général des impôts, et plus généralement aux principes fiscaux en vigueur, interroge.
5. Quelles conséquences pour les pères séparés et leurs enfants ?
[Section ajoutée le 26 septembre 2022]
Comme nous l’avons vu, défiscaliser les pensions alimentaires n’aiderait aucunement les familles dites « monoparentales » les plus modestes et n’aiderait que très peu celles appartenant aux classes moyennes. Pour les bénéficiaires de pensions alimentaires, la défiscalisation relève essentiellement du cadeau fiscal à destination des plus riches.
Mais qu’en est-il des débiteurs de pensions alimentaires, qui, les auteurs de la proposition de loi se plaisent à le rappeler diligemment, sont à 97 % des pères ?
Pour les plus modestes, la fin de la déduction des pensions alimentaires ne changerait rien. Ceux qui sont aujourd’hui non imposables, car largement en dessous du premier seuil fiscal, resteraient non imposables.
Les pères les plus aisés verraient leur aide fiscale se réduire. Mais, au-delà des considérations sur le caractère juste ou injuste de ce coup de rabot, il est probable que pour une large majorité d’entre eux cela ne mettrait pas sérieusement en péril leurs conditions d’existence.
Intéressons-nous aux pères séparés des classes moyennes et moyennes supérieures.
Considérons, à titre d’exemple, un père séparé dont les revenus sont au niveau de la médiane des revenus salariaux des hommes, soit 21 154 euros annuels [11], ce qui représente 1 763 euros mensuels. Supposons que ce père ait deux enfant sous statut de droit de visite et d’hébergement dit classique, et qu’il verse à la mère une pension alimentaire – proche de celle indiquée par le barème des pensions alimentaires du ministère de la Justice – de 135 euros par enfant, soit 270 euros mensuels.
Ce père assume en propre de nombreuses dépenses pour ses enfants : une (ou deux) chambre(s) en plus, ainsi que du mobilier, le maintien de la garde-robe nécessaire aux weekends et vacances, des livres, jeux, jouets, matériels et fournitures diverses (affaires de piscine, vélo, rollers, instrument de musique…), alimentation et soins personnels des enfants pendant les 25 % de temps annuel où ils sont présents, sorties et voyages pendant les 50 % de temps de vacances scolaires et de temps de weekends où ils sont présents, frais exceptionnels partagés par moitié entre les parents, transport entre les domiciles parentaux qui sont 100 % à sa charge…
Il est difficile de chiffrer précisément le montant de ces dépenses, mais il est évident que la somme en est importante. Une étude de 2018 indique que les personnes vivant seules et ayant des enfants non résidents dépensent en moyenne environ 7 000 euros par an de plus que les personnes seules n’ayant pas d’enfant [12]. Cela représente un peu plus de 580 euros mensuels. Les revenus du père de mon exemple étant au niveau de la médiane et non de la moyenne, prenons forfaitairement le chiffre de 500 euros (l’application d’un ratio médiane/moyenne donnant pour résultat un peu plus de 500 euros).
Est-ce sous-évalué ? Est-ce surévalué ?
Si ce père a à cœur d’assumer pleinement son rôle parental en procurant à ses enfants ce dont ils ont besoin lorsqu’ils sont avec lui, ce montant est clairement sous-évalué (et ce d’autant plus s’il vit dans un secteur où le coût du mètre carré supplémentaire est élevé).
Si ce père n’assume pas ses enfants, ce montant est évidemment surévalué. Mais l’intérêt des enfants est d’avoir un père pleinement impliqué auprès d’eux, et le souhait et la volonté des pères est, quoi qu’en pensent certains, d’être pleinement impliqués auprès de leurs enfants pour peu qu’on ne les empêche pas de le faire. Aucune politique publique digne de ce nom ne peut faire abstraction de cela. S’agissant de réfléchir sur un exemple aux moyens dont disposent les pères pour prendre en charge leurs enfants, il nous faut considérer une situations favorable à l’intérêt des enfants. Ces enfants sont ici, rappelons-le, 25 % de temps annuel avec leur père, dont 50 % des weekends et vacances scolaires. Leur intérêt est de vivre et grandir dans de bonnes conditions lorsqu’ils sont avec leur mère et lorsqu’ils sont avec leur père. L’intérêt supérieur des enfants n’est sûrement pas de subir un niveau de prise en charge gravement dégradé pendant un quart de leur temps annuel et la moitié de leur temps libre.
Les ressources mensuelles hors enfants de ce père sont alors évaluées à 1 763 − 270 − 500 = 993 euros.
Cela le situe en dessous du seuil de pauvreté, qui était de 1 102 euros fin 2021 [13].
Alors que pour l’Institut national de la statistique et des études économiques et son mode de calcul hors sol ce père dispose d’un niveau de vie confortable, il émarge en réalité dans la catégorie des travailleurs pauvres. Sur ces 993 euros mensuels, il doit se loger, se nourrir, se chauffer, se déplacer, payer les frais fixes… Le budget est serré, particulièrement s’il habite une grande agglomération, comme c’est le cas de beaucoup de nos concitoyens.
Le simulateur de l’impôt sur le revenu nous indique qu’une personne divorcée ou séparée sans enfant à charge ayant 21 154 euros de ressources annuelles et versant 260 euros mensuels de pension alimentaire doit s’acquitter d’un impôt annuel de 119 euros, soit environ 10 euros mensuels.
Les ressources mensuelles hors enfants et hors impôt sur le revenu de ce père sont donc de 1 763 − 270 − 500 − 10 = 983 euros.
Supposons maintenant que la défiscalisation des pensions alimentaires entre en vigueur. Le simulateur de l’impôt sur le revenu nous indique qu’une personne divorcée ou séparée sans enfant à charge ayant 21 154 euros de ressources doit s’acquitter d’un impôt annuel de 619 euros, soit environ 52 euros mensuels.
Les ressources hors enfants et hors impôt sur le revenu de ce père passent donc à 1 763 − 270 − 500 − 52 = 941 euros.
Cette perte de 42 euros mensuels sur un budget déjà serré ne fera que plonger plus encore ce père vers la pauvreté. Plus grave : cette baisse sur un budget déjà bien juste entraînera probablement une baisse de la qualité de la vie des enfants pendant la part non négligeable du temps qu’il passent chez leur père.
On me rétorquera peut-être que cette baisse de qualité de vie des enfants chez leur père serait compensée par une hausse chez leur mère. Il s’agirait là d’un raisonnement particulièrement spécieux : au yeux de certains, il serait donc acceptable de dégrader le niveau de vie des enfants chez leur père pour l’augmenter chez leur mère. Belle mentalité ! Mais, me rétorquera-t-on alors sans doute, le niveau de vie des mères est bien plus faible encore que celui des pères, et il ne s’agit que de rééquilibrer.
Voyons cela.
Considérons que la mère ce ces mêmes enfants ait des revenus au niveau de la médiane des revenus salariaux des femmes, soit 17 677 euros annuels, ce qui représente 1 473 euros mensuels.
À ces ressources s’ajoute la pension alimentaire de 270 euros mensuels.
S’y ajoutent aussi les aides perçues au titre des enfants : l’allocation familiale de base pour un montant de 139,84 euros mensuels, l’allocation de rentrée scolaire pour un montant d’environ 800 euros (cela dépend de l’âge de enfants), soit environ 67 euros mensuels, ainsi que diverses autres aides (aides des collectivités locales, aides au logement, et plus généralement toutes les aides dont le montant dépend du quotient familial). Compte tenu du quotient familial modeste de cette mère de famille, il est plus que probable qu’elle bénéficie de plusieurs de ces aides. Leur montant est difficile à chiffrer, tant il dépend des situations individuelles. Prenons forfaitairement le chiffre de 100 euros mensuels, qui ne paraît pas surévalué, loin de là. Remarquons d’autre part que le quotient familial du père étant beaucoup plus élevé, celui-ci n’a pour sa part assez probablement aucunement droit à de telles aides.
Le budget brut mensuel de la mère est donc évalué à 1 473 + 270 + 139,84 + 67 + 100 = 2 049,84 euros, que nous arrondirons à 2 050 euros mensuels.
La mère assume de nombreuses dépenses directement pour ses enfants : logement, alimentation, fournitures diverses, loisirs, vacances, etc. Il est là encore très difficile d’en évaluer le montant global. Les unités de consommation utilisées par l’Institut national de la statistique et des études économiques sont, comme nous l’avons vu, éminemment critiquables, et leur coefficients parfaitement arbitraires. En l’absence d’autres éléments d’évaluation, essayons toutefois leur application.
Supposons que l’un des enfants ait moins de quatorze ans et l’autre plus de quatorze ans. Le foyer de la mère est gratifié de 1,8 UC : 1 UC pour la mère et 0,8 UC pour les enfants. Selon cette logique, le coût des enfants dans le foyer de la mère est alors de 2 050 / 1,8 × 0,8 = 911 euros.
Comparativement aux 500 euros que nous avons comptés pour le père, cela ne semble pas aberrant. En effet, le coût d’un enfant est très loin d’être proportionnel au temps de présence de l’enfant.
La mère étant non imposable, ses ressources mensuelles hors enfants et hors impôt sur le revenu sont alors évaluées à 2 050 − 911 = 1 139 euros.
Ce n’est certes pas élevé, mais cela constitue une situation nettement plus favorable que celle du père.
Ainsi, sur cet exemple fictif mais présentant une situation que l’on pourrait qualifier de médiane, le niveau de vie des enfants lorsqu’ils sont chez leur mère n’est certes pas satisfaisant mais est nettement plus favorable à celui qu’ils ont chez leur père.
Alors : est-il vraiment dans l’intérêt des enfants de dégrader plus encore leurs conditions de vie lorsqu’ils sont chez leur père sous prétexte de l’augmenter lorsqu’ils sont chez leur mère ?
Conclusion
Défiscaliser les pensions alimentaires sans revoir plus généralement les mécanismes d’imposition des familles apparaît socialement injuste, inéquitable, contraire à l’intérêt des enfants, et de plus inapplicable dans le contexte juridique et réglementaire qui est le nôtre.
Je n’en suis pas moins d’accord avec le constat d’un dysfonctionnement du système actuel, mais pour d’autres raisons que celles avancées par les auteurs de la proposition de loi.
Les politiques publiques d’aide à la famille sont basées sur une notion de quotient familial qui est tout autant injuste et biaisée pour les foyers des parents séparés que le sont les unités de consommation de l’Institut national de la statistique et des études économiques : le « parent résident » est présumé assurer la totalité de la charge des enfants, tandis que du « parent non résident » on ne considère que la seule pension alimentaire. Or la plupart des « parents non résidents » assument directement, en plus de la pension alimentaire, une part significative des besoins de leurs enfants. Aucune réforme ne peut aller vers plus de justice sans prendre pleinement en compte cette réalité et permettre un rééquilibrage en direction des « parents non résidents ».
La présente proposition de loi relative à la charge fiscale de la pension alimentaire s’inscrit précisément dans la direction opposée à celle vers laquelle il faudrait tendre.
Je ne suis cependant pas opposé par principe à une non fiscalisation des pensions alimentaires. Une pension alimentaire est une dépense qu’un parent fait pour son enfant. Or, les dépenses des parents pour leurs enfants ne sont pas des privations de ressources qui légitimeraient par nature une compensation fiscale. Lorsqu’un parent achète une glace à son enfant, ou bien un cartable, ou bien de nouvelles chaussures, il ne déduit pas cela fiscalement de ses revenus. Un régime fiscal juste et bien construit probablement ne fiscaliserait pas les pensions alimentaires, mais prendrait en compte les contributions des « parents non résidents », par exemple en leur attribuant des parts de quotient familial.
Notes
- Dans le cadre d’un droit de visite et d’hébergement dit « classique », le « parent non résident » a ses enfants environ 25 % du temps annuel. Un droit de visite et d’hébergement dit « élargi » peut couramment atteindre 35 % de temps annuel, parfois même plus. D’autre part, il ne faut pas oublier qu’un enfant présent au domicile de son parent nécessite des dépenses largement supérieures à 25 % du coût d’un enfant qui serait présent à temps plein. Ceci pour au moins deux raisons. Premièrement, beaucoup de dépenses ne sont pas proportionnelles au temps passé avec l’enfant (les mètres carrés supplémentaires nécessaires pour recevoir l’enfant sont payés 100 % du temps). Deuxièmement, c’est pendant les weekends et les vacances que sont réalisées les dépenses les plus importantes ; or, ces périodes sont habituellement partagées à moitié entre les parents et non à proportion de 25 %. Ainsi, les contributions directes aux besoin des enfants de beaucoup de « parents non résidents » sont très élevées – et, faut-il le rappeler, sont absolument essentielles pour les enfants. Il est profondément injuste, et aberrant, que l’Institut national de la statistique et des études économiques n’attribue aucune unité de consommation aux « parents non résidents ».
- Rappelons que les montants de dépense de 1 000 euros pour la mère et 200 euros pour le père sont censés couvrir la totalité des dépenses pour les enfants (y compris par exemple le coût pour chacun des parents des mètres carrés supplémentaires de logement destinés aux enfants). Les 1 540 euros restant à chacun des parents hors dépenses pour les enfants constituent donc un budget individuel brut hors enfants, un reste à vivre brut hors enfants.
- Cf. « Des pensions alimentaires inéquitables », Masculinités, 8 mai 2020 ; voir aussi la discussion plus loin à ce sujet et la note 7 ci-dessous.
- Dans la réalité, les pensions alimentaires sont souvent largement surévaluées, le parent débiteur contribuant financièrement aux besoins de ses enfants beaucoup plus que ne le fait le parent qui reçoit la pension alimentaire (voir la note 7 ci-dessous).
- Beaucoup de « parents non résidents » vivent dans des conditions difficiles ne leur permettant pas d’accueillir leurs enfants dans des conditions satisfaisantes. En particulier concernant le logement, l’étude « Petites surfaces, surpeuplement, habitat dégradé : des conditions de logement plus difficiles après une séparation » de la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques montre que les parents séparés « non résidents » vivent dans des conditions plus dégradées encore que les « parents résidents ».
- Dans le cadre des nouvelles dispositions, pour que les contributions des parents restent conformes à l’article 371-2 du code civil, il faudrait prévoir de réviser à la baisse les pensions alimentaires existantes de manière à retrouver l’équilibre rompu… mais je doute quelque peu que ce soit là l’intention des auteurs de la proposition de loi.
- Remarquons aussi que les dépenses du parent qui verse la pension alimentaire, que j’ai supposé représenter 200 euros mensuels, sont probablement sous-évaluées. En effet, un « parent non résident » type qui a ses enfants un weekend sur deux et la moitié des vacances scolaires assume de nombreux frais directs pour ses enfants. Des mètres carrés en plus doivent être financés, les déplacements entre les domiciles sont la plupart du temps à sa charge, les weekends et vacances scolaires constituent des temps pendant lesquels on dépense souvent beaucoup, et des frais exceptionnels sont partagés par moitié entre les parents… Tout cela représente sans aucun doute nettement plus que 200 euros mensuels.
Remarquons encore que les aides dont bénéficie le parent qui reçoit la pension alimentaire, que j’ai supposé représenter 240 euros mensuels, sont manifestement sous-évaluées aussi. Un « parent résident » type perçoit les allocations familiales, l’aide fiscale des parts enfants et le cas échéant de la part parent isolé, diverses aides qui dépendent du quotient familial. Pour un parent qui gagne 2 000 euros mensuels et a deux enfants résidents, l’allocation familiale de base est de 139,84 euros mensuels, son aide fiscale s’élève à environ 195 euros mensuels s’il est parent isolé (sinon environ 160 euros mensuels). La somme de ces deux seules aides dépasse déjà largement les 240 euros.
J’ai dû sous-évaluer ces montants pour arriver à un équilibre des contributions.
En effet, dans la réalité, le plus souvent, les « parents non résidents » contribuent bien plus que les « parents résidents ». Autrement dit, pour un euro que le « parent résident » sort de sa poche pour les besoin de ses enfants, le « parent non résident » finance nettement plus qu’un euro.
Pour une étude détaillée de ces questions, cf. « Des pensions alimentaires inéquitables », Masculinités, 8 mai 2020. - Lorsque l’on part, comme c’est le cas le plus souvent dans la réalité, d’une situation déséquilibrée dans laquelle le « parent non résident » contribue déjà beaucoup plus que le « parent résident » (voir note 7 ci-dessus), les nouvelles dispositions ne feront qu’aggraver plus encore ce déséquilibre.
- Qui plus est lorsqu’il s’agit de l’article 371-2 du code civil, qui est un des piliers de notre droit de la famille et dont les visées d’équité parentale paraissent difficilement contestables.
- Voir, par exemple : Povéda (Régine), Question écrite nº 96174 au ministre des finances et des comptes publics sur les dispositions fiscales concernant la déductibilité de la pension alimentaire en cas de garde alternée [Journal officiel de la République française, édition « Débats parlementaires – Assemblée nationale », nº 4 A.N. (Q), 24 janvier 2017, p. 599].
- Cf. « Revenus salariaux. Données annuelles 2019 », Institut national de la statistique et des études économiques, 9 mars 2022.
- Cf. Martin (Henri), Périvier (Hélène), « Les échelles d’équivalence à l’épreuve des nouvelles configurations familiales », Revue économique, vol. 69, nº 2018/2, 16 mars 2018, pp. 303-334.
- Cf. « À quels niveaux se situent les seuils de pauvreté en France ? », Observatoire des inégalités, 7 octobre 2021 ; « L’essentiel sur… la pauvreté », Institut national de la statistique et des études économiques, 10 novembre 2021.
Proposition de loi archivée au format PDF (56 Ko, 5 p.).