Production de messages électroniques devant les juridictions civiles

Cour européenne des droits de l’homme

La Cour européenne des droits de l’homme a jugé aujourd’hui que la divulgation par un époux devant une juridiction civile de messages échangés par son conjoint sur un site de rencontres dans le cadre d’une procédure de divorce ne constitue pas une violation de la vie privée et du secret de la correspondance, dès lors que l’accès du public à ces messages est restreint. Eu égard à l’usage intensif des services de messagerie électronique et à la source d’informations qu’ils peuvent constituer dans de telles procédures, l’arrêt commenté ci-dessous devrait intéresser nombre de nos lecteurs.

Contexte

En l’espèce, la requérante est une ressortissante espagnole née en 1958 et résidant à Madrid. Elle avait épousé en juillet 2001 un ressortissant portugais avec lequel elle avait eut deux enfants, en 2001 et 2006. Le couple partageait le plus souvent son temps entre l’Espagne et le Portugal, pour des raisons professionnelles. La vie conjugale s’étant détériorée, la requérante avait décidé en juin 2011 de s’installer de façon définitive en Espagne avec les enfants. Elle avait demandé le mois suivant l’adoption de mesures provisoires relativement à l’autorité parentale dans la perspective de demander le divorce (§§ 2-7).

Le père avait à son tour déposé une requête auprès du tribunal des affaires familiales de Lisbonne en août 2011, pour réclamer le retour de ses enfants, la fixation provisoire de leur résidence au Portugal et l’interdiction de tout déplacement à l’étranger sans l’autorisation des deux parents. Il avait produit à l’appui de sa requête des messages électroniques échangés entre son épouse et des correspondants masculins sur un site de rencontres occasionnelles, qu’il avait découverts sur l’ordinateur familial en novembre 2010 et qui prouvaient, selon lui, que sa femme avait eu des relations extra-conjugales. Il avait ensuite engagé en octobre 2011 une procédure de divorce devant le même tribunal (§§ 8-9).

La mère avait demandé que ses messages électroniques fussent retirés du dossier, aux motifs que son mari avait accédé à sa messagerie de façon abusive et sans son consentement, et que l’utilisation de ces éléments dans le cadre de la procédure avait uniquement pour but de l’humilier. Elle avait en outre plaidé que les juridictions portugaises n’étaient pas compétentes pour connaître de l’affaire, une juridiction espagnole ayant déjà rendu une ordonnance répartissant provisoirement l’autorité parentale (§ 10).

Elle avait ensuite engagé en mars 2012 une action contre son mari devant les juridictions portugaises pour violation du secret de la correspondance, mais l’affaire avait fait l’objet d’un classement sans suite au mois d’octobre suivant, au motif, notamment, que l’accès aux messages litigieux avait été permis au mari par la requérante elle-même. Contestant cette décision, la plaignante avait été déboutée en première instance puis en appel (§§ 14-25).

Le tribunal des affaires familiales de Lisbonne avait par ailleurs suspendu la procédure de divorce en septembre 2013 et saisi la Cour de justice de l’Union européenne d’un renvoi préjudiciel pour déterminer la juridiction compétente. La Cour de justice de l’Union européenne avait répondu en juillet 2015 que la juridiction compétente était celle qui avait été saisie en premier lieu (§§ 11-12).

La mère avait entretemps saisi la Cour européenne des droits de l’homme en mars 2014 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, se plaignant que les juridictions portugaises n’avaient pas sanctionné son mari pour avoir produit les messages électroniques litigieux dans la procédure qu’il avait engagée et soutenant qu’il y avait eu là violation de son droit au respect de la vie privée et au secret de la correspondance, protégé par l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme (§ 1).

Les juridictions espagnoles prononcèrent finalement le divorce des époux en 2015, fixant la résidence des enfants chez leur mère et accordant un droit de visite à leur père (§ 13).

Chou blanc devant la Cour européenne des droits de l’homme

Nous citons ci-dessous les passages nous paraissant les plus importants de l’arrêt rendu aujourd’hui par la Cour européenne des droits de l’homme :

« 43. La requérante se plaint que son ex-mari ait accédé à des messages électroniques qu’elle avait échangés sur un site de rencontres et qu’il les ait produits, sans son consentement, dans le cadre d’une part d’une procédure qu’il avait engagée en vue de la répartition de l’autorité parentale et, d’autre part, d’une procédure de divorce […]. Elle reconnaît que le tribunal aux affaires familiales de Lisbonne n’a finalement pas tenu compte de ces messages. Elle se plaint donc uniquement du fait que les juges n’aient pas sanctionné son mari pour les avoir divulgués. Elle estime qu’ils n’ont pas dûment mis en balance les intérêts qui étaient en jeu […].

« 44. Étant donné que la présente affaire porte sur une ingérence faite dans la vie privée de la requérante, non par l’État, mais par une personne privée, la Cour estime qu’il y a lieu d’examiner les griefs de l’intéressée sous l’angle des obligations positives qui incombent à l’État en vertu de l’article 8 de la Convention. À la lumière de sa jurisprudence, […] elle considère qu’il s’agit ici de savoir, premièrement, si le cadre juridique existant a permis à la requérante de faire valoir son droit au respect de sa vie privée et, deuxièmement, si les juridictions saisies de sa cause ont dûment mis en balance les intérêts en jeu.

« 45. En ce qui concerne le cadre juridique, elle note que le fait d’accéder au contenu de lettres ou de télécommunications sans le consentement des correspondants et le fait de divulguer le contenu ainsi obtenu sont sanctionnés pénalement […]. Elle constate que, faisant suite à la plainte pénale déposée par la requérante pour violation de sa correspondance, le parquet près le tribunal de Lisbonne a ouvert une enquête […]. Par ailleurs, à sa demande, la requérante a été autorisée à intervenir dans le cadre de la procédure pénale […], ce qui lui a permis de jouer un rôle actif dans cette procédure […]. Elle a ainsi eu, notamment, la possibilité de présenter ses moyens de preuve, puis de demander l’ouverture d’une instruction lorsque le parquet a décidé de classer l’affaire sans suite […]. Par ailleurs, elle aurait pu introduire une demande d’indemnisation lorsqu’elle a sollicité l’ouverture de l’instruction […], mais elle ne l’a pas fait […]. Elle a donc renoncé à cette possibilité, comme elle l’a d’ailleurs expressément indiqué dans son mémoire en appel devant la cour d’appel de Lisbonne […]. Autrement dit, elle a exprimé le souhait de voir se poursuivre la procédure pénale ouverte pour violation de sa correspondance dans le seul but d’obtenir la reconnaissance de l’atteinte qu’elle estimait avoir été portée à ses droits […].

« 46. Au vu des constatations qui précèdent, la Cour est d’avis que le cadre juridique existant au Portugal offrait […] une protection adéquate du droit au respect de la vie privée et au secret de la correspondance. […] Il reste donc à déterminer si les juridictions saisies ont ménagé un juste équilibre entre les intérêts qui étaient en jeu […].

« 47. S’agissant de l’accès aux messages électroniques de la requérante, la Cour note que […] la cour d’appel de Lisbonne a considéré que cette dernière avait donné à son mari un accès total à la messagerie qu’elle entretenait sur le site de rencontre et que, à partir de ce moment, ces messages faisaient partie de la vie privée du couple […]. Elle estime que le raisonnement tenu par les autorités internes quant à l’accès mutuel à la correspondance des conjoints est sujet à caution […], d’autant que tout porte à croire en l’espèce que le consentement finalement donné par la requérante à son mari est apparu dans un contexte conflictuel. Cela dit, la conclusion à laquelle les juridictions internes ont abouti quant à l’accès même auxdits messages n’apparaît pas arbitraire au point de justifier que la Cour substitue sa propre appréciation à la leur.

« 48. En ce qui concerne spécifiquement le versement des messages électroniques dans le cadre des procédures de divorce et de répartition de la responsabilité parentale, la Cour […] partage l’avis de la cour d’appel quant à la pertinence des messages litigieux dans le cadre des procédures civiles en cause, qui allaient donner lieu à une appréciation de la situation personnelle des conjoints et de la famille. Elle rappelle, toutefois, que dans une telle situation, l’ingérence dans la vie privée qui découle de la production de pareils éléments doit se limiter, autant que faire se peut, au strict nécessaire […].

« 49. Souscrivant à l’approche de la cour d’appel, elle estime de même que les effets de la divulgation des messages litigieux sur la vie privée de la requérante ont été limités. En effet, ces messages n’ont été divulgués que dans le cadre des procédures civiles. Or, l’accès du public aux dossiers de ce type de procédures est restreint […]. De plus, les messages n’ont pas été examinés concrètement, le tribunal aux affaires familiales de Lisbonne n’ayant finalement pas statué sur le fond des demandes formulées par le mari […].

« 50. La Cour ne voit donc pas de raison sérieuse qui justifierait en l’espèce qu’elle substitue son avis à celui des juridictions internes […]. D’une part, les autorités nationales ont mis en balance les intérêts en jeu en respectant les critères qu’elle a établis dans sa jurisprudence. D’autre part, dès lors que la requérante avait renoncé à toute prétention civile dans le cadre de la procédure pénale, seule restait à trancher la question de la responsabilité pénale du mari, question sur laquelle la Cour ne saurait statuer […].

« 51. Au vu de ce qui précède, la Cour estime que l’État s’est acquitté de l’obligation positive qui lui incombait de garantir les droits de la requérante au respect de sa vie privée et au secret de sa correspondance.

« 52. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la Convention. »

On notera que, selon la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, « une procédure civile en divorce […] est par nature une procédure au cours de laquelle des éléments de l’intimité de la vie privée et familiale des parties sont susceptibles d’être révélés, et où il est […] de l’office du juge de s’ingérer dans la sphère privée du couple pour mettre en balance des intérêts opposés et trancher le litige qui lui est soumis » (arrêt L.L. c. France du 10 octobre 2006, requête nº 7508/02, § 45).

La Cour européenne des droits de l’homme a également jugé que la production de la correspondance dans le cadre d’une procédure en divorce est soumise à deux conditions : « que la personne qui la produit ne soit pas entrée irrégulièrement en possession des pièces qu’elle produit et que ces pièces ne soient pas couvertes par le secret professionnel » (arrêt N.N. et T.A. c. Belgique du 13 mai 2008, requête nº 65097/01, § 48).

Les dispositions prévues par le code civil français sont conformes à cette jurisprudence. Ainsi l’article 259-1 du code civil dispose-t-il que, dans le cadre d’une procédure de divorce, « un époux ne peut verser aux débats un élément de preuve qu’il aurait obtenu par violence ou par fraude ». Ces conditions étant respectées, les juges peuvent prendre en considération des lettres (arrêt du 2 décembre 1998, pourvoi nº 96-22313), des courriers électroniques (arrêt du 8 mai 2005, pourvoi nº 04-13745 ; arrêt du 26 octobre 2011, pourvoi nº 10-27872) ou des SMS (arrêt du 17 juin 2009, pourvoi nº 07-21796).

Références
Cour européenne des droits de l’homme
Quatrième section
7 septembre 2021
Affaire M.P. c. Portugal (requête nº 27516/14)

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