Juger au nom de l’intérêt de l’enfant ?

Sud-Ouest, nº 7614, 18/02/1969, p. 1

« Cestas (Gironde) : tout le monde se souvient. Toute la France avait suivi ce drame par la presse, la radio et la télévision, du 1er février au 17 février 1969. Si nous reprenons ce dossier, huit ans plus tard, c’est pour poser cette question à chacun d’entre nous : “N’y avait-il vraiment pas un moyen d’éviter ça ?” À aucun moment, ne pouvait-on imaginer une autre solution ? En remontant le cours des événements, chacun peut y réfléchir… »

Ainsi commençait le récit d’un des Nouveaux dossiers extraordinaires de Pierre Bellemare (1977).

Rappel des faits. Le 3 février 1969, André Fourquet, un conducteur de travaux de trente-huit ans, se barricade dans sa maison avec deux de ses trois enfants : Francis, onze ans, et Aline, neuf ans. L’homme refuse de se soumettre à une décision de justice qui confie la garde de ses enfants à leur mère, dont il vient de divorcer. Pendant plus de dix jours, les forces de l’ordre vont tenir un véritable siège, qui s’achèvera tragiquement le 17 février par la mort des deux enfants et de leur père. Lorsque les gendarmes ont approché la ferme pour donner un assaut, le forcené a mis sa menace à exécution, tuant ses deux enfants et mettant fin à ses jours.

Trente ans après, Robert Enrico réalise un film intitulé Fait d’hiver sur cette affaire.

L’acteur Charles Berling avait endossé le rôle du père.

Trois ans après, la loi du 4 mars 2002 relative à l’autorité parentale donnait enfin la possibilité aux juges de décider sur la résidence alternée des enfants et d’envoyer les parents en médiation familiale pour tenter de pacifier les séparations et limiter les souffrances des enfants. Il faut dire que le constat dressé par Jean-François Lacan dans son livre Ces magistrats qui tuent la justice était accablant. Ainsi, il écrivait, page 222 :

« Dès que la loi laisse aux magistrats une trop grande marge de manœuvre, que la procédure n’encadre plus rigoureusement leurs actes, que les décisions se prennent à l’abri du public et des médias, la volonté de puissance risque de faire des ravages. Et les dérapages sont beaucoup plus fréquents quand les justiciables n’ont ni la force ni les moyens de contester les décisions des juges. Dans l’enfer passionnel des couples en conflit, l’univers fragile des familles en péril rongées par la misère, le chômage ou l’alcool, l’intervention du juge est parfois aussi désastreuse que dans le domaine des tutelles. Là, la loi est encore plus vague. Au nom du seul intérêt de l’enfant, un magistrat peut l’enlever à son père ou à sa mère, le placer en famille d’accueil ou en foyer, imposer la surveillance de la vie familiale par un éducateur, réglementer ou interdire les droits de visite, séparer frère et sœur.

« Mais qui définit l’intérêt de l’enfant ? La loi est muette, les sociologues, psychologues ou autres analystes, divisés. Le principal intéressé n’est presque jamais consulté, qu’il soit trop jeune ou jugé, à tort ou à raison, incapable de se déterminer. Alors, le juge parle à sa place, s’improvise spécialiste en sciences humaines, praticien de l’éducation ou gardien des valeurs morales, décide seul que cet enfant devra vivre chez sa mère, ne plus revoir son père que dans un “Point de rencontre” sous le regard des éducateurs, quitter son foyer pour une famille d’accueil. Derrière chaque décision, bonne ou mauvaise, d’un juge pour enfants, d’un magistrat aux affaires familiales, il y a cette conviction qu’un fonctionnaire en robe peut en quelques minutes, dans le cadre abstrait d’un cabinet, à la lecture d’un rapport d’un service social, tout comprendre de l’histoire d’une famille, des tensions, des drames, des secrets qui s’y nouent.

« Aucun rapport sérieux n’a été commandé pour juger la réalité de cette étrange conviction, pour évaluer l’efficacité de la justice familiale. Depuis des années, magistrats et services sociaux s’entretiennent dans l’auto-satisfaction réciproque. Pourtant, de plus en plus d’associations, d’avocats, de médecins, de psychanalystes contestent ouvertement la toute-puissance des magistrats. On critique ces juges qui, en cas de divorce, confient systématiquement l’enfant à la mère parce qu’elles sont, elles aussi, mères de famille ou sous prétexte que “statistiquement, les hommes assument moins leurs responsabilités”. »

Plus de quinze ans après ce dur constat et plus de cinquante ans après le drame de Cestas, les choses n’ont quasiment pas changé. De 10 % de résidence alternée illégale des enfants juste avant la loi de 2002, on est passé à à peine 17 % en 2019. Les pratiques et les mentalités des juges n’évoluent guère. Ils sont toujours aussi méfiants vis-à-vis de la médiation familiale qui leur ôte une partie de leur pouvoir. Même avec des médiateurs dotés d’un diplôme d’État depuis 2003, ce mode de gestion des conflits en est toujours à son stade expérimental dans quelques tribunaux alors que des dizaines de milliers de parents se séparent chaque année.

Dix-huit minutes en moyenne après y être entrés, les parents divorcés ressortent du bureau du juge avec un papier sur lequel le sort de leurs enfants est quasiment jeté en pâture du conflit parental. Tel Ponce Pilate, le juge s’en lave les mains et passe au dossier suivant.

Des drames familiaux viennent régulièrement noircir les pages des journaux locaux un peu partout en France. Ici, c’est un père qui s’est pendu le soir de la rentrée des classes parce qu’il ne supportait plus de ne plus voir ses enfants ; là, c’est une mère qui succombe sous les coups de son compagnon et sous les yeux de son fils, et, là encore, c’est une mère qui tue sa fille parce que celle-ci lui a signifié qu’elle voulait vivre désormais chez son père.

Alors, nous reposons la question déjà posée il y a plus de cinquante ans :

« N’y a t-il vraiment pas un moyen d’éviter ça ? »

Texte écrit pour les trente ans de la Convention internationale des droits de l’enfant, adoptée par l’Organisation des Nations unies le 20 novembre 1989.

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helloasso

Un commentaire

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  1. Les magistrats, c’est une chose, mais le Conseil Supérieur de la Magistrature brille aussi par sa nullité face aux dossiers qui lui sont confiés, en organisant une véritable omerta et en s’abstrayant de remplir son rôle. Il en va de même pour la DRH de la chancellerie, qui couvre les agissements des juges. Rien ne changera.

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