Victoire à la Pyrrhus pour un père slovène devant la Cour européenne des droits de l’homme

Cour européenne des droits de l’homme

La Cour européenne des droits de l’homme a rendu aujourd’hui une décision qui rappelle qu’un père a le droit fondamental de conserver des liens avec ses enfants et que les autorités publiques ont l’obligation de prendre des mesures effectives à cette fin.

En l’espèce, un père de nationalité slovène avait divorcé en janvier 2003, après avoir conclu avec sa future ex-épouse un accord sur les modalités de son droit de visite à l’égard de leurs trois enfants (des triplés nés en octobre 1996), lequel s’exercerait deux fois par semaine et pendant les vacances scolaires au centre d’action sociale de Kranj. La mise en œuvre de cet accord commença à poser des problèmes à partir de 2004, et le père finit par ne plus voir ses enfants de juillet 2006 à novembre 2008.

Le père engagea une procédure judiciaire dès juillet 2006. Désignée par le tribunal au mois de novembre suivant, une psychiatre rapporta que les enfants n’appréciaient pas leur père et refusaient d’avoir des contacts avec lui. En avril 2008, le tribunal de district de Kranj réduisit le droit de visite du père à une rencontre hebdomadaire en présence d’un psychologue scolaire.

En octobre suivant, la cour d’appel de Ljubljana réduisit encore le droit de visite à une rencontre par quinzaine en présence d’un travailleur social, lequel devait aider le père et ses enfants à rétablir des liens de confiance mutuelle. Lors des onze visites qui s’ensuivirent de novembre 2008 à avril 2009, les enfants quittèrent la pièce après quelques minutes en répétant qu’ils ne voulaient plus voir leur père.

Au vu de ces incidents, le centre d’action sociale engagea à son tour une procédure judiciaire dès janvier 2009, afin de faire supprimer le droit de visite du père, ou d’en faire modifier les modalités. Le tribunal de district de Kranj décida finalement en juin 2011 de supprimer le droit de visite et refusa d’ordonner la thérapie familiale que le père avait demandée.

Les recours subséquents du père auprès de la cour d’appel de Ljubljana puis de l’Ustavno sodišče (Cour constitutionnelle de la République de Slovénie) échouèrent en 2012.

Le père avait par ailleurs déposé une plainte en avril 2009 auprès de l’inspection des affaires sociales du Ministrstvo za delo, družino in socialne zadeve (ministère du Travail, de la Famille et des Affaires sociales). Dans son rapport d’audit publié en août 2011, ladite inspection releva un certain nombre de défaillances dans la gestion du dossier par le centre d’action sociale, auquel fut demandée la mise en œuvre de diverses mesures pour avril 2012. Le centre d’action sociale s’exécuta, mais inutilement puisque le droit de visite avait déjà été supprimé par le système judiciaire.

Le père saisit alors la Cour européenne des droits de l’homme en décembre 2012 afin de voir la république de Slovénie condamnée pour violation, en particulier, de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme (droit au respect de la vie privée et familiale), en raison des décisions des juridictions nationales de supprimer son droit de visite à l’égard de ses trois enfants, de leur refus d’ordonner une thérapie familiale et du caractère inadéquat du travail effectué par les services sociaux.

Après les mentions habituelles sur la prise en compte de l’intérêt de l’enfant, le droit de l’enfant à conserver des relations personnelles avec ses parents et la prise en compte de la parole de l’enfant (§§ 48-51), la Cour européenne des droits de l’homme rappelle d’abord que « mutual enjoyment by parent and child of each other’s company constitutes a fundamental element of family life » (§ 63 – le jugement a été rendu en anglais). La rupture du lien entre le requérant et ses enfants doit donc être justifiée au regard des conditions de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme :

« 1. Everyone has the right to respect for his private and family life, his home and his correspondence.

« 2. There shall be no interference by a public authority with the exercise of this right except such as is in accordance with the law and is necessary in a democratic society in the interests of national security, public safety or the economic well-being of the country, for the prevention of disorder or crime, for the protection of health or morals, or for the protection of the rights and freedoms of others. »

La Cour européenne des droits de l’homme reconnaît que l’immixtion de l’État slovène a bien été « in accordance with the law » (§ 66), mais conteste qu’elle ait été « necessary in a democratic society ».

Les enfants s’étant catégoriquement et systématiquement opposés durant plusieurs années à toute relation avec leur père, tant devant les juridictions nationales que devant les services sociaux, la Cour européenne des droits de l’homme rappelle utilement les limites de la prise en compte de la parole de l’enfant, laquelle n’est pas un droit de veto pouvant s’exercer, en l’espèce, au regard d’un droit de visite :

« 72. While the Court’s case-law requires children’s views to be taken into account, those views are not necessarily immutable and children’s objections, which must be given due weight, are not necessarily sufficient to override the parents’ interests, especially in having regular contact with their child […]. In particular, the right of a child to express his or her own views should not be interpreted as effectively giving an unconditional veto power to children without any other factors being considered and an examination being carried out to determine their best interests […]; such interests normally dictate that the child’s ties with his or her family must be maintained, except in cases where this would harm his or her health and development […]. »

La Cour européenne des droits de l’homme rappelle ensuite que les États ont l’obligation de mettre en œuvre des mesures concrètes afin d’assurer l’efficacité des dispositions de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme et le respect effectif de la vie familiale :

« 73. The Court further reiterates that, although the primary object of Article 8 is to protect the individual against arbitrary action by public authorities, there are, in addition, positive obligations inherent in effective “respect” for family life […]. The Court has repeatedly held that in cases concerning the contact rights of one of the parents, the State has in principle an obligation to take measures with a view of reuniting the parents with their children and an obligation to facilitate such reunions, in so far as the interests of the child dictate that everything must be done to preserve personal relations and, if and when appropriate, to “rebuild” the family […].

« 74. The obligation of the national authorities to take measures to facilitate contact is not, however, absolute. It is an obligation of means, not of result, and may require preparatory or phased measures. The nature and extent of such preparation will depend on the circumstances of each case, but the cooperation and understanding of all concerned will always be an important ingredient. However, since the authorities must do their utmost to facilitate such cooperation, the lack of it is not a circumstance which can by itself exempt them from their positive obligations under Article 8. Rather, it requires the authorities to take measures to reconcile the conflicting interests, keeping in mind the best interests of the child as a primary consideration […]. What is therefore decisive is whether the domestic authorities have taken all necessary steps to facilitate contact that can reasonably be demanded in the special circumstances of each case […]. Another important factor to be taken into account is that in cases concerning a person’s relationship with his or her child, there is a duty to exercise exceptional diligence in view of the risk that the passage of time may result in a de facto determination of the matter […]. This duty applies not only to proceedings involving the determination of custody and contact rights, but also to proceedings concerning the implementation of those rights […]. »

La question est maintenant de savoir si les autorités slovènes ont correctement appliqué ces principes dans leurs décisions :

« 75. […] The Court’s task in the present case is therefore to assess whether the reasons relied on by the Kranj District Court were relevant and sufficient, in particular having regard to the best interests of the children. However, in making this assessment, the Court will take into account not only the judicial decisions which discontinued the contact, but also the acts and omissions of the involved authorities, in particular the [Kranj Social Work] Centre, as they had a direct bearing on the situation on which such decisions were based […]. »

La Cour européenne des droits de l’homme relève que la cour d’appel de Ljubljana a opportunément maintenu le droit de visite du requérant, parce qu’il était dans l’intérêt des enfants, et nonobstant le désaccord de ces derniers :

« 76. […] The Court further observes that the Ljubljana Higher Court already in the first set of contact proceedings observed that the children, then twelve years old, refused to have contact with the applicant […]. The aforementioned court, however, did not deem the children’s negative attitude towards their father sufficient for discontinuing contact. »

La Cour européenne des droits de l’homme s’intéresse ensuite aux mesures prises par le centre d’action sociale de Kranj pour tenter de restaurer le lien entre le père et ses enfants :

« 77. As to the measures taken by the Centre in the implementation of the contact order, the Court observes that the welfare authorities organised a meeting with the parents before the first contact session with a view to reaching an agreement on how contact would be organised under the Centre’s supervision. They also talked to all three children together before the first contact session […]. It also appears from the case file that after each session two of the caseworkers of the Centre who were present at the contact sessions interviewed the children and the parents […]. No other measures seem to have been taken by the authorities. »

La Cour européenne des droits de l’homme dresse alors un constat accablant des lacunes observées :

« 79. […] The Court observes that the Centre, which was by virtue of [2008 contact order] entrusted precisely with the task of assisting the applicant and the children, failed to take any meaningful measures to address what the domestic courts, relying on the expert’s opinion, considered to be the root cause of the children’s negative attitude to contact […]. Moreover, the children were not offered any help or advice aimed at overcoming the alienation stemming from the fact that they had had no contact with their father for more than two years […].

« 80. Furthermore, it stems from the Kranj District Court’s decision of 9 February 2009 […] and the report of the Inspectorate […] that the sessions were not arranged in circumstances such as to encourage positive developments in the relationship between the applicant and his children. In particular, the sessions, which were organised in a rather formal environment on the Centre’s premises, lasted a few minutes at most and came to an end when the children, who were clearly not prepared in any way, left the designated room with the caseworkers […]. »

La Cour européenne des droits de l’homme reprend également à son compte les défaillances relevées par l’inspecteur des affaires sociales :

« 81. […] The Court notes that the Inspector appointed to audit the work of the Centre in the present case identified a number of other shortcomings concerning the way the welfare authorities had handled the case, including their bias in favour of [the children’s mother] and numerous omissions in providing services to the family […]. The audit report also noted that there had been no proper assessment of the situation and no action plan drawn up by the Centre for dealing with the case. The Inspector found the fact that the caseworkers had not identified the problems with the parents and had not acted accordingly as one of the reasons for the failed attempts in re-establishing contact […]. As outlined in the report, the manner in which the welfare authorities had dealt with the situation had helped to accentuate the difficulties in establishing contact between the applicant and the children. »

La Cour européenne des droits de l’homme critique aussi le refus des services sociaux de prendre en compte les propositions du père, alors que son comportement vis-à-vis de ses enfants n’a jamais été mis en cause et que sa bonne volonté était manifeste :

« 82. As regards the applicant’s conduct, the Court observes that he was never considered unsuitable for maintaining contact with his children. He repeatedly sought the assistance of caseworkers, and demonstrated an openness and readiness to work with professionals in order to achieve positive developments in his relationship with the children and to find the best arrangements for contact with them […]. In this connection, he proposed contact sessions outside the Centre’s premises, in a less formal environment in accordance with the interests of the children, the engagement of the school psychologist and the presence of an expert not related to the Centre during the sessions. The Centre did not follow any of the applicant’s suggestions. »

En regard, la Cour européenne des droits de l’homme blâme l’inaction des autorités face à l’absence de coopération et la mauvaise volonté de la mère :

« 83. The Court further notes that the applicant’s case was marked not only by the persistent refusal of contact by the children but also by the absence of active cooperation on the part of the other parent and the strained relationship between the applicant and the children’s mother. Even though it was never established that the mother had actively sought to thwart the implementation of the 2008 contact order, the Court cannot overlook the fact that following the order she categorically opposed the counselling process and any form of family therapy that would require her participation […]. The Court takes note of the Government’s objection that the mother’s conduct was the main obstacle to the contact, not the work of the Centre […]. It however emphasises that a lack of cooperation on the part of a custodial parent does not of itself absolve the authorities of their responsibility under Article 8 to take measures that can reasonably be demanded in the circumstances of the case to reconcile the conflicting interests […]. In this connection, the Court observes that the domestic authorities were well aware of the negative effect that the conflict between the parents had on the children, and recognised family therapy for the parents as the only viable option for the successful establishment of contact between the applicant and the children […]. Notwithstanding that, there is no indication in the case file that any measures were taken in response to [the mother]’s opposition to the counselling process or that this would have any consequences for her […]. »

La Cour européenne des droits de l’homme reproche tout particulièrement aux services sociaux de n’avoir pas pris de mesures appropriées face à l’obstruction de la mère :

« 84. It follows from the above that faced with the persistent refusal of the children and absence of active engagement of the other parent, the Centre failed to make sure that professional, targeted support was effectively provided to the children, which was critical for them to get used to the idea of seeing their father again, and to the parents, who needed assistance in recognising what was in the children’s best interests […]. The assistance of the Centre, as determined in a judicial decision […], was in the specific circumstances of this case therefore part of the necessary measures that the authorities were reasonably required to take in line with their positive obligations under Article 8 […]. However, in the present case, instead of taking the aforementioned measures, the welfare authorities after only four unsuccessful contact sessions applied to the Kranj District Court to have the contact between the applicant and his children discontinued […]. The Kranj District Court and the Ljubljana Higher Court followed the Centre’s application and discontinued the applicant’s contact with his children on the grounds that the forced supervised contact had caused the children mental distress and could harm their development […]. »

La Cour européenne des droits de l’homme reproche également aux juridictions nationales d’avoir décidé de supprimer le droit de visite du père en s’appuyant sur l’avis des services sociaux, lequel ne les liait pourtant pas, et sans avoir préalablement vérifié que leur mission avait été correctement effectuée :

« 85. The Court […] observes that, under the relevant domestic law provisions […], the courts in contact proceedings have to obtain an opinion concerning the best interests of the child from the social work centre but are not bound by the views of the centre expressed therein. […]

« 86. That said, the Court observes that the Kranj District Court and the Ljubljana Higher Court accepted the word of the caseworkers that they had done everything in their power to implement the 2008 contact order but did nothing to examine how well they had performed their activities or evaluate the effect of their inaction on the incumbent proceedings […]. The Inspectorate’s intervention, which revealed serious shortcomings in the Centre’s work in the applicant’s case, came only after the domestic courts had already discontinued the contact and the shortcomings could thus no longer be remedied […]. »

Enfin, la Cour européenne des droits de l’homme reproche aux juridictions nationales de n’avoir pas ordonné une thérapie familiale, préconisée par l’expert psychiatrique, sollicitée par le requérant, suggérée par les services sociaux et les juridictions elles-mêmes… mais refusée par la mère des enfants :

« 87. Lastly, the Court draws attention to the expert psychiatrist’s opinion that the possibility of establishing contact between the children and the applicant was only possible within the context of family therapy […] – a measure previously requested by the applicant and suggested by the Centre and the domestic courts […]. However, it notes that the domestic courts never ordered such therapy, even though they accepted it as the only viable alternative to the discontinuation of contact and as such in the children’s interests […]. As regards the Ljubljana Higher Court’s doubts as to whether [the children’s mother] could be legally forced to participate in family therapy […], the Court reiterates that it is for each Contracting State to equip itself with adequate and effective means to ensure compliance with its positive obligations under Article 8 of the Convention […]. With regard to its reference to the applicant’s personal characteristics as an obstacle to successful therapy […], the Court notes that this finding does not seem to be based on any evidence. The expert psychiatrist evaluated the possible success of the therapy at 80%, without mentioning any changes in the applicant’s behaviour as a prerequisite for it to be put in place. »

Conclusion :

« 88. In the light of the above considerations, the Court finds that in the present case the domestic authorities did not strike a fair balance between the applicant’s right to respect for his family life, on the one hand, and the aims referred to by the respondent Government, on the other, and did not discharge their positive obligations under Article 8 of the Convention. There has therefore been a violation of Article 8 of the Convention. »

La Cour européenne des droits de l’homme a alloué au père la somme de 20 000 euros pour préjudice moral, et 3 700 euros pour les frais et dépens – le père avait demandé respectivement 50 000 et 8 272 euros. La décision n’est pas encore définitive, puisqu’elle est susceptible d’un recours.

Comme d’habitude, cette procédure n’aura guère de conséquence pratique à court terme. Il n’y en aura même aucune pour ce malheureux père slovène qui, au terme de dix-sept ans de combat judiciaire (2002-2019), n’a plus aucune relation avec ses trois enfants, d’ailleurs devenus majeurs. Ni pour la mère aliénante, qui n’aura jamais été inquiétée pour son crime. Ni pour la république de Slovénie, condamnée à payer 23 700 euros, une somme – si elle est payée – totalement insignifiante, à peine supérieure au produit intérieur brut par habitant. De façon générale, il faut être bien conscient que les procédures menées devant la Cour européenne des droits de l’homme ne le sont que pour l’honneur et les principes. Et, en l’espèce, il est intéressant de relever que cet arrêt enracine encore un peu plus la notion d’aliénation parentale dans la jurisprudence européenne – le terme alienation apparaît à trois reprises dans le texte (§§ 30, 36 et 79).

Références
Cour européenne des droits de l’homme
Quatrième section
9 avril 2019
Affaire A.V. c. Slovénie (requête nº 878/13)

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