Interview de Marc Mangin

Marc Mangin (© D.R.)

Bonjour Marc. Pouvez-vous vous présentez à nos lecteurs ?

J’ai soixante ans, je suis self-made man, entièrement auto-fabriqué. Auteur plutôt qu’écrivain, je m’exprime par l’écrit et la photographie – j’ai tâté un peu toutes les formes d’expression dans ces domaines-là. J’ai débuté dans la presse, qui m’a appris les techniques de communication et d’écriture. J’ai notamment travaillé pour La Croix, Les Échos et Le Monde. Quand j’ai estimé en avoir fait le tour – la presse ayant peut-être aussi estimé avoir fait le tour de ma personne – et avoir la compétence pour écrire, j’ai décidé de m’émanciper, parce que le format offert par la presse est de plus en plus court, et qu’il inscrit de moins en moins l’information dans la durée. J’aborde d’ailleurs la question du temps dans mon livre : en s’inscrivant dans le temps présent, on perd peu à peu son histoire. Et moi, sans doute en raison de mon histoire, je suis très accroché au passé.

Vous me tendez-là une perche que je m’empresse de saisir ! Vous êtes assez prolixe dans votre livre sur une partie de votre histoire personnelle, votre orphelinat précoce, mais vous l’êtes beaucoup moins sur une autre, que vous vous êtes contenté d’évoquer à quelques reprises : j’ai cru comprendre que vous avez vécu en couple un certain temps et que vous avez perdu des enfants lors d’un divorce ou d’une séparation. Dans la mesure où, à mon avis, cela pourrait légitimer au moins une partie de votre propos, est-il possible d’en savoir davantage ?

Mon histoire de père n’est qu’évoquée, et très peu, parce que le livre est conçu du point de vue de l’enfant. C’est la raison pour laquelle c’est mon expérience filiale qui prime sur toute autre. Tous les témoignages qui sont cités dans le bouquin sont des témoignages filiaux. Ce n’est pas un plaidoyer pour le père, mais pour l’enfant.

Au nom des pèresLe livre s’intitule quand même Au nom des pères

Oui, parce que les enfants, qui n’ont pas droit à la parole, ont quand même droit à un père. Ils ont même d’abord et avant tout besoin d’un père, ne serait-ce que pour lui cracher dessus ! On a besoin d’un père, et on en a un, qu’on le veuille ou non. Et il faut faire avec : à mon avis, prétendre qu’on puisse faire sans reflète un gros problème, qu’on règle ensuite – ou pas.

Prenez les deux premiers exemples que je cite, Albert Camus et Jean-Paul Sartre. On résume le propos de Sartre à celui d’un type qui se contrefiche d’avoir eu un père, et qui même se complaît de n’en avoir pas eu. C’est une lecture réductrice des Mots. Même s’il évacue le problème dès le départ avec une pirouette, ce n’est pas du tout ce qu’il dit. On sent bien l’évolution de sa réflexion tout au long du bouquin, où il dit bien finalement qu’un petit coup de pied au cul ne lui aurait pas fait de mal – et il est sûr qu’alors il n’aurait pas été le même. Il le dit beaucoup plus tard que Camus, qui n’a jamais évoqué, ou n’a jamais eu besoin d’évoquer son père dans les quarante premières années de sa vie. Mais peu de temps après être lui-même devenu père, cette question est devenue pour lui centrale, essentielle. Tous ceux qui analysent l’œuvre de Camus disent que le père est un personnage central dans son histoire. Tellement central que, en dépit de son talent, c’est même le livre qu’il n’a jamais réussi à écrire. Même s’il est présent d’une certaine manière dans tous ses bouquins, le père n’a soit pas de consistance soit pas de parole.

Pour répondre à votre question initiale, oui, je suis père, de trois enfants, avec lesquels je n’ai plus aucune relation. J’ai deux garçons, aujourd’hui âgés de vingt-six et vingt-huit ans, qui s’en sortent plutôt bien sur le plan matériel. Ils se sont retrouvés avec un beau-père correct, qui a bien assuré, qui a vraiment fait le job. Et j’ai une fille beaucoup plus jeune, quinze ans, qui est dans une dérive totale.

Trois enfants issus de deux unions différentes ?

Oui, deux mères différentes, et des séparations qui continuent à nourrir des audiences judiciaires.

Ah ! Vous êtes donc encore dans le circuit ?

On ne peut jamais dire qu’on n’est plus dedans. Comme je le dis dans le bouquin, l’histoire ne nous appartient pas, c’est nous qui appartenons à une histoire, et j’appartiens à une histoire malheureuse qui concerne trois gamins qui n’ont pas de père. Quatre avec moi !

Vous appartenez à cette histoire, certes, mais vous avez aussi, comme tout un chacun, la possibilité d’en être un acteur. On peut se contenter d’être porté par le courant de l’histoire, mais on peut aussi essayer de le modifier.

Je me suis battu pendant vingt-deux ans, mais le bilan est globalement négatif. La première séparation a été un divorce qui a duré six ans. Je me suis battu pied à pied et l’histoire s’est terminée au pénal, où la mère a été condamnée à trois mois de prison avec sursis – ce qui l’a quand même définitivement calmée ! Mais j’ai bien vu que ce n’était pas la solution parce que, dans ce genre d’histoire, les enfants ne voient pas un père se battre pour eux : ils voient un homme se battre contre leur mère. C’est insupportable pour eux, et on a beaucoup plus à y perdre qu’à y gagner. Je l’ai entendu de la bouche de mes enfants : quand j’ai quitté la mère de mes fils, ils me disaient en face qu’ils voulaient que je revienne vivre avec elle. Ils avaient besoin de sentir qu’il y avait quelque chose entre leurs parents, ils exprimaient un besoin personnel d’amour de leurs parents. Pour des enfants, voir leur mère et leur père ensemble leur prouve qu’au moins un peu d’amour a présidé à leur naissance, et cela joue dans leur développement. C’est ce que j’exprime moi-même dans le bouquin lorsque je raconte comment j’ai été déposer les cendres de ma mère sur la tombe de mon père : oui, j’aurais aimé, une fois dans ma vie, voir mes parents ensemble. En fait, lorsqu’on entre dans un conflit, on a déjà perdu. C’est un échec, cela ne sert à rien.

J’avais quarante-trois ans lorsque j’ai divorcé, un âge où je pouvais encore être père, et je m’étais dit que, quoi qu’il arrive, je ne me battrais plus si je devais me retrouver dans cette situation. Quand j’ai rencontré une nouvelle compagne et que je me suis retrouvé père de nouveau, en 2002, j’ai demandé qu’on s’engage tout de suite sur deux points : qu’on mette en œuvre la résidence alternée de l’enfant en cas d’échec de notre relation de couple, et qu’on règle cette histoire entre adultes intelligents, sans l’intervention de tiers. Quand je me suis retrouvé de nouveau devant un juge aux affaires familiales j’ai donc dit que je ne me battrais pas, que je ne répondrais même pas aux demandes. Seul m’importait l’engagement pris au début de la grossesse. C’était cela ou rien. On m’a cité à comparaître à plusieurs reprises, toujours pour les mêmes histoires : déchéance d’autorité parentale, droit de visite et d’hébergement, pension alimentaire, etc. On pourra peut-être en reparler plus en détail, mais j’ai refusé le droit de visite et d’hébergement par principe : quatre jours par mois, ce n’est rien. C’est peut-être même pire que rien, parce qu’on oblige l’enfant à changer son rythme, à sortir de son quotidien, on le replonge dans l’insupportable séparation de ses parents.

J’avais donc décidé de ne pas me battre, mais, après la première décision du juge aux affaires familiales qui avait fixé la résidence de l’enfant chez la mère, j’ai quand même saisi le juge des enfants en 2008 parce qu’il y avait eu un premier signalement, suivi d’un rapport d’expertise psychologique dans lequel, si on le lisait intelligemment, on pouvait déceler quelques dérives. J’ai alors dit : attention, si on laisse cette enfant seule avec la mère, elle va dans le mur.

Puis, il y a cinq ans, l’enfant m’a appelé à l’aide : ma gamine se faisait frapper. Un témoin a vu son beau-père lui asséner un coup de poing au visage sur le chemin de l’école. Les services sociaux sont intervenus et ont rendu en 2012 un rapport accablant sur la façon dont cette enfant de dix ans était traitée par la mère. Quand ma gamine m’a appelé à l’aide, elle ne m’a pas dit ce qu’il se passait. J’ai trouvé étrange que la mère ne s’oppose à rien, et j’ai pensé qu’elle avait peut-être changé, que mon analyse était peut-être fausse et que je n’avais rien compris. Après quelques échanges avec les pédopsychiatres, il m’a quand même semblé qu’on me cachait quelque chose. J’ai alors donné un coup de pied dans la fourmilière pour voir ce qui allait se passer, et là on a été obligé de me donner les raisons du suivi pédopsychiatrique. J’ai repris contact avec un avocat, et nous avons déposé plainte pour violences volontaires sur mineure de moins de quinze ans par ascendant. Je sais ce qu’est le rejet, mais là je suis devenu l’objet de la haine de tout le monde : l’éducation nationale en tête, les services médico-sociaux, et l’institution judiciaire – je ne dis pas la justice, mot que je n’utilise pas une seule fois dans mon bouquin. Cela a duré six mois et, au final, rien ne s’est passé : il aurait fallu séparer l’enfant de sa mère, mais on l’a laissée à la dérive, de sorte qu’aujourd’hui elle est dans l’alcool, la dope, peut-être pire. L’enfant a elle-même demandé son placement il y a quelques semaines, mais le juge des enfants lui a refusé !

Le combat que j’ai mené m’a replacé dans la position de l’homme qui s’attaque à la mère, avec laquelle l’enfant était en fusion totale. Comme elles ne faisaient plus qu’un, s’attaquer à la mère c’était s’attaquer à l’enfant. Dans cette relation fusionnelle, l’emprise maternelle a atteint un stade tel que je ne vois même pas comment on pourrait encore la briser. Et j’ai tout perdu dans cette histoire : mon entreprise, un métier dans lequel j’étais reconnu et respecté, ma vie sociale. Je me suis retrouvé sur le trottoir.

Vous êtes malheureusement loin d’être le seul.

C’est justement là où il faut savoir qu’on n’est pas tout seul. Cela concerne quand même un million d’hommes, et il est statistiquement impossible que tous soient des « connards ». Je sais que certains pères déméritent, mais pas tous. C’est impossible. On ne peut pas dire que toute une catégorie sociale soit ainsi à jeter. Et c’est là que commence la réflexion du livre : ce n’est pas une question individuelle, la dimension sociale est plus importante. Comme je le disais tout à l’heure, l’histoire ne nous appartient pas, nous sommes dans une histoire, et l’histoire de l’humanité connaît une mutation sociale, notamment familiale, où s’inscrit la disparition des pères.

Nous reviendrons sur ce sujet, mais j’aimerais d’abord savoir si, dans les péripéties personnelles que vous venez de relater, vous avez pensé à un moment faire appel à une association telle que SOS PAPA ou si vous avez mené seul votre combat.

Je suis un ours, mais, pour l’affaire de ma fille, je me suis rapproché à un moment de Justice Papa, une lointaine dissidence de SOS PAPA. Je suis allé à leur permanence dans le centre de Paris. J’ai été très déçu et cela m’a complètement refroidi. Mon avocate de l’époque, réputée dans le milieu pour prendre la défense des pères, a totalement foiré la procédure. Nous nous sommes fait rétamer dès la première audience. C’était lamentable.

Pourquoi ce livre maintenant, et pas il y a dix ans ou dans dix ans ?

Instants damnésC’est un problème d’éditeur. J’ai écrit un livre de témoignage il y a dix ans, justement, qui n’a pas trouvé preneur mais qui a quand même fait l’objet d’une édition hors-commerce en 2009 sous le titre Instants damnés, dont les 150 exemplaires sont partis très vite. J’ai continué mon boulot d’écrivain, et il s’est trouvé qu’une éditrice qui avait lu ce texte, m’a demandé il y a deux ans, au cours d’un déjeuner, si j’avais un projet de livre. Je lui ai répondu, un peu sur le ton de la plaisanterie, que j’étais toujours attentif à la question des pères. Et elle m’a dit : on y va ! Et on y est allés. J’ai démarré en décembre 2015, nous avons signé le contrat au printemps 2016, et le bouquin a paru le 15 juin dernier.

Ce n’est pas forcément la bonne période pour ce genre de publication. J’en avais discuté avec l’éditeur du livre d’Hippolyte Romain, paru un mois plus tôt que le vôtre, et il m’avait dit que la promotion ne se ferait vraiment qu’à la rentrée.

Oui, l’été c’est la période du pavé de plage. Mais surtout, c’est un sujet polémique, et il va falloir se battre. Je sais d’expérience que revendiquer une place pour le père vous expose à l’insulte du moment : « masculiniste ». Si je ne le suis pas déjà, c’est ainsi que je vais être encore estampillé, notamment à cause du titre du livre.

Ce titre, c’est vous qui l’avez choisi ?

Oui.

Et vous n’avez pas eu de difficulté à le faire admettre à l’éditrice ?

Aucune.

Le titre est pourtant effectivement un peu provocateur. Vous connaissez le film In nomine patris ?

Non.

C’est un documentaire allemand sur les milieux estampillés « masculinistes », diffusé sur Arte en 2005 ; c’est en fait un reportage manipulateur, un montage comme tous les journalistes peuvent en faire. Et avant même d’avoir lu votre livre, le seul titre m’a fait penser qu’il s’agissait en quelque sorte de la réponse du berger à la bergère. Il n’y a donc pas de rapport ?

Non, aucun. Je ne réponds à personne. Je le répète, ce livre n’est pas un plaidoyer pour les pères, il pose simplement une question sur ce qui fait notre humanité. Qui sommes-nous ? Je me suis beaucoup documenté avant de me lancer dans l’écriture de ce livre. J’ai privilégié l’approche sociologique et je n’en démords pas : le meilleur moyen de stigmatiser une catégorie, c’est de nier l’histoire. N’oublions pas notre histoire, n’oublions pas d’où nous venons. Quand j’entends aujourd’hui les critiques du patriarcat, je souris car il a disparu depuis longtemps. Les pères ont été décimés par les guerres du XXe siècle. S’il n’y avait pas eu cette épuration, il n’y aurait probablement pas eu mai 68. La revendication de base, en mai 68, était que les garçons puissent aller dans les dortoirs des filles ! S’il y avait eu un patriarche imposant sa loi et se réservant toutes les femelles du clan, cela ne se serait pas passé. Mais la jeunesse n’était déjà plus sous l’influence du patriarche, et De Gaulle, le père de la nation, a naturellement basculé dans cette révolution. Le droit des pères au XXIe siècle n’a rien à voir avec le patriarcat, le machisme ou je ne sais quel masculinisme. Je ne pense pas que les hommes du XXIe siècle se battent pour un retour en arrière. Ceux de ma génération se sont battus pour le droit à la contraception et à l’avortement, contre le système machiste et patriarcal. Je me suis battu pour une société harmonieuse, où tous puissent vivre dans une certaine forme d’égalité et de respect mutuel.

France degaullinante

À propos d’histoire, j’ai relevé dans votre livre quelques points qui m’ont intrigué. Au moment de la révolution française, vous évoquez « le décret du 28 juin 1793 [qui] rend légal l’abandon maternel » (p. 158). Étrangement, vous ne mentionnez pas la loi du 20 septembre 1792, pourtant bien plus importante puisqu’il s’agit de la première légalisation du divorce en France, qui a très rapidement provoqué la dissolution d’un tiers des mariages avant que le Code civil de 1804 n’y mette un frein. Par ailleurs, vous soulignez très justement que « le changement des modes de production, au XIXe siècle, a éclaté les structures sociales » mais, très bizarrement, vous n’évoquez que le rapport au travail : « l’activité est devenu un travail, avec tout ce que mot porte en lui de contraintes et de souffrances » (p. 21). Comment se fait-il que vous n’ayez pas également évoqué l’éclatement de la première structure sociale qu’est la famille, alors qu’il a été la première conséquence de la révolution industrielle ? C’est un phénomène progressif, encore inachevé, mais du XIXe siècle aux lendemains de la Seconde guerre mondiale, la France est passée d’une société agricole et rurale à une société industrielle et urbaine ; la cellule familiale, qui était à la fois cellule de consommation et cellule de production, est devenue la cellule éclatée qu’on connaît aujourd’hui : chacun part travailler le matin de son coté et on ne se retrouve que le soir après une journée de travail, de sorte qu’on passe finalement plus de temps à l’extérieur qu’en couple et en famille. L’Organisation de coopération et de développement économiques a publié une étude en 2015 qui montrait que les parents français passent en moyenne seulement 1 h 42 de temps actif avec leurs enfants par jour. Tout cela, à mon avis, a été la conséquence la plus importante de la révolution industrielle.

Il ne m’est pas venu à l’esprit de mentionner la première loi sur le divorce parce qu’elle m’a paru secondaire : pour moi, le divorce est une histoire d’adultes, et j’ai voulu rester dans la problématique des enfants.

Un divorce a pourtant des conséquences très directes sur les enfants !

C’est vrai. C’est bien aussi la preuve que l’enfant est secondaire et que son intérêt n’est qu’un prétexte. On ne se soucie pas de l’intérêt de l’enfant dans les divorces ; si on s’en souciait, on imposerait à ses géniteurs d’assumer leurs responsabilités jusqu’au bout.

Quant à l’explosion de la cellule familiale, j’en parle, mais différemment, pas dans vos termes. Je rappelle que la structure sociale était assez regroupée jusqu’à une période assez récente et je suis bien d’accord pour dire que l’industrialisation a été l’un des moteurs de sa destruction. On a peu à peu remplacé une économie fermée par une économie plus ouverte, de consommation et de dépendance.

Il y a un autre point sur lequel j’aimerais également avoir davantage d’explications. Vous avez très bien vu le lien entre la loi Neuwirth de 1967 légalisant la contraception et la loi Veil de 1975 légalisant l’avortement : « Désormais, non seulement la femme a son mot à dire, mais la décision lui appartient. Elle détient le pouvoir d’avoir ou non un enfant et celui de choisir le moment le plus opportun de son arrivée. » (p. 59). J’attendais ensuite une question, que je n’ai pas trouvée : et le père là-dedans ? Depuis 1967, la femme exerce désormais seule le pouvoir de décider si elle veut un enfant, où elle le veut, quand elle le veut, et avec qui elle le veut – c’est-à-dire pas forcément son compagnon du moment. Et en 1975, on accorde de surcroît à cette mère potentielle déjà toute puissante un droit de vie et de mort sur l’enfant conçu, sans que le père ait son mot à dire. Face à cette omnipotence maternelle, quels droits peut encore revendiquer un père ?! J’attendais donc un développement sur ce sujet, mais vous poursuivez en égrenant des lieux communs – pardonnez-moi l’expression – sur les inégalités salariales.

En fait, c’est tellement évident que cela ne m’a pas paru mériter un développement. L’égalité commence par la reconnaissance de fonctions spécifiques à chacun et le respect des différences. Il se trouve que les embryons se développement dans un corps féminin, et il serait délirant que les hommes revendiquent – au prétexte de l’égalité femme-homme – de pouvoir enfanter. Le lien social n’existe qu’à travers le dialogue. Et d’ailleurs, plutôt que d’égalité – qui est un leurre – nous ferions mieux de parler d’accord. Il faut en permanence trouver des accords et c’est bien ce qui manque ; nos sociétés fonctionnent sur des diktats : j’ai le pouvoir, je suis le plus fort, donc j’impose ma loi. Et cela se retrouve au niveau de la procréation. Il m’est arrivé, comme à beaucoup d’autres, d’être confronté à la grossesse non désirée d’une partenaire qui avait décidé d’avorter sans même me demander ce que j’en pensais. Je l’ai accompagnée à l’hôpital Broussais, dans le quatorzième arrondissement de Paris, où nous avons rencontré une assistante sociale qui, elle, m’a quand même demandé ce que j’en pensais. Je lui ai répondu que j’aurais aimé qu’elle me demande mon accord – et en l’occurrence je n’étais pas d’accord. Mais je n’avais pas mon mot à dire.

Et vous me dites que ce n’était pas un sujet à développer !

Non. J’ai raconté cet épisode à Broussais dans Instants damnés, et j’ai pensé qu’il était inutile de marteler davantage, au risque que cela soit interprété comme un bras de fer, un règlement de comptes, de la rancœur. Vous avez d’ailleurs parfaitement compris que l’affaire était pliée ! En fait, l’argument que j’essaie de mettre en avant, c’est qu’il ne s’agit pas d’une histoire de mecs. La mère n’existe que parce qu’il y a un père. Éliminer l’un, c’est éliminer l’autre. Étant orphelin, j’ai bien vu que ma mère, voulant jouer les deux rôles, n’en jouait aucun. Notre espèce est programmée pour vivre en groupe, et c’est ce qui fait notre force. L’isolement nous fragilise. Si on veut détruire le couple, il suffit d’en éliminer un maillon, parce que la chaîne n’est jamais plus forte que le plus faible de ses maillons. Qui sont aujourd’hui les plus précaires dans la société ? Ce sont les femmes seules. Il y a ici une logique économique et sociale, qui s’inscrit pour moi dans le projet libéral : il est nécessaire de précariser socialement les individus pour en tirer le meilleur profit, les exploiter au meilleur coût, les plumer. Il faut être dans la précarité pour accepter un salaire de quelques euros, louer son ventre ou vendre ses organes. La mutation dont je parle s’inscrit dans le temps : elle va se réaliser en deux ou trois siècles. Nous sommes en plein dedans, mais elle a commencé au début du XXe siècle et se terminera très probablement au XXIIe. Reproduction et sexualité seront alors deux activités totalement scindées.

C’est déjà le cas avec la gestation pour autrui et la procréation médicalement assistée.

C’est un commencement mais les choses vont s’accélérer – pour ceux qui ont les moyens – quand on aura mis au point l’utérus artificiel, ce qui ne saurait tarder.

Arrivé à la fin de votre ouvrage, je suis resté sur… ma faim. Vous avez brillamment décrit un processus qui débouche sur une société déshumanisée, mais il m’a manqué une perspective d’avenir. Comme disait Lénine, maintenant, que faire ?

Je n’ai pas la prétention d’avoir les solutions. Beaucoup de gens l’ont. Cela fait près de quarante ans que j’en entends promettre l’inversion de la courbe du chômage, par exemple, mais le nombre de chômeurs a été multiplié par huit ou dix, si ce n’est plus, au cours de la même période. J’ai passé l’âge de croire aux promesses, je suis devenu un peu pessimiste, tant je suis convaincu que nous ne sommes pas animés par le désir de penser, de réfléchir. Et c’est pour cela que je ne propose pas mes solutions, parce qu’elles sont évidentes à celui qui pense. Plutôt que jouer Monsieur Je-sais-tout qui va dire ce qu’il faut faire, j’ai davantage voulu poser quelques questions et réfléchir à notre humanité. À quoi nous sert de parler ? Pensons-nous encore ? Qu’est-ce qui fait que nous sommes différents des arbres, des chèvres, des poissons ? C’est tout. Comme je l’ai déjà dit, nous vivons dans une histoire, et il faudrait être bien prétentieux pour en modifier le cours, surtout seul. Et le problème est là. Chacun travaille dans une perspective individualiste, et non pas sociale. J’ai milité très jeune dans des associations pendant de nombreuses années, dans des domaines très variés. Nous disions à l’époque que c’est dans un combat politique global, qui rassemble toute le monde, qu’on peut faire avancer les choses, faire bouger les lignes. Dans le combat féministe, par exemple, les femmes seules ne font rien avancer. Mais la société dans laquelle nous vivons ne va pas dans ce sens-là.

Il n’y a pas de marche arrière dans la vie mais, au fil du temps, j’ai quand même eu l’impression que ce que nous appelons le progrès est en fait une régression. Je vois bien que plus nous avançons et moins nous nous inspirons des leçons de l’histoire. Prenons par exemple l’éducation, qui est pour moi la plus grande imposture du XXe siècle : nous sommes à mille lieues de ce que l’histoire aurait dû nous enseigner pour aller de l’avant. L’éducation formate ce dont la société a besoin. Althusser disait que l’école avait remplacé l’Église comme appareil idéologique d’État : jusqu’à la fin du XIXe siècle, l’Église formatait des esprits obéissants vis-à-vis du pouvoir politique et social, et c’est l’école qui le fait aujourd’hui. Ma fille était en troisième cette année : 171 heures d’absence au troisième trimestre, des notes toutes proches de zéro, mais elle passe quand même en seconde ! Qu’a appris cette enfant ? Rien. Que forme-t-on là ? Rien. On a 87,9 % de réussite au baccalauréat, mais que vaut-il ? Rien. Le niveau de français des élèves de troisième aujourd’hui équivaut à celui des élèves de CM2 il y a trente ans. Nous ne sommes donc pas dans un processus de progression mais de régression.

J’ai l’impression que la réflexion sur ce qui fait notre humanité est partagée par un nombre d’individus non pas croissant mais de plus en plus restreint. Je suis donc assez pessimiste quand à l’avenir. Plutôt que de la réformer, en remettant en cause la place ou la position des uns et des autres, on a complètement laminé la famille. Lui, il fait chier ? Allez, hop ! on le dégage ! Il y a un problème dans le couple ? On vire le couple et on recommence ailleurs. Et sans rien changer : lorsque les membres d’un couple qui s’est séparé reforment une nouvelle union, ils n’ont généralement pas appris les leçons de cet échec. Tout le monde devrait savoir que la relation doit évoluer avec le temps. Si l’on espère que la passion des trois premiers mois va durer trente ans, on va évidemment à l’échec. Ce n’est pas cela, la vie de couple. Aux XVIIe et XVIIIe siècles, beaucoup avaient un amant ou une maîtresse, la vie de famille et la sexualité étaient scindées, et c’est peut-être cela l’avenir pour protéger nos enfants. On sait que pourrait être mis en œuvre dans les familles éclatées un processus où les enfants aient accès aussi bien à leur mère qu’à leur père, mais on ne le privilégie pas. Et si l’on sait que c’est la solution, mais qu’on ne la privilégie pas, c’est bien parce qu’on a l’intention de briser la famille. On a toutes les solutions : on sait ce qu’il faut faire, comment fonctionne un couple, ce qu’est l’éducation, quels sont les besoins d’un enfant aux différents stades de son développement, etc. Qu’est-ce qui empêche aujourd’hui de le mettre en place ? Je ne vois aucune politique en ce sens. Et je ne parle pas que de la politique d’un gouvernement, mais aussi de celle des pseudo-spécialistes de l’enfance – aide sociale ou éducation nationale – qui privilégient davantage leur carrière. On est donc bien face à une intention délibérée de maintenir la tête des gamins sous l’eau de manière à les abâtardir pour en faire ce dont la société a besoin. L’aide sociale à l’enfance travaille aujourd’hui pour la police de demain, elle fabrique aujourd’hui les délinquants qui rempliront les prisons de demain.

Vous prêchez un convaincu, mais vous n’avez toujours pas répondu à ma question : que faire ? J’entends bien que vous n’avez pas la prétention d’avoir la solution et il est vrai qu’il est extrêmement prétentieux de vouloir changer le cours de l’histoire ; il n’empêche que certains l’ont fait – pas forcément pour le mieux, certes, quand on pense aux exemples particulièrement sinistres de Napoléon Bonaparte ou Adolf Hitler. Quoi qu’il en soit, vous avez peut-être quelques éléments de réponse. Concrètement, faut-il par exemple créer un ou plusieurs mouvements, réagir à tel ou tel niveau ou soutenir telle ou telle initiative ?

Il faut prendre le contre-pied total de ce que se fait, en s’accordant sur un principe : un enfant a besoin d’un libre accès à sa mère et à son père.

Mais beaucoup de nos contemporains, notamment des femmes, ne sont pas du tout persuadés de la validité de ce principe et sont intimement convaincus qu’une mère suffit amplement à pourvoir à tous les besoins de l’enfant.

Je ne suis pas d’accord. Je me trompe peut-être mais je ne pense pas qu’une majorité de mères soit hostile aux pères. Ce n’est pas parce qu’une minorité est audible qu’elle devient une majorité. Voir deux personnes soutenir des propositions contradictoires ne signifie pas que les points de vue sont tranchés et que chacun d’eux recueille l’assentiment de 50 % de la population.

Certes, mais les majorités silencieuses font rarement l’histoire.

C’est bien ce qui justifie la nécessité d’une direction politique ! En tout cas, dans les sources que j’ai utilisées, j’ai été étonné par le nombre de femmes convaincues de la nécessité des deux parents. Et il y a énormément de femmes dans ma bibliographie.

Bibliographie où une absence m’a étonné, celle d’Évelyne Sullerot.

Quand j’ai rédigé le bouquin, j’avais une énorme masse bibliographique où je piochais des arguments en fonction de mes besoins, et il s’est trouvé que je n’ai pas eu besoin de ses textes, c’est tout. Mais elle faisait justement partie de ces femmes convaincues de l’importance de la présence du père pour le développement des enfants.

Pour revenir à votre question initiale, si on est d’accord sur le fait qu’un gamin a besoin de ses deux parents, et qu’il a besoin de connaître sa filiation, ses origines – parce qu’il ne s’agit pas seulement des parents, mais aussi des grands-parents, voire des arrière-grands-parents – , je pense qu’il faut en faire une règle d’action. Par exemple : en France, une femme accouche rarement seule à la maison, mais le plus souvent dans un hôpital avec un professionnel de la santé, médecin ou sage-femme, qui peut facilement rappeler cette règle : à partir de maintenant, c’est un engagement pour vingt-cinq ans, minimum. C’est-à-dire que pendant vingt-cinq ans il va falloir faire avec le père de l’enfant. Quant à celles et ceux qui s’y opposeraient, les mères qui refuseraient l’accès au père ou les pères qui se défileraient, une législation basée sur ce principe et spécifiant les droits et les devoirs des uns et des autres devrait les contraindre à assumer les responsabilités qu’ils ont contractées en donnant la vie à un être humain. Un être humain n’est pas un doudou, un objet. Décider de donner la vie à un être humain crée des responsabilités, avec des droits et des devoirs, et il faut faire en sorte qu’on ne puisse pas s’y opposer. Il n’y a de surpuissance ni de la mère ni du père : soit vous le comprenez tout seul, soit on va vous le faire comprendre.

Prenons un cas, statistiquement marginal mais d’actualité : le couple de lesbiennes qui a conçu un enfant avec un donneur anonyme, donc sans père, ou le couple d’homosexuels ayant acheté un enfant grâce à la gestation pour autrui. Comment les contraindre à respecter la règle ?

Soyons clairs : la gestation pour autrui et son corollaire, le commerce des enfants, ne sont pas des questions propres aux homosexuels et il me semble bien que ce projet a d’abord et surtout concerné des couples hétérosexuels. Nous sommes passés du désir d’enfant, qui supposait de se placer dans une relation procréative pour le satisfaire, au droit à l’enfant, qui repose sur une capacité financière à le concrétiser. Aujourd’hui, si vous en avez les moyens, peu importe que vous soyez dans une relation procréative, vous pouvez acheter un enfant. Auparavant, on achetait un chien ou une Rolls ; maintenant on peut avoir un chien qui parle, et avec lequel on va pouvoir communiquer.

J’ai des amis homosexuels qui sont pères. L’un notamment a trouvé une compagne pour réaliser son désir de paternité. Ils se sont mariés, ont fait deux gamins et les ont élevés ensemble. Les enfants ont aujourd’hui une vingtaine d’années et leur père est reparti vivre son homosexualité, en restant d’ailleurs marié avec la mère. Il n’a pas nié le fait que vouloir un enfant a un « coût » : un enfant a une mère et un père. Ce devrait être le seul coût de l’enfant. Tout a un coût.

Alors, si une femme préfère acheter un enfant plutôt que le concevoir en son corps parce qu’elle ne veut déformer ni son ventre ni ses seins, il y a un problème. C’est facile de faire un gamin, mais si on a un tel dégoût de l’autre qu’on ne peut l’approcher pour concevoir un enfant, il y a aussi un problème. Une combinaison femme-femme ou homme-homme est stérile, tout comme certaines combinaisons femmes-hommes, d’ailleurs, mais chaque élément de ces combinaisons pourrait trouver un autre pour ne plus être stérile. Et au pire, on n’a pas raté sa vie parce qu’on n’a pas eu d’enfant !

Quoi qu’il en soit, et pour revenir à votre question sur l’action à mener, il y a aussi un problème éducatif à résoudre. Notre société abêtit davantage sa population qu’elle ne la cultive. Il va donc falloir élever le niveau. Si on continue dans le sens impulsé depuis un demi-siècle, il est clair qu’on n’arrivera jamais à faire comprendre qu’on ne fait pas des gamins pour avoir des allocations.

Il faut donc renforcer la philosophie de la vie. Qui sommes-nous ? Qu’est-ce qui fait que nous ne sommes pas des bœufs ? C’est en cherchant la réponse que nous ne serons pas des bœufs, comme en produit la société de communication et de consommation telle qu’elle fonctionne. Si je parle d’une société déshumanisée, c’est parce que nous ne savons plus ce qu’est un être humain. Nous sommes malheureusement tellement avancés dans cette évolution sociale que je perçois difficilement la marche arrière. Je cite par exemple dans mon bouquin (p. 180) un propos d’Axel Kahn, membre du Comité consultatif national d’éthique, qui, sur un plateau de télévision où il était invité avec Élisabeth Quin, assimilait un ensemble mère-enfant à un couple. Il y a des glissements sémantiques qui font qu’aujourd’hui le sens même d’un être humain nous échappe. Et le problème est là : qu’est-ce qu’un être humain ?

Nous vivons dans le temps présent et pas dans une histoire qui nous dépasse en amont et en aval. Or, le patrimoine génétique d’un enfant provient pour moitié de chacun de ses parents, et donc aussi pour un quart de chacun de ses grands-parents, pour un huitième de chacun de ses arrière-grands-parents, etc. Ce patrimoine inscrit l’enfant dans une histoire respectable. Tous ses ancêtres sont respectables, quand bien même auraient-ils été bandits ou putains, ou tout ce qu’on veut, parce que l’individu n’existerait pas s’ils n’avaient pas été dans cette chaîne. Et l’individu ne serait pas non plus ce qu’il est s’ils n’avaient pas eu la vie qu’ils ont eue : le corps de l’individu ne serait pas aujourd’hui immunisé contre telle maladie si tel de ses ancêtres ne l’avait pas eue à telle époque, la constitution de l’individu ne serait pas aujourd’hui ce qu’elle est si ses ancêtres n’avaient pas eu telle alimentation, etc. On est bien au-delà des seuls parents, ou de la goutte de sperme qu’on va acheter dans une banque : c’est toute une histoire. Nous portons en nous les histoires cachées, les traumatismes de nos grands-parents, arrière-grands-parents, etc. C’est cela qu’il faut faire admettre par l’éducation : chaque individu s’inscrit dans une filiation. Et il faut ensuite organiser le cadre social sur cette base.

Une autre chose qu’il faut faire comprendre, c’est la singularité, l’unicité de la mère et du père. D’une part, la mère et le père sont normalement les seules personnes qui soient désintéressées par rapport à leurs enfants, contrairement au curé ou à l’instituteur, par exemple, qui eux accomplissent une mission. Chez les parents, il n’y pas de calcul, le magasin est ouvert vingt-quatre heures sur vingt-quatre, les enfants peuvent leur demander ce qu’ils veulent. D’autre part, et surtout, on peut avoir plusieurs copains et copines, plusieurs enfants, plusieurs épouses ou époux, plusieurs grands-parents, plusieurs oncles et tantes, etc., mais la mère et le père sont uniques. Cela veut dire que nous n’avons pas de point de comparaison pour les comprendre. Il faut faire un effort, admettre que mère et père sont aussi femme et homme, qu’ils ont des qualités mais aussi des défauts. C’est à la fois une des grandes difficultés et une des grandes richesses de la relation filiale : il n’y a pas de choix, il n’y a pas de point de comparaison, il faut faire avec… Or, dès la naissance, tout nous pousse à nous organiser dans un système de comparaison : on apprécie le goût du café qu’on boit par rapport à ceux qu’on a déjà bus, on apprécie une musique inconnue par rapport à sa formation musicale antérieure, etc. Mais là, quelle est notre « formation parentale » ? Il n’y en a pas.

Les enfants comparent souvent leurs parents à ceux de leurs copains, et c’est toujours mieux chez les autres ! Mais je comprends bien votre propos, que j’approuve tout à fait. Je voudrais revenir sur un point évoqué tout à l’heure lorsque je vous disais que des femmes sont intimement convaincues qu’elles peuvent être un parent unique pour l’enfant. Malheureusement, de nombreux pères partagent cette conviction. Vous évoquez dans votre livre la question des pères démissionnaires, et j’ai été énormément frappé par le nombre de pères qui viennent à SOS PAPA en ayant accepté que la résidence habituelle des enfants soit fixée chez la mère après un divorce ou une séparation. Ils se considèrent eux-mêmes comme des parents secondaires, se satisfont d’un droit de visite et d’hébergement qui ne leur permettra de voir leurs enfants que quatre jours par mois, et viennent seulement parce que cela ne se passe pas bien – sans remettre en cause à aucun moment la résidence chez la mère. Ils ont en fait intériorisé leur statut de sous-parent. Et ils constituent la majorité des pères qui viennent à SOS PAPA. Du coup, c’est aussi l’argument majeur qu’on nous oppose systématiquement : on ne peut pas parler de discrimination des pères par le système judiciaire, puisque celui-ci ne fait qu’entériner le choix de la majorité des parents, à savoir que la résidence des enfants soit fixée chez la mère. Ce qui veut dire, en reprenant un terme que vous venez d’utiliser, que de nombreux pères ne se considèrent pas comme uniques, et qu’ils pensent que le seul vrai parent est la mère. Que peut-on faire pour lutter contre ce phénomène ?

Je pense qu’on peut difficilement évaluer la masse des pères démissionnaires, parce qu’on peut facilement en devenir un contre son gré. Moi, par exemple, je suis aujourd’hui considéré par l’institution judiciaire comme un père démissionnaire, alors que je n’ai pas l’impression d’en être un. Mais je suis considéré comme tel parce que je refuse d’exercer un droit de visite et d’hébergement, pour les raisons que j’ai sommairement exposées au début de notre entretien. En réalité, c’est parce que je ne peux pas faire entendre ma voix : tout ce que je peux dire est balayé d’un revers de main. Je ne lis même plus les décisions judiciaires ! Et je ne comprends toujours pas comment j’ai pu me faire lyncher par les juges aux affaires familiales. Je suis peut-être prétentieux, j’ai peut-être une trop haute opinion de moi-même, mais j’ai quand même l’impression d’avoir manifesté un peu d’intelligence et de réflexion en expliquant les choses : je me suis fait lyncher. Et il n’y a pas eu que moi. Je me suis remarié avec un médecin il y a déjà un certain nombre d’années : elle a essayé d’analyser, elle est intervenue, elle a fait part de ses observations… et elle a été menacée de poursuites par un juge aux affaires familiales ! Je suis repassé au tribunal il y a quinze jours. J’étais seul, la mère n’était pas là – elle avait prévenu depuis longtemps qu’elle ne viendrait pas. Eh bien ! même en face à face, pendant quatre minutes j’ai eu droit à : taisez-vous, vous êtes démissionnaire, vous êtes un salaud !

Je pense donc qu’un certain nombre de ces pères « démissionnaires » a conscience qu’un bras-de-fer avec la mère à propos de la résidence des enfants ne pourra qu’échouer : ils vont se faire démolir. L’information circule depuis quand même une vingtaine d’années : beaucoup de pères d’aujourd’hui ont connu ces histoires lorsqu’ils étaient enfants, et ils savent que le père se fait lyncher. S’ils ne veulent pas subir le même sort, ayant vu comment les choses se passaient autour d’eux, ils ont l’intelligence d’éviter le conflit en acceptant le minimum et en s’écrasant, pour se préserver et préserver un minimum de relation avec leur enfant.

Le conseil que je donnerais aujourd’hui aux pères qui ne sont pas d’accord avec la mère de leur enfant, c’est : n’entrez pas dans un contentieux.

Une dernière question : maintenant que ce livre est publié, que comptez-vous faire ? Allez-vous vous reposer sur l’attachée de presse de votre éditeur ou allez-vous essayer de le défendre vous-même ?

L’ouvrage est publié par une maison très respectable, qui a un staff conséquent auquel je fais confiance. Mais les succès d’édition ne sont pas programmés et je ne sais pas quel est l’avenir de ce bouquin. Je sais par expérience qu’un ouvrage se vend d’abord sur la notoriété de son auteur – la mienne est nulle depuis que je suis sur la touche – et sur celle de l’éditeur – le mien en a une bonne, et le tirage est correct pour un essai. Je pense qu’il peut tenir un peu dans la mesure où les essais marchent plutôt mieux que la littérature : ce n’est pas du périssable qui sera dépassé dans trois mois. Il y a eu un service de presse conséquent. Cela dit, aucun des journalistes que je connais personnellement n’a accusé réception du livre.

Pour avoir été journaliste pendant trente ans, et pour en avoir formé énormément au début des années 2000, je ne me fais pas beaucoup d’illusions. La presse donne de la visibilité aux libraires, mais il ne faut pas négliger le bouche à oreille. C’est le principal média pour la culture. C’est en parlant autour de nous des livres que nous avons aimé que nous en faisons la promotion. Nous avons aussi pas mal communiqué du côté des associations, sans beaucoup de succès pour l’instant.

Vous et votre attachée de presse n’avez malheureusement rien à espérer des associations de pères. Là non plus, il ne faut pas se faire la moindre illusion : les pères s’occupent de leur nombril et de leurs problèmes individuels. C’est par contre un sujet qui peut intéresser les associations familiales.

Nous n’avons eu pour l’instant aucun retour, ce qui confirme ce que j’ai écrit dans mon bouquin : nous avons tous été isolés les uns des autres. J’appartiens à une époque où il y avait des contre-pouvoirs partout : des associations hyperactives, des lieux, etc. Les médias étaient l’une des composantes du lien social. Tous ces contre-pouvoirs disposaient chacun d’une feuille de chou, d’une petite lettre de liaison. L’information circulait parmi des « acteurs ». Aujourd’hui, j’ai l’impression qu’il n’y a plus que des consommateurs, assis devant leur télévision à attendre ce qu’elle va leur vendre. Le pouvoir a absorbé les contre-pouvoirs, il les a annihilés.

Marc Mangin (© D.R.)

Marc Mangin (© D.R.)

Références
Auteur : Mangin (Marc)
Titre : Au nom des pères
Édition : Paris, Presses de la Cité
Description : 224 pages
Prix : 19,50 €
Sortie nationale le jeudi 15 juin 2017
Pro memoria

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