Fausses allégations d’abus sexuels dans les divorces : les affirmations discutables de Jean-Luc Viaux

Colloque “L’aliénation parentale : mythe et réalité”

Lors du colloque « L’aliénation parentale : mythe et réalité » organisé le 25 juin 2021 par l’Institut du droit de la famille et du patrimoine, le professeur de psychopathologie Jean-Luc Viaux a dit que les fausses accusations d’abus sexuels dans les divorces sont rares. Plus précisément, à 34:00 dans la vidéo du colloque, il déclare :

« Quant aux fausses allégations d’abus sexuels dans les divorces, elles sont rares… Moi, je peux l’affirmer, parce que je suis le seul en France à avoir fait une étude là-dessus pour le compte du ministère de la Justice. »

Étude des dossiers d’allégations d'abus sexuels dans les séparations parentales contentieusesUne affirmation aussi catégorique, énoncée par un professeur des universités, ne peut que s’appuyer sur une étude dûment validée par la communauté scientifique. Intrigué, j’en ai cherché les sources. Je n’en ai trouvé aucune trace, ni dans la littérature scientifique ni même sur le site internet du ministère de la Justice. Je suis cependant tombé sur une version de ce rapport sur un site associatif. C’est mieux que rien. Voilà enfin une base sur laquelle travailler.

Remarquons tout d’abord que le statut épistémologique de ce document est quelque peu flou. S’agit-il d’un rapport ou bien d’une étude scientifique ? Une étude scientifique produit des connaissances nouvelles et doit être soumise à validation auprès de la communauté scientifique. Un rapport, habituellement, se contente de réaliser une synthèse de connaissances existantes dans le but de formuler des éléments de réponse à une question posée par un commanditaire.

Il y a bien un commanditaire (le ministère de la Justice). Il y a bien une question posée (p. 3) :

« Le point de départ de cette étude a été la question posée par des associations concernant les AAS (allégations d’abus sexuel) dans les contentieux entre parents. Ces allégations semblent être en augmentation si l’ont s’en tient à l’observation des échos médiatiques, voire la création de collectifs spéciaux mettant en cause des intervenants judiciaires […]. Il n’existe en effet aucune comptabilisation de ce type d’affaire dans les statistiques judiciaires et les chiffres évoqués sont peu étayés.

« La nature de ces affaires tient-elle à l’imperfection du dispositif judiciaire, à une méconnaissance, aux problèmes techniques d’investigation ? »

La commande est donc claire : le ministère de la Justice s’inquiète du tapage médiatique fait par des associations de parents autour de la question des fausses accusations d’abus sexuels, constate que les données manquent, et demande à une équipe universitaire un rapport sur le sujet.

À partir de là, il faut distinguer deux réponses possibles à cette demande :

  • produire des connaissances nouvelles, puisque les données manquent ;
  • synthétiser des connaissances existantes pour apporter des éléments de réponse aux questions posées par le ministère.

Produire des connaissances nouvelles ne peut se faire que dans un cadre scientifique, avec validation par la communauté scientifique.

Pour le reste, les auteurs du rapport sont certes tenus à une éthique professionnelle de par leur statut universitaire, mais ce qu’ils écrivent n’engage qu’eux.

Les auteurs du rapport ont malheureusement mélangé ces deux aspects. Un travail qui s’apparente à de la recherche scientifique a bien été mené, avec constitution d’un corpus et analyse de ce corpus. Un travail de synthèse a bien aussi été réalisé, avec par exemple des analyses de jurisprudences, des descriptions de cas types, et des réponses aux questions posées par le ministère. Mais les deux approches ont été malencontreusement imbriquées.

Le problème est surtout que je n’ai trouvé aucune trace d’une publication scientifique qui viendrait valider la partie du rapport qui prétend produire de nouvelles connaissances. Manifestement, la seule publication qui en est issue est la suivante : Viaux (Jean-Luc), « Allégations d’abus sexuel dans les divorces : une étude en France », Le Journal des psychologues, nº 225, mars 2005, pp. 63-67.

Le Journal des psychologues est sans doute un journal sérieux, mais c’est un organe de presse de vulgarisation. Ce n’est pas une revue scientifique à comité de lecture. Et l’article en question, que j’ai pu me procurer, est bien un article de vulgarisation et sûrement pas un article scientifique.

On peut alors s’interroger : dans un monde universitaire où publier est une nécessité vitale pour l’avancement de carrière, pourquoi aucune publication scientifique n’est-elle venue valider ce travail de recherche ? Et un doute surgit alors : ne serait-ce pas parce que la solidité de ce travail et de ses résultats ne le permettait pas ?

Voyons cela plus en détail.

L’étude a été dirigée par le professeur Jean-Luc Viaux, assisté d’une professeure en droit, d’un maître de conférence, d’une doctorante et d’un étudiant en psychologie. L’équipe a travaillé à partir de deux types de corpus :

  • les dossiers en affaires familiales traités en 1997 et 1999 par le tribunal de grande instance d’Évreux (tribunal de taille moyenne et situé sur un territoire semi urbain) et par le tribunal de grande instance de Nanterre (grosse juridiction urbaine) ;
  • les dossiers traités par la brigade des mineurs de Paris en 1999.

Jean-Luc Viaux indique (à 34:15 dans la vidéo mentionnée plus haut) que son équipe a ainsi lu trente mille dossiers, ce qui représente une énorme quantité de données, et une énorme quantité de travail.

Le corpus paraît sérieux, le travail est conséquent. Mais les résultats attendus n’ont pas été au rendez-vous.

Le rapport insiste sur la difficulté qu’il y a extraire de ces corpus des chiffres concernant spécifiquement les abus sexuels, ceci en particulier pour les deux raisons ci-dessous :

  1. Le périmètre de l’enquête nécessitait de sélectionner les dossiers de parents séparés dans lesquels une accusation d’abus sexuel avait été émise. Mais en affaires familiales cela ne correspond à aucune catégorie juridique qui serait identifiable à partir d’une quelconque classification. La seule façon de repérer ces dossiers est la lecture de l’intégralité des ordonnances et jugements rendus. Or, les pratiques des juges en matière d’exposé des motifs sont diverses, et les moyens présentés par les parties y sont plus ou moins bien transcrits et détaillés. Ce repérage est donc difficile, et inévitablement lacunaire. Ainsi, les auteurs précisent : « Nous avons dû retirer de l’étude certains dossiers ne comportant pas suffisamment de données : une seule mention dans une décision JAF d’un abus sexuel supposé ne permet pas d’analyse en l’absence de tout document » (p. 23).
  2. Beaucoup de ces histoires familiales se poursuivent sur plusieurs années, parfois dans plusieurs juridictions. Les auteurs constatent qu’« il est difficile par ce seul moyen d’avoir une reconstitution très précise d’une histoire, et des problèmes que pose la prise de décision face à une situation où un enfant (ou un parent) dénonce un abus sexuel de l’autre (ou d’un proche) » (p. 8) et que « l’accessibilité des archives est relative » (ibid).

La pertinence des résultats statistiques ainsi obtenus est donc fragile. Le rapport ne le cache pas.

Dans ces conditions, entendre Jean-Luc Viaux, vingt ans plus tard, pérorer « Moi, je peux l’affirmer, parce que je suis le seul en France à avoir fait une étude là-dessus » laisse songeur…

Faut-il en conclure que les fausses allégations d’abus sexuels seraient monnaie courante ? Sûrement pas. À ma connaissance, aujourd’hui encore, aucune étude solide n’existe en la matière. Tout ce que l’on peut conclure est qu’il est aujourd’hui impossible de répondre avec un degré de certitude raisonnable à cette question, contrairement à ce que voudrait faire croire Jean-Luc Viaux.

J’ajoute qu’il m’apparaît probable, a priori, que les fausses accusations d’abus sexuels ne constituent pas un phénomène massif. Pour autant elles existent. On ne peut balayer d’un revers de main le drame de parents privés de leurs enfants, voire condamnés à tort. On ne peut balayer d’un revers de main le drame d’enfants privés d’un parent, et injustement condamnés à vivre avec l’infamante étiquette d’indignité de leur ascendance.

Bien d’autre choses pourraient être dites à propos de ce rapport, en particulier que ses conclusions paraissent avoir été rédigées bien plus en vue de faire plaisir à son commanditaire, le ministère de la Justice, qu’avec un souci de rigueur scientifique. L’objet du présent billet n’était que de réagir à la déclaration de Jean-Luc Viaux le 25 juin dernier.

Addendum du 27 septembre 2021

Jean-Luc Viaux déclare qu’il y aurait, selon lui, une à deux fausses allégations d’abus sexuels pour mille dans les divorces (34:25 dans la vidéo référencée plus haut). Ce chiffre n’a manifestement aucun sens. Comme effet de manche, il réussit à donner une impression d’insignifiance. Mais d’où vient-il ? Et de quelle proportion de fausses allégations s’agit-il ?

Jean-Luc Viaux indique sur ses supports de présentation que ce une à deux pour mille serait issu du rapport réalisé pour le compte du ministère de la Justice (voir la capture d’écran en tête de ce billet). Cependant, je ne l’ai trouvé nulle part dans le rapport en question. Plus grave, je n’y ai trouvé aucune trace de données ou conclusions qui permettraient d’inférer quoi que ce soit d’un peu solide concernant la proportion des fausses allégations. Si Jean-Luc Viaux ou quelqu’un de son équipe venait à lire ce billet, je les remercie par avance de bien vouloir m’éclairer à ce sujet en laissant un commentaire.

Mais d’abord, de quelle proportion parle-t-on ? S’agit-il :

  1. Du ratio nombre de fausses allégations d’abus sexuels / nombre d’allégations d’abus sexuels en affaires familiales ?
  2. Du ratio nombre de fausses allégations d’abus sexuels / nombre global des procédures en affaires familiales ?

Ce sont deux choses très différentes. Or, Jean-Luc Viaux n’est pas clair à ce sujet. Il laisse vaguement entendre qu’il parlerait du premier ratio, mais le chiffre qu’il donne relève a priori plutôt du second.

Dans le premier cas, ce chiffre serait assez extraordinaire. Sur mille allégations d’abus sexuels en affaires familiales, il n’y aurait qu’une à deux fausses accusations ? Une affirmation aussi énorme nécessiterait d’être appuyée par de très solides données et de très solides analyses. Voyons cela.

Le rapport indique que parmi l’ensemble des dossiers de tribunaux de grande instance étudiés, les chercheurs ont trouvé des mentions d’allégations d’abus sexuels dans « 87 dossiers pour environ 15 000 décisions dépouillées » (page 9). Il faudrait qu’on m’explique comment on obtient une proportion de l’ordre de un sur mille à partir d’un corpus de quatre-vingt-sept dossiers… Ceci d’autant plus que – c’est explicite dans le rapport – les chercheurs n’ont pas pu déterminer si ces quatre-vingt-sept allégations se sont finalement révélées fausses ou vraies, les données dont ils disposaient ne le permettant pas – ce que l’on comprend aisément : il est extrêmement difficile de démêler le vrai du faux en la matière, et tenter de le faire nécessiterait a minima de suivre l’enchaînement des procédures au fil des années ; les auteurs du rapport indiquent n’avoir pas pu le faire.

Les auteurs du rapport ont par ailleurs étudié les dossiers de la Brigade des mineurs de Paris pour l’année 1999. Ils y ont relevé vingt-trois affaires d’abus sexuels dans un contexte de séparation parentale. Excepté deux cas de viol attesté, là encore les chercheurs n’ont pas pu déterminer si ces allégations se sont révélées finalement fausses ou vraies. Néanmoins, on apprend à la page 17 du rapport que parmi quatre dossiers typiques des scénarios mis en avant par les associations parentales, le soupçon de fausse allégation est quasi certain pour l’un d’entre eux. On en déduit que la proportion de fausses allégations observée sur ce corpus par l’équipe de Jean-Luc Viaux est d’au moins une sur vingt-trois. Comment Jean-Luc Viaux passe-t-il de ce a minima une sur vingt-trois – et potentiellement plus, la véracité ou non de l’allégation n’ayant pu être établie que pour trois dossiers sur les vingt-trois du corpus – à l’insignifiant une ou deux pour mille ? Mystère.

Au final, si ce chiffre de une à deux pour mille devait être interprété comme étant la proportion nombre de fausses allégations d’abus sexuels / nombre d’allégations d’abus sexuels, il ne reposerait sur rien, et entrerait en contradiction avec le contenu même du rapport que Jean-Luc Viaux cite comme en étant la source.

Ce chiffre de une à deux pour mille pourrait-il alors refléter un ratio nombre de fausses allégations d’abus sexuels / nombre global des procédures ? L’ordre de grandeur serait a priori alors plus crédible, mais il ne reposerait toujours sur rien, puisque rien dans le rapport ne permet de chiffrer le nombre des fausses allégations. Peut-être s’agit-il d’une évaluation au doigt mouillé ? Quoi qu’il en soit, cela entraîne alors des corollaires auxquels Jean-Luc Viaux n’a peut-être pas pensé. En effet, le rapport indique que, dans les tribunaux de grande instance étudiés, les chercheurs ont trouvé des mentions d’allégations d’abus sexuels dans « environ 5,5/1000 » dossiers (page 9). Une proportion d’une fausse allégation pour mille dossiers rapportée à 5,5 allégations pour mille dossiers signifierait 18 % de fausses allégations. Une proportion de deux fausses allégations pour mille dossiers signifierait 36 % de fausses allégations. Jean-Luc Viaux prétendrait-il donc finalement que, selon lui, entre 18 % et 36 % des allégations d’abus sexuels sont fausses ?


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