Conflit familial entre l’Angleterre et l’Espagne (2e round)

Courts and Tribunal Judiciary

La High Court of Justice (Family Division) a rendu aujourd’hui une intéressante décision dans une affaire internationale de divorce assez complexe et conflictuelle dont nous nous sommes déjà fait l’écho – voir notre chronique du 14 septembre 2017, dont nous reprendrons l’essentiel plus bas. Le règlement (CE) nº 2201/2003 du Conseil du 27 novembre 2003 relatif à la compétence, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière matrimoniale et en matière de responsabilité parentale, dit « règlement Bruxelles II bis », est cette fois encore au cœur de la procédure. Nonobstant certaines particularités du régime de common law en vigueur outre-Manche, cette chronique pourrait aussi intéresser certains de nos lecteurs puisque les principes en cause ont une valeur pratiquement universelle.

Contexte

En l’espèce, un couple espagnol s’était marié en 2002 et avait eu un premier enfant l’année suivante. Le couple s’était installé en 2006 en Angleterre, où il avait eu un deuxième enfant la même année. La famille était retournée en Espagne en 2011, puis les parents s’étaient séparés en 2013. La mère avait intenté une procédure de divorce en septembre 2013, en demandant que les enfants vivent avec elle en Angleterre, où elle avait trouvé un emploi. Un tribunal espagnol ayant accueilli cette demande à titre provisoire, la mère et les enfants avaient déménagé au Royaume-Uni en décembre 2013. Conformément à l’ordonnance provisoire, les enfants passaient un mois chaque été et une semaine à Noël avec leur père en Espagne (jugement du 3 février 2020, §§ 4-5).

Dans le cours de la procédure de divorce qui se poursuivait, une psychologue nommée par le tribunal de première instance de Pamplona rapporta le souhait exprimé par les deux enfants de vivre avec leur père. Le tribunal de Pamplona rendit son jugement définitif en juin 2016, fixant la résidence des enfants chez leur père en Espagne et accordant à la mère un droit de visite et d’hébergement pendant les vacances scolaires. La mère (cardiologue) était par ailleurs condamnée à payer une pension alimentaire mensuelle de 500 euros pour chaque enfant (§§ 6-7).

La mère fit bien sûr appel de la décision en septembre 2016 et enleva les enfants pour les ramener en Angleterre. Le tribunal espagnol rendit peu après une ordonnance intimant à la mère de ramener les enfants en Espagne et la condamnant à une astreinte de 100 euros par jour de non exécution. Le père déposa le mois suivant une requête auprès des juridictions anglaises pour que soient localisés ses enfants et que les décisions espagnoles soient exécutées (§ 8).

En raison de la procédure d’appel pendante en Espagne, la requête du père fit l’objet d’un sursis à statuer en novembre 2016 (application de l’article 27 du règlement Bruxelles II bis), et un tuteur fut désigné pour représenter les enfants, admis comme parties à la procédure devant la juridiction anglaise. Alors âgés de onze et quatorze ans, les enfants exprimèrent clairement à leur tuteur leur souhait de rester en Angleterre avec leur mère et lui confièrent que c’était leur père qui les avait persuadés de dire à la psychologue espagnole qu’ils voulaient vivre en Espagne (§§ 9-10).

Un petit incident eut lieu en avril 2017 : alors que les enfants devaient passer les deux semaines de vacances de Pâques en Espagne avec leur père, icelui les emmena en Extrême-Orient avec l’intention d’y rester. L’aide du consul d’Espagne à Jakarta permit à la mère de retrouver les enfants en Indonésie et de les ramener en Angleterre (§ 12).

La cour d’appel espagnole décida en juillet 2017 de faire procéder à de nouvelles auditions des enfants. Le père déposa alors une plainte à la fin du mois suivant afin que la mère soit arrêtée lorsqu’elle amènerait les enfants en Espagne pour l’audition prévue en septembre – ce que la mère se garda bien de faire (§ 14).

Premier round

C’est dans ce contexte que s’était déroulée l’audience du 4 septembre 2017 devant la High Court of Justice (Family Division), qui a donné lieu au jugement précédemment commenté. Le juge Andrew Baker avait dû notamment y déterminer (jugement du 14 septembre 2017, § 17) :

  1. la compétence des tribunaux d’Angleterre et du Pays de Galles pour rendre des décisions concernant les enfants ;
  2. la suite à donner aux démarches du père pour faire reconnaître et exécuter les décisions espagnoles ;
  3. la nécessité de demander au tribunal espagnol de transférer la procédure à la juridiction anglaise, sur le fondement de l’article 15 du règlement (CE) nº 2201/2003 du Conseil du 27 novembre 2003 relatif à la compétence, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière matrimoniale et en matière de responsabilité parentale, dit « règlement Bruxelles II bis ».

La détermination des deux premiers points n’avait pas posé de problème. Il était évident que les tribunaux d’Angleterre et du Pays de Galles n’étaient pas compétents puisque les juridictions espagnoles avaient été « first seised », au sens de l’article 19, paragraphe 2, du règlement Bruxelles II bis, et que la procédure initiale de divorce ainsi que la procédure d’appel se poursuivaient toujours « seamlessly » devant les tribunaux espagnols (§ 21). Prenant par ailleurs acte de l’appel en instance, de l’irrésolution du père sur ce point et des souhaits explicites des enfants, le juge Andrew Baker avait estimé qu’il n’était pas opportun de remettre en cause le sursis à statuer sur la requête en reconnaissance et exécution des décisions espagnoles (§ 23).

Restait donc à déterminer l’opportunité de demander le transfert des procédures d’Espagne en Angleterre. L’article 15 du règlement Bruxelles II bis stipule que cette procédure exceptionnelle ne peut avoir lieu que lorsque l’enfant a un lien particulier avec un État membre, dont les juridictions seraient mieux placées pour entendre l’affaire (ou une partie spécifique d’icelle), et que le transfert serait conforme à l’intérêt supérieur de l’enfant (§§ 24-30).

Le juge Andrew Baker tint également compte de la jurisprudence, notamment AB v JLB Brussels II Revised Article 15 [2009] 1 FLR 517 (§ 31), et en tira les conclusions suivantes :

« (1) An exception

« 33. First, “the power to transfer a case or part of the case to the courts of another Member State is an exception to the general principle as the opening words of Article 15(1) make clear” (per Lewison LJ in Re M, […] at paragraph 50). “An exception does not necessarily require that the circumstances be exceptional. Nevertheless, it is an exception to the general rule, that the future of children should be decided in the courts of the member state where they are habitually resident. In general, it is expected that exceptions will be narrowly construed and applied” (per Baroness Hale of Richmond, with whom the other judges agreed, in Re N, […] at para 40).

« (2) When should the request be made?

« 34. Secondly, “the question of whether there should be a request under Article 15 should be considered alongside other jurisdiction issues at the earliest opportunity” (per Ryder LJ and Sir James Munby P in Re M at paragraphs 47 and 58 respectively). Although a transfer request may be made at any time, it will rarely be the case that another court would be better placed to hear the case when a judge has already heard and considered the evidence (per Baroness Hale of Richmond in Re N, […] at para 50).

« (3) The first question – “particular connection”

« 35. Thirdly, so far as the first question is concerned – the “particular connection” question – “in order to establish the existence of such a connection in a given case, reference must be made to the factors that are listed, exhaustively, in Article 15(3)(a) to (e)…. It follows that cases where those factors are lacking are immediately excluded from the transfer mechanism” (per CJEU in Child and Family Agency v D, para 51).

« (4) The second question – “better placed”

« 36. Fourth, so far as the second question is concerned – the “better placed” question – in deciding whether another court is better placed to hear the case, or a specific part thereof, the CJEU observed in Child and Family Agency v D, para 57, that

« “the court having jurisdiction must determine whether the transfer of the case to that other court is such as to provide genuine and specific added value, with respect to the decision to be taken in relation to the child, as compared with the possibility of the case remaining before that court. In that context, the court having jurisdiction may take into account, among other factors, the rules of procedure in the other Member State, such as those applicable to the taking of evidence required for dealing with the case. However, the court having jurisdiction should not take into consideration, within such an assessment, the substantive law of that other Member State which might be applicable by the court of that other Member State, if the case were transferred to it. If the court were to take that into consideration, doing so would be in breach of the principles of mutual trust between Member States and mutual recognition of judgments that are the basis of [the] regulation”.

[…]

« (5) The third question – best interests

« 38. Finally, it is now clearly established that the best interests question is a separate question which must be satisfied in addition to the other two. As Baroness Hale of Richmond in Re N, […] at para 43

« “It is the case … that the “better placed” and “best interests” questions are inter-related. Some of the same factors may be relevant to both. But it is clear that they are separate questions and must be addressed separately. The second one does not inexorably follow from the first”.

« 39. In deciding the “best interests” question,

« “The question is whether the transfer is in the child’s best interests. This is a different question from what eventual outcome to the case will be in the child’s best interests. The focus of the inquiry is different, but it is wrong to call it « attenuated ». The factors relevant to deciding the question will vary according to the circumstances. It is impossible to be definitive. But there is no reason at all to exclude the impact upon the child’s welfare, in the short or the longer term, of the transfer itself. What will be its immediate consequences? What impact will it have on the choices available to the court deciding upon the eventual outcome? This is not the same as deciding what outcome will be in the child’s best interests. It is deciding whether it is in the child’s best interests for the court currently seised of the case to retain it or whether it is in the child’s best interests for the case to be transferred to the requested court” (per Baroness Hale of Richmond in Re N, […] at para 43).

[…]

« 41. Whether to transfer a case or a specific part thereof is a decision for the court having jurisdiction. It is for that court to evaluate whether the three conditions are satisfied. But before the court of another Member state submits a request for a transfer under Article 15, it should assess for itself whether the conditions are met. It would be wrong for a court of another Member State to submit a request in circumstances where it was not satisfied that the conditions were met. »

Après avoir entendu les arguments des parties (§§ 42-52), le juge Andrew Baker avait aisément considéré que « the children manifestly have a “particular connection” with this country because they and the mother are, and have been for some time, habitually resident here » (§ 53). Les autres points avaient soulevé davantage de difficultés. L’affaire ayant déjà été jugée en Espagne et une procédure d’appel y étant en cours, « at first sight it might seem that it is far too late to transfer this case » (§ 55). Le juge Andrew Baker avait cependant considéré que les tribunaux d’Angleterre et du Pays de Galles seraient mieux placés « to evaluate the emotional needs and the wishes and feelings of the children and to carry out a comprehensive analysis of all the issues impinging on the children’s welfare » (§ 60), notamment parce que les enfants y seraient parties à la procédure et auraient ainsi la possibilité d’être interrogés par un tuteur et – le cas échéant – le juge lui-même, ce qui apporterait une « genuine and specific added value » (§ 58). Des raisons similaires avaient amené le juge Andrew Baker a conclure que le transfert de l’affaire aux tribunaux d’Angleterre et du Pays de Galles serait dans l’intérêt supérieur des enfants (§ 61).

« 62. For those reasons, I conclude that the circumstance of this case justify this court submitting a request to the Spanish court under Article 15. As required by article 15 (2), this request is supported by one of the parties, namely the mother. I recognise that it is highly unusual for such a request to be submitted after the conclusion of the hearing at first instance and at a point when the case is before the appeal court in the Member State with jurisdiction. For the reasons set above, however, I conclude that the criteria that must be satisfied in order for transfer under Article 15 to take place are indeed satisfied in this case. »

Les juridictions espagnoles devaient cependant parvenir aux mêmes conclusions pour que l’affaire soit effectivement transférée en Angleterre (§ 63). En attendant, les enfants demeuraient confiés à la mère, et le père ne bénéficiait plus que d’un droit de visite médiatisé en Angleterre ainsi que d’un contact hebdomadaire par FaceTime ou Skype (§ 66)…

Deuxième round

Nous en étions restés là dans notre précédente chronique. Voici la suite, très simplifiée (nos lecteurs les plus curieux trouveront tous les détails dans le jugement annexé à la présente chronique).

Les juridictions espagnoles refusèrent le transfert de la procédure en octobre 2017. Une nouvelle audience devant le juge Andrew Baker le mois suivant permit aux enfants de passer Noël et le Nouvel An avec leur père en Espagne, où ils furent auditionnés au début de janvier 2018 par un juge d’appel et un psychologue (jugement du 3 février 2020, §§ 17-18). L’aînée affirma qu’elle était fatiguée du conflit entre ses parents, qu’elle voulait rester avec ses amis et continuer d’aller à l’école en Angleterre, mais qu’elle voulait également continuer de voir son père et sa famille paternelle. Le cadet, tout en appréciant sa mère, voulait vivre avec son père, même s’il lui fallait changer d’école.

La cour d’appel espagnole rejeta en juillet 2018 l’appel de la mère contre la décision de juin 2016, ce qui aurait normalement dû clore la procédure espagnole. N’ayant pu récupérer ses enfants pour la seconde moitié des vacances estivales, le père dût cependant ressaisir le tribunal espagnol de première instance, lequel rendit une nouvelle ordonnance en août 2018 interdisant à la mère de déplacer les enfants d’Angleterre jusqu’à ce qu’ils soient chez leur père et lui refusant la délivrance de passeports espagnols pour les enfants. Le même tribunal ordonna de nouveau en décembre 2018 que les enfants vivent avec leur père. La mère fit appel de ces décisions (§§ 18-20).

Parallèlement, la mère intenta en octobre 2018 une procédure devant un tribunal anglais de la famille sur le fondement du Children Act 1989, demandant que la résidence des enfants soit fixée chez elle et qu’il soit interdit à leur père de les faire sortir d’Angleterre (§ 20).

À la suite de plusieurs audiences et décisions intermédiaires, quatre jours d’audience eurent lieu en septembre et octobre 2019 devant la juge Alison Russell, siégeant à la High Court of Justice (Family Division).

La mère soutint que la reconnaissance des décisions espagnoles devait être rejetée en vertu des alinéas a) et e) de l’article 23 du règlement Bruxelles II bis :

« Article 23

« Grounds of non-recognition for judgments relating to parental responsibility

« A judgment relating to parental responsibility shall not be recognised:

« (a) if such recognition is manifestly contrary to the public policy of the Member State in which recognition is sought taking into account the best interests of the child;

« (b) if it was given, except in case of urgency, without the child having been given an opportunity to be heard, in violation of fundamental principles of procedure of the Member State in which recognition is sought;

« (c) where it was given in default of appearance if the person in default was not served with the document which instituted the proceedings or with an equivalent document in sufficient time and in such a way as to enable that person to arrange for his or her defence unless it is determined that such person has accepted the judgment unequivocally;

« (d) on the request of any person claiming that the judgment infringes his or her parental responsibility, if it was given without such person having been given an opportunity to be heard;

« (e) if it is irreconcilable with a later judgment relating to parental responsibility given in the Member State in which recognition is sought;

« (f) if it is irreconcilable with a later judgment relating to parental responsibility given in another Member State or in the non-Member State of the habitual residence of the child provided that the later judgment fulfils the conditions necessary for its recognition in the Member State in which recognition is sought;

« or

« (g) if the procedure laid down in Article 56 has not been complied with. »

Avant de formuler sa décision, la juge Alison Russell a d’abord fait le constat que les deux enfants résidaient habituellement en Angleterre et souhaitaient y rester (§§ 31-32). Elle a ensuite exposé en détail la déposition de leur tutrice Jacqueline Roddy (§§ 33-48), qui a rappelé que les enfants vivaient avec leur mère, laquelle représentait leur figure d’attachement, et avaient des contacts réguliers avec leur père – il est à noter que la tutrice s’est fortement opposée à la séparation de la fratrie, suggérée par le père (§ 43) – puis elle a brièvement évoqué les dépositions des parents (§§ 49-50).

Au regard de l’article 23 a) du règlement Bruxelles II bis, la juge Alison Russell a estimé qu’il serait sans doute contraire à l’ordre public de reconnaître et faire exécuter une ordonnance contre la volonté clairement affirmée d’une jeune fille de seize ans, mais qu’il ne pouvait en être de même pour un jeune garçon de treize ans (§§ 52-53). Ne semblant pas être parvenue à une opinion définitive quant à l’importance de la durée du séjour des enfants en Angleterre au regard de ce même alinéa a), la juge Alison Russell s’est finalement référée au e) de l’article 23 du règlement Bruxelles II bis pour rejeter la reconnaissance des décisions espagnoles :

« 62. [Mother]’s appeal against enforcement is allowed pursuant to Art 23 (e).

« 63. Exceptionally, given [daughter]’s age there will be s8 CA 1989 child arrangement orders in line with the guardian’s recommendations; that [children] live with their mother […]; [children] are to have contact, or spend time, with their father, […] in England and Spain, at dates and times to be agreed, no less than 3 months in advance (and in default the first half of all school holidays is to be spent with [the father]) during the children’s school holidays, subject to [the father] providing written permission to renew the children’s passports immediately and providing satisfactory documentary evidence that all criminal complaints against the [mother] in Spain has been withdrawn and the order dated 14th December 2018 has been discharged. Following any contact or time spent with their paternal family in Spain, [the father] must ensure that [children] are returned to the jurisdiction of England and Wales. »

Nous ne manquerons pas de tenir nos lecteurs informés d’une éventuelle réaction paternelle à cette décision.

Références
England and Wales High Court (Family Division)
Date : 3 février 2020
Décision : AB and BC (Children) [2020] EWHC 162 (Fam)

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