« Le remplacement d’une orthodoxie par une autre n’est pas nécessairement un progrès. Le véritable ennemi, c’est l’esprit réduit à l’état de gramophone, et cela reste vrai que l’on soit d’accord ou non avec le disque qui passe à un certain moment. »
Il est aujourd’hui possible de faire valoir le principe de précaution quand un produit ou une mesure présente des risques pour l’environnement, pour la santé, ou simplement quand il y a doute sur ces derniers. Ne serait-il pas possible d’étendre ce principe aux questions de société et particulièrement quand il s’agit de l’éducation de nos enfants ?
Pendant des millénaires, les enfants ont été éduqués par une femme et un homme et cela a commencé bien avant que l’on connaisse l’existence du géniteur. Les humains du Paléolithique s’étaient en effet rendu compte que l’enfant avait plus de facilités à se séparer de la mère divinisée et à devenir autonome s’il y avait un homme (souvent le frère), à côté de celle-ci. Quand les hommes ont fait le lien entre l’acte sexuel et la naissance, ils se sont crus supérieurs [1] et ont voulu dominer la femme et la nature. La mère était mise sous l’autorité du père et avec la révolution du Néolithique le patriarcat s’installait.
La domination masculine est actuellement rejetée, à juste titre, mais elle pouvait cependant se comprendre à une époque où, comme le dit Gabrielle Rubin : « Si le modèle d’identification, au lieu d’être le père – ou Dieu le Père – avait été la mère – ou la Grande Déesse –, les humains, pris dans les rets de la toute-puissance maternelle, auraient perdu tout espoir de devenir autonomes [2]. »
Les enfants ne perçoivent pas la femme et l’homme de la même manière et suivant qu’ils sont filles ou garçons. Si le fait de leur offrir une poupée ou un camion peut influencer leurs motivations et leurs comportements à venir, le fait d’être né avec un corps de fille, d’une personne du même sexe, ou avec un corps de garçon, d’une personne de l’autre sexe, n’en a-t-il pas au moins autant ? Aujourd’hui, la très grande majorité des psychologues et psychanalystes s’accorde aussi à dire, même si on ne peut avoir des preuves, que le petit enfant voit en sa maman (comme en toutes les femmes) une déesse toute-puissante. Il est d’ailleurs possible de le concevoir, tant ce petit enfant doit tout à sa maman, qui l’a porté neuf mois et qui lui a permis de vivre ce qu’il qualifie, rétrospectivement, de paradisiaque, par rapport aux manques qu’il découvre depuis sa naissance. Si cela est vrai, la maman est mal placée pour fixer, seule, les limites au petit enfant. Comment, en effet, celui-ci pourrait-il les entendre, venant d’un lieu où, pour lui, il n’y en a pas ? Cela ne l’empêche pas d’obéir à sa maman, mais il se soumet pour lui faire plaisir et ne pas la perdre et absolument pas parce qu’il a intégré la règle. Et cela peut durer jusqu’à la fin de l’adolescence.
Pour pouvoir dire la loi (décidée par les deux parents), une personne ne doit pas être perçue hors la loi [3]. C’est pourquoi, en disant « écoute ton père » au petit enfant, la maman lui montre qu’elle n’est pas toute-puissante et que l’homme a de l’importance et mérite d’être écouté. Elle donne à cet homme (qui peut ne pas être le géniteur) l’autorité que, naturellement, il n’a pas. Ce n’est qu’après des années (cinq ou six ans), quand l’enfant aura ainsi intégré la loi, qu’il pourra commencer à comprendre que toutes les femmes peuvent aussi parler au nom de celle-ci.
La fonction symbolique de mère qui consiste à nommer un père et la fonction de père qui consiste à dire la loi n’ont aucun rapport avec les rôles sociaux sexistes à bannir. Elles doivent être « jouées » sérieusement et sans se prendre au sérieux pour permettre aux enfants d’assumer les limites et de se structurer. C’est ainsi qu’à l’école, ils pourront plus facilement respecter les règles, de la discipline, de l’écriture, de l’orthographe, de la grammaire, du calcul… Ils pourront acquérir les savoirs nécessaires pour former leur esprit critique. Ces fonctions symboliques sont aussi nécessaires pour que les enfants aient une identité suffisamment solide pour ne pas avoir besoin, arrivés à l’adolescence, de s’inventer une caricature de père, comme celle du gourou, du chef de gang, du nazi, du djihadiste…
Pendant des milliers d’années, seules les sociétés patriarcales ont pu se développer… S’il faut aujourd’hui bannir le sexisme, on ne peut revenir en arrière, avant le patriarcat : il nous faut au contraire avancer et le dépasser [4]. La fonction symbolique de père perdrait-elle sa pertinence parce que l’homme l’a souvent dévoyée ? Peut-on prendre le risque de créer un manque en « jetant le père avec l’eau du bain », parce qu’il a trop souvent les mains sales ? Alors que la parité est partout revendiquée, peut-on, au nom d’une égalité mal comprise [5], « institutionnaliser » l’inutilité du père dans l’éducation [6] ? Aujourd’hui, personne ne pouvant dire, avec certitude, quelles sont les conséquences d’un manque de père pour un petit enfant, ne serait-il pas bon, dans le doute, d’appliquer le principe de précaution ?
Notes
- L’homme donne la « semence » à la femme perçue alors comme simple réceptacle.
- Rubin (Gabrielle), Les sources inconscientes de la misogynie, Paris, Robert Laffont, collection « Réponses », 1977, pp. 158-159.
- Cette personne est le père ou la personne parlant au nom du père.
- Cf. séminaire de Paul Cissou, « Dépasser le patriarcat sans régresser au materno-enfantin ».
- Il n’y a pas de droit à l’égalité mais égalité en dignité et en droits (en respectant la différence des sexes).
- Par une loi autorisant la procréation médicalement assistée pour toutes les femmes.