L’avantage du quotient familial occulté dans l’analyse de la fiscalité de la pension alimentaire

Euros (© D.R.)

Dans leur ouvrage intitulé Le genre du capital. Comment la famille reproduit les inégalités, les sociologues Céline Bessière et Sibylle Gollac abordent dans un encadré ce qu’elles appellent « Un impensé sexiste : la fiscalisation des pensions alimentaires ». Les deux chercheuses déplorent que « la fiscalisation des pensions alimentaires en France ne contribue pas à réduire l’inégalité économique entre les hommes et les femmes à la suite d’une séparation, bien au contraire ! »

Voici comment les deux expertes en sociologie posent le problème :

« Les femmes séparées doivent déclarer des pensions au titre de leurs revenus et payer des impôts dessus, alors que les hommes débiteurs les déduisent au contraire de leurs revenus imposables. La raison d’être de cette fiscalité est mystérieuse : pourquoi un père séparé déduirait-il de ses impôts sur les revenus sa contribution à l’entretien (alimentation, logement, autres frais) de ses enfants, alors que ce n’est pas le cas des parents qui vivent avec leurs enfants ? »

Les deux auteures ne mentionnent pas l’avantage du quotient familial au profit du parent bénéficiaire de la pension alimentaire, ce qui est fort étonnant compte tenu de son importance fiscale !

En effet, le régime fiscal actuel repose sur un principe fiscal égalitaire, en ce sens qu’il confère aux parents un avantage fiscal et un seul, qu’ils soient ensemble ou séparés, qu’ils vivent avec l’enfant ou non (son caractère véritablement égalitaire peut faire l’objet de débat d’autant plus que cela peut dépendre du niveau de revenus).

Quand les parents ne sont pas séparés, ils déclarent leurs revenus en commun et bénéficient donc du quotient familial. Dans ce cas, père et mère sont réputés consentir aux dépenses effectuées au profit du ménage alors que ce n’est pas le cas pour la pension alimentaire transférée au foyer du parent « résident » (la mère séparée dépense la somme perçue comme bon lui semble sans aucune obligation d’information, ce qui justifie de considérer qu’il s’agit bien d’une ressource imposable puisqu’aucun contrôle n’est possible quant à l’intérêt supérieur de l’enfant).

En cas de résidence alternée, « aucune pension alimentaire n’est déductible en cas de garde [sic] alternée car vous bénéficiez d’une majoration du nombre de parts de quotient familial [1] », bien qu’on puisse soutenir que le quotient familial au titre de l’enfant étant réduit de moitié, la pension alimentaire pourrait être déductible car portant sur un autre objet. Ce cas illustre un manque de rationalité, passible de censure du Conseil constitutionnel : un père bénéficiant de la résidence alternée jouirait d’un avantage fiscal (le quotient familial) tandis qu’un père qui exerce son droit de visite et d’hébergement de façon élargie n’en aurait aucun, avec une différence de temps passé avec l’enfant parfois plutôt ténue !

En cas de séparation, le parent chez lequel l’enfant ne réside pas habituellement, s’il paie une pension alimentaire, le transfert de ressources à l’autre parent peut alors être déduit de ses revenus : c’est la défiscalisation de la pension alimentaire. La déclaration conjointe de revenus est fiscalement avantageuse pour le conjoint plus aisé par rapport à une situation de séparation. Ceci suscite d’ailleurs des revendications d’individualisation de l’impôt sur le revenu qui serait trop favorable au membre du couple ayant les plus hauts revenus en son sein, c’est-à-dire en général les hommes, décourageant potentiellement la participation au marché du travail du conjoint aux revenus les plus bas, autrement dit en général les femmes [2]. Après la séparation, le père séparé, plus aisé que la mère, est donc d’ores et déjà pénalisé fiscalement par rapport à une situation antérieure où le couple déclarait conjointement ses revenus.

Si les parents sont séparés, le parent chez lequel réside habituellement l’enfant bénéficie du quotient familial. Ce mécanisme atténuant la progressivité de l’impôt permet de réduire considérablement l’impôt sur le revenu, en pratique jusqu’à plusieurs milliers d’euros d’impôts en moins. À noter que le parent « non-résident » avec une seule part dans son foyer seul n’en bénéficie pas.

Chacun des trois foyers (couple, parent « résident », parent « non-résident ») ne peut bénéficier que d’un avantage et d’un seul seulement : soit le quotient familial, soit la déduction des revenus de la pension alimentaire versée.

Le mécanisme du quotient familial s’articule avec la hausse du nombre de parts pour un parent isolé (part de 2 pour un parent isolé avec un enfant à charge : 1 pour le parent, 0,5 pour l’enfant et 0,5 à titre de parent isolé) qui vient encore réduire l’impôt dû (voir annexe 1).

L’étonnante omission du quotient familial dans la complainte des sociologues militantes prend son sens au moment de l’exposé de leur revendication :

« La revendication est portée depuis peu par le collectif féministe Abandon de famille-Tolérance zéro : “Il n’y a aucune raison que le débiteur puisse obtenir une déduction fiscale quand les personnes qui reçoivent, mais prennent également en charge l’enfant, n’en bénéficient pas, pire, doivent déclarer les sommes perçues. Les contributions alimentaires ne sont pas des revenus ! Les mères avancent les charges pour les enfants, les pères sont censés rembourser leur part”, dénonce ainsi sa cofondatrice Stéphanie Lamy. »

La sexuation du propos laisse transparaître la volonté de favoriser un sexe au détriment de l’autre :

« Dans 97 % des cas aussi, le débiteur d’une pension alimentaire au titre de la contribution à l’entretien et à l’éducation des enfants est un père. […] Dans sept cas sur dix, la résidence de l’enfant est fixée chez la mère, cette dernière recevant une pension alimentaire dans 83 % des cas. […] La fiscalisation des pensions alimentaires n’est donc pas neutre du point de vue de l’inégalité économique de genre. »

On examine des cas-types simples de contribuables, lesquels ne bénéficient d’aucun dégrèvement ou réduction d’impôts. Il s’agit de comparer deux ménages, l’un composé d’un enfant à charge ainsi que d’un parent « résident » et l’autre constitué d’un seul adulte parent « non-résident ». La démonstration serait renforcée avec plusieurs enfants à charge, et ce d’autant plus qu’il y a d’enfants à charge au sein du ménage (du parent « résident »).

En 2022, avec des revenus de 15 000 euros annuels, une personne seule ne dispose que d’une part et doit donc 360 euros d’impôt sur le revenu pour l’année alors qu’une personne étant un parent isolé avec un enfant dispose de deux parts et ne paie pas d’impôt sur le revenu. L’écart est encore plus marqué si l’on compare deux ménages avec 18 000 euros par an : cette fois, la personne seule doit 657 euros alors que son homologue avec un enfant à charge est dispensé d’impôt sur le revenu.

Avec 24 000 euros par an, une personne seule doit payer 1 251 euros par an d’impôt sur le revenu alors que le parent isolé ne doit que 126 euros. Avec 30 000 euros par an, les contributions respectives s’élèvent à 2 022 euros contre 720 euros pour le ménage incluant un enfant. En d’autres termes, une mère seule avec un enfant paie nettement moins d’impôt sur le revenu quand ses ressources annuelles sont inférieures à 30 000 euros annuels (2 500 euros mensuels).

Pour les ménages gagnant 36 000 euros par an, l’écart s’amplifie encore, puisque le parent « non-résident » doit à l’administration fiscale 3 642 euros, contre 1 314 euros pour le parent « résident ». Le différentiel s’accentue au fur et à mesure que les revenus augmentent mais un mécanisme de plafonnement de l’avantage fiscal vient limiter le bénéfice :

« Toutefois, pour les contribuables célibataires, divorcés, ou soumis à l’imposition distincte prévue au 4 de l’article 6 qui répondent aux conditions fixées au II de l’article 194, la réduction d’impôt correspondant à la part accordée au titre du premier enfant à charge est limitée à 3 756 €. »

Ainsi, deux ménages dotés de 72 000 euros de ressources annuelles ne paient pas du tout la même somme selon qu’il y ait un seul adulte (13 362 euros) ou un parent avec un seul enfant (9 606 euros), l’écart étant de l’ordre de 3 756 euros d’impôt. Il est donc clair que le quotient familial permet de réduire substantiellement l’impôt du parent « résident » et ce d’autant plus que les revenus du ménage sont élevés (voir annexe 2).

Par ailleurs, le montant de la pension alimentaire est fixé par le juge aux affaires familiales notamment en fonction de la situation financière des parties, les parents aux faibles revenus n’étant pas imposables. De plus, s’agissant des enfants majeurs rattachés au foyer :

« Pour l’imposition des revenus 2022, il est possible de déduire forfaitairement 3 786 € par enfant au titre du logement et de la nourriture. Ce montant est doublé si votre enfant est marié ou pacsé. Aucun justificatif n’est nécessaire. »

Les mères imposables ne sont donc pas pénalisées. En cas de rupture des liens entre le père et l’enfant, bien souvent la pension alimentaire continue à être versée indûment, le père peinant à démontrer que son enfant majeur qu’il ne voit plus depuis des années est indépendant ! Devenue sans objet, la pension alimentaire ne sert alors qu’à une forme d’enrichissement sans cause de la mère qui serait aggravée par une défiscalisation !

À ces avantages fiscaux s’ajoutent des avantages sociaux liés au rattachement de l’enfant au foyer où il réside habituellement. Les aides sociales au profit de l’enfant sont versées en totalité au parent « résident » : allocation de rentrée scolaire, allocations familiales, cantine subventionnée, avantages tarifaires pour les familles monoparentales, priorité dans l’accès au logement social…

Ainsi donc, le raisonnement de Bessière et Gollac consistant à présenter comme une anomalie le fait que les parents « non-résidents » bénéficient d’un avantage fiscal après la rupture, la pension alimentaire étant alors déduite de leur revenu imposable, omet qu’ils bénéficiaient de l’avantage fiscal du quotient familial avant la séparation. Or, les deux sociologues ne proposent pas le maintien, ne serait-ce qu’au prorata du temps passé avec l’enfant lors des droits de visite et d’hébergement, du quotient familial pour le parent « non-résident » (en général les pères séparés). Bessière et Gollac ne soulignent pas non plus l’avantage fiscal conséquent qu’apporte le quotient familial pour les parents « résidents » séparés (en général les mères). Il est donc à craindre qu’on ait là une nouvelle illustration des biais militants dans la recherche, biais attestés sur les questions de genre [3] et plus généralement s’agissant des inégalités dans le domaine des politiques identitaires [4]. Hélas, des universitaires peuvent aussi occulter des conclusions exactes et des informations utiles, ce qui est problématique pour le progrès de la recherche en sciences sociales [5].

Annexe 1 : le quotient familial qui réduit considérablement l’impôt

« […] Le quotient familial est un système qui divise le revenu imposable en un certain nombre de parts.

« […] l’application du quotient familial permet d’atténuer la progressivité de l’impôt sur le revenu.

« Exemple

« Un couple marié a 3 enfants à charge et un revenu imposable de 100 000 € par an. Le quotient familial est égal au revenu imposable divisé par le nombre de parts : 100 000 / 4 = 25 000 €. L’impôt sur le revenu est calculé de la manière suivante :

« Application du barème progressif de l’impôt sur le revenu sur une part entière :

« > 1ère tranche de revenu jusqu’à 10 084 € imposée à 0 %

« Reste donc 25 000 € − 10 085 € = 14 915 € à imposer.

« > 2ème tranche de revenu de 10 085 € à 25 710 € imposée à 11 %

« 14 915 € × 11 % soit 1 640,65 € par part.

« Ensuite pour calculer le montant de l’impôt dû, étant donné que le foyer fiscal du couple se compose de 4 parts, il faut multiplier la cotisation ainsi obtenue par le nombre de parts soit :

« 1 640,65 € × 4 = 6 562,6 € arrondi à 6 563 €.

« Si les enfants n’étaient pas pris en compte, l’impôt sur le revenu serait calculé sur la base de 2 parts et son montant théorique s’élèverait à 18 011 €.

« Le couple bénéficie donc d’un avantage fiscal de 11 448 € hors application du plafonnement relatif aux majorations du quotient familial et éventuelle imputation des crédits et réductions d’impôt dont pourrait disposer le couple. »

Annexe 2 : impôt sur le revenu en fonction du niveau de revenu et du nombre de parts, illustrant l’importance du quotient familial

Notes
  1. « Impôt : sous quelles conditions déduire les pensions alimentaires ? », Ministère de l’Économie, des Finances et des la Souveraineté industrielle et numérique, 4 mai 2023.
  2. Cf. Allègre (Guillaume), Périvier (Hélène), « Le choix d’individualiser son impôt pour les couples », Policy Brief (Observatoire français des conjonctures économiques), nº 22, 7 juillet 2017.
  3. Cf. Eagly (Alice H.), « When Passionate Advocates Meet Research on Diversity, Does the Honest Broker Stand a Chance? », Journal of Social Issues, vol. 72, nº 1, 9 mars 2016, pp. 199-222.
  4. Cf. Jussim (Lee), et alii, « Interpretations and methods: Towards a more effectively self-correcting social psychology », Journal of Experimental Social Psychology, vol. 66, 24 mars 2016, pp. 116-133.
  5. Cf. Clark (Cory J.), Honeycutt (Nathan), Jussim (Lee), « Replicability and the Psychology of Science », in : O’Donohue (William), Masuda (Akihiko), Lilienfeld (Scott), Questionable Research Practices in Psychology, Cham, Springer, 24 août 2022, pp. 45-71.

Bibliographie

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