Le Conseil d’État a rejeté aujourd’hui les recours en excès de pouvoir qui avaient été formés contre une circulaire du Premier ministre datée du 21 novembre 2017, relative aux règles de féminisation et de rédaction des textes publiés au Journal officiel de la République française.
Cette circulaire avait fait couler beaucoup d’encre lors de sa publication : certain(e)s lui reprochaient de ne pas aller assez loin, notamment en refusant l’usage de l’écriture dite inclusive dans les textes officiels, tandis que d’autres lui reprochaient au contraire d’aller trop loin, notamment en donnant instruction aux membres du Gouvernement de féminiser l’intitulé des fonctions dans les actes de nomination d’agent public.
Deux recours avaient été formés par des ayatollahs de l’écriture dite inclusive, notamment le Groupement d’information et de soutien sur les questions sexuées et sexuelles, qui considéraient que la circulaire méconnaissait un ensemble de dispositions constitutionnelles et européennes relatives d’une part à l’égalité entre les hommes et femmes et d’autre part aux droits des personnes ne se reconnaissant pas dans une identité sexuelle féminine ou masculine…
Le Conseil d’État a heureusement écarté l’argumentation des requérantes.
L’arrêt rappelle d’abord que la voie de la circulaire choisie par le Premier ministre est légitime :
« 3. Si le Premier ministre ne saurait exercer le pouvoir réglementaire qu’il tient de l’article 21 de la Constitution sans respecter les règles de forme ou de procédure applicables à cet exercice, il lui est toujours loisible, sur le fondement des dispositions de l’article 21 de la Constitution en vertu desquelles il dirige l’action du Gouvernement, d’adresser aux membres du Gouvernement et aux administrations des instructions par voie de circulaire, leur prescrivant d’agir dans un sens déterminé ou d’adopter telle interprétation des lois et règlements en vigueur. […]
« 5. […] La circulaire attaquée, qui se borne à préciser certaines règles grammaticales et syntaxiques applicables à la rédaction des actes administratifs, en particulier de ceux destinés à être publiés au Journal officiel de la République française, ne fixe aucune règle qu’il appartiendrait au législateur d’énoncer en vertu de l’article 34 de la Constitution. »
Sur le fond, le Conseil d’État considère que l’interdiction de l’écriture dite inclusive ne porte pas atteinte aux dispositions constitutionnelles et européennes garantissant l’égalité des hommes et des femmes ou les droits des personnes ne se reconnaissant pas dans ces « genres » :
« 6. […] En prescrivant d’utiliser le masculin comme forme neutre pour les termes susceptibles, au sein des textes réglementaires, de s’appliquer aussi bien aux femmes qu’aux hommes et de ne pas faire usage de l’écriture dite inclusive, la circulaire attaquée s’est bornée à donner instruction aux administrations de respecter, dans la rédaction des actes administratifs, les règles grammaticales et syntaxiques en vigueur. Eu égard à sa portée, elle ne saurait en tout état de cause être regardée comme ayant pour objet ou pour effet de porter atteinte à l’égalité entre les femmes et les hommes, en méconnaissance de l’article 1er de la Constitution, de l’article 2 du traité sur l’Union européenne, de l’article 157 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, de la directive 2006/54/CE du Parlement européen et du Conseil du 5 juillet 2006 relative à la mise en œuvre du principe de l’égalité des chances et de l’égalité de traitement entre hommes et femmes en matière d’emploi et de travail et de l’article 1er de la loi du 4 août 2014 pour l’égalité réelle entre les femmes et les hommes. Elle n’est pas davantage de nature, eu égard à sa portée, à porter préjudice aux personnes que les requérantes qualifient “de genre non binaire” ou, en tout état de cause, à porter atteinte au droit au respect de leur vie privée garanti par l’article 2 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, l’article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et l’article 7 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. Elle n’est par ailleurs entachée ni de contradiction ni d’erreur manifeste d’appréciation. »
Le Conseil d’État estime également que :
« 7. […] Il ne saurait être sérieusement soutenu que la circulaire attaquée, en précisant les règles grammaticales et syntaxiques applicables à la rédaction des actes administratifs, en particulier de ceux destinés à être publiés au Journal officiel de la République française, aurait porté atteinte à la liberté d’expression des agents de l’État chargés de cette rédaction. En outre, eu égard à ses destinataires, elle ne saurait en tout état de cause être regardée comme portant atteinte à la liberté d’expression des enseignants-chercheurs. »
Cum grano salis
Ironie calendaire, il se trouve que l’Académie française a adopté aujourd’hui même un rapport sur la féminisation des noms de métiers et de fonctions (voir notre revue de presse de ce jour), lequel attire l’attention des pouvoirs publics sur « les conséquences juridiques de la féminisation » (p. 15) :
« Sous l’angle juridique, il importe en effet de distinguer ce qui relève de l’appellation proprement dite, pour laquelle les femmes peuvent légitimement souhaiter infléchir l’usage dans le sens de la féminisation, selon des modalités qui restent à préciser, et ce qui relève de la dénomination des fonctions, des grades et des titres dans les textes juridiques, qui reste, elle, fortement contrainte par l’exigence de cohérence des normes et de respect des principes qui fondent nos institutions. »
Nonobstant un mouvement de féminisation générale engagé dans les plus hautes juridictions, dont le Conseil d’État, le rapport constate une réticence quant à certains changements d’appellation. Par exemple, « les femmes membres du barreau répugnent encore très largement à être appelées “avocates” » (p. 17)… Il y a une petite vingtaine d’années, l’association professionnelle des magistrats avait même critiqué « l’utilisation de termes féminisés » pour désigner un emploi de magistrat. Dans son arrêt nº 208243 rendu le 9 juin 2000, le Conseil d’État lui avait alors répondu :
« Cette utilisation est sans incidence sur la légalité de la décision dès lors que celle-ci est rédigée en français et ne comporte pas d’ambiguïté quant à la personne et aux emplois concernés. »
O tempora, o mores ! La décision rendue aujourd’hui l’a été par :
« Mme Sophie Caroline de Margerie, rapporteur
« Mme Sophie Roussel, rapporteur public »
Acta est fabula…
- Références
- Conseil d’État
2e/7e chambres réunies
Lecture du 28 février 2019
Décision nº 417128
Décision archivée au format PDF (31 Ko, 4 p.).
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