Compte-rendu de la conférence sur la résidence alternée organisée par le Collectif de la grue jaune pour l’égalité parentale le samedi 8 juin 2013 à Paris (mairie du XIVe arrondissement).
Introduction de Philippe Veysset
- Repères biographiques
- Né en 1957, ancien élève de l’École nationale supérieure de Paris, agrégé de philosophie, animateur de la DESPA (association de défense des enfants séparés d’un de leurs parents).
- Repères bibliographiques
- Situation de la politique dans la pensée de St Thomas d’Aquin, Paris, Éditions du Cèdre, 1981.
- Égalité et différences entre les sexes, La Chapelle-d’Armentières, ADEV, 1993.
- Le défi des pères séparés. Si papa m’était conté, Paris, L’Harmattan, collection « Sexualité humaine/Mémoire du temps », 1997 (ISBN 2-7384-5887-4).
- Conseils pratiques aux pères divorcés, Paris, Chiron, 2000 (ISBN 2-7027-0652-5).
- Binswanger (Ludwig), Le cas Lola Voss. Schizophrénie, quatrième étude, traduction et introduction de Philippe Veysset, Paris, Presses universitaires de France, 2011 (ISBN 978-2-13-058482-7).
Dans sa brève introduction à la conférence, Philippe Veysset mit très judicieusement l’accent sur ce qui constitue un problème majeur dans la société française aujourd’hui : l’éducation des enfants après la séparation des parents. C’est la nécessité pour le petit d’homme d’être éduqué qui fonde le droit des enfants à bénéficier de leurs deux parents.
Intervention de Sébastien Ledoux
- Repères biographiques
- Né en 1971, professeur d’histoire-géographie, enseignant-chercheur en histoire à l’université Paris I Panthéon-Sorbonne, fondateur et président de l’association Osons les pères.
- Repères bibliographiques
- Collectif (sous la direction de Sébastien Ledoux), Mémoires des origines, Grigny, Éditions & enseignements, 2001.
- Créer l’espace enseignant-élèves pour construire le savoir, Lyon, Chronique sociale, collection « Pédagogie formation : l’essentiel », 2008 (ISBN 978-2-85008-713-4).
- « Un père passe et manque », Libération, 18 février 2013.
- « Défendre les pères, sans attaquer les mères », Le Monde, 22 février 2013.
- « Droits des pères, un vrai combat de gauche », Libération, 20 mai 2013.
Certains propos tenus par Serge Charnay en février dernier ayant été utilisés pour caricaturer les pères séparés en « affreux masculinistes », Sébastien Ledoux entreprit de défendre la cause des pères dans deux tribunes publiées par Libération et Le Monde (voir les repères bibliographiques). Son argumentation reposait en partie sur l’émergence des « nouveaux pères ». L’ambigüité du concept doit être levée : il ne s’agit pas d’une guerre générationnelle, mais bien d’une évolution anthropologique et sociologique. Bien loin d’appeler à une improbable résurgence du patriarcat, il faut répondre aux problèmes posés par la modernité en revendiquant « de nouveaux droits pour une nouvelle société plus juste », en se situant dans la dynamique créée par la récente reconnaissance de nouveaux droits à une nouvelle catégorie de citoyens.
Dans un bref rappel historique, l’intervenant remarque que la fin légale du système patriarcal à partir de 1970 (loi nº 70-459 du 4 juin 1970 supprimant la puissante paternelle au profit de l’autorité parentale conjointe, loi nº 75-17 du 17 janvier 1975 relative à l’interruption volontaire de la grossesse, etc.) a fait exploser le nombre de divorces, aboutissant à un déséquilibre entre les droits reconnus aux femmes et aux mères, d’une part, et les droits reconnus aux hommes et aux pères, d’autre part. En fait, ces derniers se voient pratiquement privés et de leurs droits et de leurs enfants.
Or, de façon plus ou moins concomitante, a eu lieu une évolution majeure : le pater familias subvenant aux besoins matériels du foyer et incarnant l’autorité a cédé la place au père affectueux (dans une prise de parole ultérieure, Philippe Veysset parlera du passage du « père » au « papa »). Le très fort sentiment d’injustice ressenti par les pères qui réclament – en vain – la résidence alternée provient justement de leur investissement affectif précoce.
Traditionnellement, jusqu’à l’âge de raison (vers sept ans), l’enfant était confié aux soins quasi exclusifs de la mère, avant d’être placé sous la tutelle paternelle. Mais si ce schéma éducatif a disparu, le conformisme culturel qui lui était lié perdure, sous la forme d’une « prime à la mère » très conservatrice. Alors que le sexisme pollue encore de nombreux secteurs de la vie sociale, force est de reconnaître que la « domination masculine » a été totalement éradiquée dans la vie des familles séparées.
Avant de passer la parole au second intervenant, le modérateur, Gérard Ollivier, relève ce paradoxe : la société déplore la monoparentalité mais l’entretient.
Intervention de Jean-Marc Ghitti
- Repères biographiques
- Né en 1960, docteur en philosophie, professeur agrégé en philosophie.
- Repères bibliographiques
- La parole et le lieu. Topique de l’inspiration, Paris, Éditions de Minuit, collection « Paradoxe », 1998 (ISBN 2-7073-1658-X).
- La séparation des familles, Paris, Éditions du Cerf, collection « Recherches morales », 2003 (ISBN 2-204-07131-5).
- L’État et les liens familiaux. Mécanisme de la domination, Paris, Éditions du Cerf, collection « Recherches morales », 2004 (ISBN 2-204-07534-5).
- L’écriture des pins, Chauvigny, L’Escampette, 2005 (ISBN 2-914387-56-3).
- Pour une éthique parentale. Essai sur la parentalité contemporaine, Paris, Éditions du Cerf, collection « Recherches morales », 2005 (ISBN 2-204-07912-X).
- Présence au Puy de Simone Weil. Une inspiration dans la ville, Saint-Hostien, PPP, 2009 (ISBN 978-2-9533908-0-3).
- Vabero. Roman, Polignac, Éditions du Roure, 2009 (ISBN 978-2-906278-87-5).
- Appel à une réforme de la justice familiale. Essai, Paris, Éditions du Cerf, collection « Recherches morales », 2010 (ISBN 978-2-204-09043-8).
- Sur le web
- Le blog de diotime
- Justice et famille
Le combat pour l’égalité parentale est un engagement au long cours. Jean-Marc Ghitti en situe l’origine au XVIIIe siècle, lorsque se produit le passage de l’« autorité disjointe » à l’« autorité conjointe ». Jusqu’alors, le patriarcat dans la société civile allait de pair avec le matriarcat dans la société domestique ; à la mère était reconnue une « puissance naturelle » sur les enfants, et au père une « puissance civile ». C’est durant la même période qu’apparaît la notion collective de « parents », dans laquelle vient se fondre le couple du père et de la mère. Cette évolution aboutit au XXe siècle avec l’accès de la mère à la citoyenneté et la disparition de la puissance paternelle au profit de l’autorité parentale conjointe (loi nº 70-459 du 4 juin 1970). Jean-Marc Ghitti fait remarquer au passage que la notion d’autorité parentale conjointe, conçue dans le cadre d’une famille unie, n’est plus opératoire en cas de séparation des parents.
Si les femmes ne sont pas encore également reconnues dans la vie professionnelle et politique, les pères, eux, ne sont pas encore reconnus comme parents à part entière dans la vie familiale, et se voient réduits au rôle de « père de secours » (au sens où on parle d’une roue de secours, dont on espère ne pas avoir l’usage), de « père du dimanche », etc. En définitive, la revendication féministe d’une « puissance naturelle » de la mère est profondément réactionnaire, puisqu’elle renvoie à une conception vieille de plus de deux siècles.
Cette revendication s’appuie également sur le désir de vengeance des femmes, dont la justice se fait d’autant plus volontiers l’instrument qu’on peut suspecter une magistrature très majoritairement féminine d’assouvir par ce biais des ressentiments personnels.
Jean-Marc Ghitti souligne également le problème posé par la « judiciarisation » de la vie familiale amorcée au cours du XIXe siècle ; à l’envolée du nombre de divorces au fil des dernières décennies, s’est ajoutée une psychologisation idéologique de l’« intérêt de l’enfant ». Ce double phénomène manifeste l’immixtion de la sphère publique dans la sphère privée. L’autorité parentale n’est plus une puissance : elle est placée sous la surveillance constante de l’État, représenté par un juge devenu « super parent ». Face à cette omnipotence étatique, il est impératif que les familles revendiquent leur liberté d’action (cf. article 5 de la Convention internationale des droits de l’enfant).
Est-ce à l’État de décider, par exemple, du lieu de résidence de l’enfant ? Paradoxalement, notre revendication quant à la mise en œuvre de la résidence alternée par défaut revient à demander à l’État de s’immiscer à nouveau dans la vie des familles ! C’est pourquoi il importe également de revendiquer la déjudiciarisation du problème.
Par ailleurs, la notion d’« intérêt de l’enfant » est laissée à la seule interprétation subjective des magistrats qui y projettent leurs propres conceptions. L’état actuel du droit offre pourtant les ressources nécessaires pour réguler cette interprétation puisqu’il garantit l’exercice commun de l’autorité parentale ainsi que « la continuité et l’effectivité du maintien des liens de l’enfant avec chacun de ses parents » (art. 372 et 373-2-6 du Code civil).
Le 20 novembre 2000, alors qu’elle était ministre déléguée à la famille et à l’enfance, Ségolène Royal avait affirmé son intention de parachever l’application de la Convention internationale des droits de l’enfant dans le droit interne français afin que soit garanti « le droit effectif de tout enfant à être éduqué par ses deux parents, mariés ou non, vivant ensemble ou séparés ».
Il importe cependant de bien distinguer le droit de l’enfant en tant qu’enfant (« tout être humain âgé de moins de dix-huit ans », selon l’article 1 de la Convention internationale des droits de l’enfant) et le droit de la personne qui est enfant afin que soient prises en compte les conséquences à long terme d’une séparation parentale. Or la justice a perdu la notion du temps long, qui est justement celui de la personne…
En conclusion, Jean-Marc Ghitti reconnaît que la résidence alternée n’est pas un idéal, mais que c’est la moins mauvaise solution en cas de séparation. Certains prétendent que la résidence alternée n’est envisageable que si les deux parents sont d’accord, mais c’est faux ; tout au contraire, la résidence alternée est une condition sine qua non pour que puisse s’établir le minimum de dialogue nécessaire entre les parents. De plus, elle prévient l’éloignement géographique volontaire de l’un d’eux, sauf à refuser d’assumer ses responsabilités parentales. En fait, seule une posture idéologique empêche la mise en œuvre de la résidence alternée : la perpétuation de l’omnipotence maternelle.
Débat
Du riche débat avec l’assistance qui suivit ces deux interventions, nous ne retiendrons ici que quelques éléments propres à une réflexion ultérieure :
Un adhérent de la délégation parisienne de SOS PAPA émit l’idée d’un « contrat de séparation » établi au moment même du mariage et stipulant par avance les clauses d’une « bonne séparation », incluant la résidence alternée obligatoire (une proposition similaire avait été faite le matin même au cours de l’assemblée générale de l’association SOS PAPA). Il fut répondu que la jurisprudence admet de plus en plus facilement la rupture unilatérale d’un contrat, sans conséquence pour le fautif.
Une représentante de l’association Père Enfant Mère soumit une idée voisine, celle d’un « contrat de parentalité », établi pour tout type d’union (concubinage, mariage, PACS).
Un membre de l’association I comme Identité proposa que soit prise au sérieux la conciliation explicitement prévue par la loi (article 252 du Code civil) mais systématiquement omise dans les faits.
Un représentant de l’association Père Enfant Mère fit remarquer que la plupart des parents ayant aujourd’hui chacun une activité professionnelle ont autant de temps disponible à consacrer à leurs enfants, et qu’il n’y a donc aucune raison de favoriser la mère. Par ailleurs, il faut être bien conscient que la déjudiciarisation des conflits familiaux va directement à l’encontre de l’intérêt des avocats et auxiliaires de justice (cum grano salis). Enfin, il proposa que les caisses d’allocations familiales prennent en charge systématiquement le paiement des contributions à l’entretien et l’éducation des enfants, comme elles le font déjà pour les contributeurs défaillants.
Un fils de divorcés livra un émouvant témoignage personnel, affirmant que la résidence alternée évite le conflit de loyauté que doivent affronter les enfants après la séparation de leurs parents.
Sébastien Ledoux releva l’engrenage conflictuel trop souvent consécutif à la mésentente du couple : le conflit conjugal dégénère en conflit parental puis en conflit de loyauté pour les enfants.
Un participant remit en question la notion de « nouveaux pères » utilisée par Sébastien Ledoux, arguant qu’elle était basée sur une vision caricaturale et simpliste de l’histoire. Les deux intervenants estimèrent ne pas avoir les compétences nécessaires pour traiter le sujet plus avant.
Gérard Ollivier aborda la question du financement de l’action, notamment par des subventions, et s’enquit des éventuelles pratiques des uns et des autres en ce domaine. La tendance dominante est manifestement négative, par crainte de perdre son indépendance.
Enfin, le représentant d’une association (SVP Papa ?) dressa le bilan de récentes rencontres avec des parlementaires européens.
Commentaire personnel (ce qui peut être livré au public…)
Avertissement : les commentaires qui suivent n’engagent que leur auteur et sont destinés à alimenter sa réflexion dans des champs de recherches sans rapport direct avec la cause des pères séparés.
L’accent mis sur l’éducation des enfants après la séparation des parents est fondamental. Le père n’est pas qu’un fournisseur de sperme, comme le prouvent les pères adoptifs. Le père n’est pas qu’un fournisseur de subsides ; on ne cesse pas d’être père parce qu’on n’est plus en mesure de subvenir aux besoins de sa famille (accident, chômage, maladie, etc.). C’est vraiment la nécessité pour le petit d’homme d’être éduqué qui fonde le droit des enfants à bénéficier de leurs deux parents. On l’a trop oublié, notamment depuis la mainmise progressive de l’État sur l’« instruction publique » au fil du XIXe siècle et la création d’un ministère de l’Éducation nationale en 1932. Comme l’écrivait certain auteur qui m’est au demeurant fort peu sympathique, « l’éducation est une continuation de la procréation et souvent une façon de l’améliorer après coup [1] ». En dépit du trouble semé dans nombre d’esprit par la propagande gouvernementale depuis un an, on peut démontrer rationnellement que l’humanité se constitue dans l’altérité sexuelle dont elle est issue (biologiquement et/ou socialement), et que la maturation équilibrée d’un enfant requiert les deux pôles référents et complémentaires que sont une mère et un père. Cette bipolarité se retrouve dans tous les systèmes de parenté, quelle qu’en soit la complexité (exemple : la triparentalité commune en Afrique de l’Ouest, associant parents à respect, parents d’amour et parents à plaisanterie).
En outre, cet aspect des choses devrait fournir un élément important en justice pour la défense des pères séparés de leurs enfants : restreindre leurs relations à un simple « droit de visite et d’hébergement », c’est purement et simplement disqualifier les pères comme éducateurs de leurs propres enfants. De quoi se compose le dossier à charge permettant à un juge de procéder à une telle disqualification ?!
Sur le « masculinisme »
Il ne faut pas se faire d’illusion : on est toujours le juif-bougnoule-nègre-facho-bolcho-etc. (rayer la ou les mentions inutiles) de quelqu’un. Dès lors, doit-on se formaliser d’être traités de « masculinistes » ? Quel est donc le système de valeurs justifiant le caractère laudatif de « féministe » et le caractère – apparemment – infamant de « masculiniste » ? Y a-t-il lieu de se laisser terroriser par les mots ?
On nous traite de « masculinistes » ? Soit. Assumons. Arborons fièrement à la boutonnière le glaviot tuberculeux qu’on nous crache à la face. Et, à l’instar du célèbre « Manifeste des 343 salopes » (pétition en faveur de l’avortement publiée le 5 avril 1971 dans le nº 334 du Nouvel Observateur), commençons à recueillir les signatures pour le « Manifeste des 343 salops ». J’offre la mienne ! Féministe, ma sœur, je suis ton frère masculiniste.
Les « nouveaux pères »
Le phénomène des « nouveaux pères » correspond effectivement à une remarquable évolution anthropologique et sociologique, dont il est difficile de fixer avec précision le début (comme pour tout phénomène de civilisation, on est sur le long terme, avec des glissements successifs, sans paliers très nets). En première approximation, et pour faire simple, on peut prendre Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) comme figure tutélaire de cet avènement. « Rousseau, cette tarentule morale [2] », « l’homme du monde peut-être qui s’est le plus trompé [3] », qui « prend à la fois ses délices dans le bien qu’il aime sans le faire et dans le mal qu’il fait sans le haïr [4] »… Sans oublier que « derrière la pourriture d’un Rousseau, il y la rigidité inhumaine d’un Calvin [5] »… Le romantisme dégoulinant, le règne de l’affectif sirupeux, le primat du sentiment et de la sensation sur la raison, l’expansion de l’individu au détriment de la société, l’exaltation du moi et de ses caprices égotiques, la valorisation du subjectif et le discrédit de l’objectif : cette progressive déliquescence morale et psychologique a fini par façonner la mentalité d’un καινός ἄνθρωπος, le citoyen de la démocratie moderne. « Nous sommes devenus, en un mot, métaphysiquement démocrates [6] ». D’une part.
D’autre part, comme l’avait finement remarqué Proudhon, « le romantisme commence la démolition [7] ». La démolition intérieure produit la démolition extérieure. Dans l’ordre symbolique – la politique est symbolique –, ce n’est pas un hasard si Marianne succède à Louis XVI. La figure du père de famille, odieusement massacré (avec toute sa famille), évincée par le buste de la femme sans tronc, donc sans descendance. La gueuse qui se donne périodiquement à tous les aventuriers de rencontre électorale pour des CDD (coïts à durée déterminée) à géométrie variable (kama sutra démocratique : un coup à droite, un coup à gauche) et stériles. Déjà amorcée dans la critique de Molière notamment (ne nous y trompons pas : dans la caricature du père bourgeois qui faisait rire l’aristocratie de Versailles, c’est la figure du père in se qui est attaquée), ce n’est pas non plus un hasard si la destruction de la famille est déclarée œuvre de salut publique par la Révolution : le divorce entre dans la législation française le 20 septembre 1792, provoquant la dissolution d’un mariage sur trois. La proportion est toujours d’actualité.
C’est sur ce fond, esquissé à traits grossiers, que devrait être jaugée la figure des « nouveaux pères ». Qu’entend-on par là exactement ? Des pères qui changent des couches, donnent des biberons, préparent des repas, donnent des bains, passent plus de temps au quotidien avec leurs enfants, etc. ?
Soyons sérieux et comparons ce qui est comparable. De très nombreuses évolutions sociales ont modifié les modes de vie familiaux au cours du XXe siècle. Nous en relèverons ici seulement deux, particulièrement importantes. D’abord la quasi disparition de la famille comme cellule économique de production, où vie professionnelle et vie privée étaient intimement mêlées (ce modèle perdure encore dans les familles d’agriculteurs, d’artisans et de petits commerçants), cédant la place à la famille uniquement consommatrice. Ensuite les variations concomitantes de l’équilibre entre une vie professionnelle et une vie privée désormais bien distinctes, aboutissant à ce qu’on appelle la « génération RTT » : on ne peut comparer les pères qui travaillaient de dix à douze heures par jour au début du siècle dernier, avec un seul jour de repos hebdomadaire, aux bénéficiaires de la réforme des 35 heures (mise en place par les lois Aubry : loi nº 98-461 du 13 juin 1998 d’orientation et d’incitation relative à la réduction du temps de travail ; loi nº 2000-37 du 19 janvier 2000 relative à la réduction négociée du temps de travail) et du congé paternité de quinze jours au moment de la naissance (mis en place par la loi nº 2001-1246 du 21 décembre 2001 de financement de la sécurité sociale pour 2002).
Alors, de facto, les pères d’aujourd’hui sont en général plus affectueux et plus tendres, d’une part, plus disponibles et donc plus impliqués, d’autre part. Au point qu’ils ont de plus en plus tendance à se transformer en mères. « Papa-bisounours », « papa-copain », « papa-poule » ou toute autre appellation du même acabit, le père est-il une mère comme les autres [8] ? Qu’est-ce que l’enfant gagne à avoir deux mamans, dont l’une a des joues qui piquent d’avantage que l’autre ? Le « nouveau père » est-il encore un référent social distinct de la mère ?
Le sociologue François de Singly a illustré l’évolution de la paternité dans la deuxième moitié du siècle dernier avec deux images assez évocatrices : on est passé du père « élévateur » qui, en rentrant du travail, soulève son enfant et l’amène à sa hauteur pour l’embrasser, au père « cheval » qui s’abaisse au niveau de l’enfant pour lui servir de monture et jouer avec lui [9].
Après une séparation parentale, on remarque aussi que beaucoup d’hommes ont du mal à se positionner en pères, surtout lorsqu’ils n’ont obtenu qu’un « droit de visite et d’hébergement » qui ne leur permet qu’une relation déficiente et réduite avec leur(s) enfants(s). Dans un laps de temps aussi court, où chaque instant est précieux, il peut être effectivement difficile de faire quelque peine à un enfant en le grondant ou en lui imposant quelque privation, par exemple. Et il peut être tentant, dans une entreprise de séduction plus ou moins consciente, de laisser le mauvais rôle à la génitrice et gardienne habituelle…
Or que se passe-t-il aujourd’hui pour les enfants élevés par leur seule mère ? Dans le cadre domestique, face-à-face avec la mère ; dans le cadre scolaire, face-à-face avec des enseignants qui, de plus en plus, sont des femmes ; en cas de dérive menant au tribunal, face-à-face avec des magistrats qui, de plus en plus, sont aussi des femmes. La dernière rencontre possible avec une figure masculine se réduit au face-à-face avec les CRS. Et encore ! J’ai découvert très récemment, lors des manifestations de ces derniers mois, que ce corps se féminise à son tour…
Les évolutions comportementales des « nouveaux pères » sont étroitement corrélées à une crise de l’autorité [10]. Est-ce un hasard ?
Il y a là beaucoup d’interrogations qu’il conviendrait de reprendre dans une réflexion anthropologique d’ensemble : qu’est-ce qu’être père ?
Le passage du « père » au « papa », évoqué par Philippe Veysset, me semble sujet à caution. Les enfants n’ont pas attendu le XIXe siècle pour appeler leur père « papa » ! L’enfant latin appelait son père pap(p)as (verbe correspondant : pappare) ; l’enfant grec usait de πάπ(π)ας (verbe correspondant : παππάζω) ou παππίας (sans oublier l’ἀββά néotestamentaire)…
Se situer dans la dynamique créée par la récente reconnaissance de nouveaux droits à une nouvelle catégorie de citoyens me paraît être une mauvaise idée, même si elle est stratégiquement séduisante, car on présuppose alors la légitimité de ces nouveaux droits. Ce qui est tout à fait discutable…
Sur la loi nº 70-459 du 4 juin 1970, supprimant la puissante paternelle au profit de l’autorité parentale conjointe.
C’est un lieu commun que de voir dans cette loi la fin d’un prétendu « système patriarcal ». Sans s’appesantir sur le sujet, Jean-Marc Ghitti a tout de même bien laissé entendre que le patriarcat dans la société civile va de pair avec le matriarcat dans la société domestique. Il n’est pas nécessaire d’être très versé en sociologie pour savoir, d’expérience, que l’influence de la société domestique sur la formation de la personne est la plus considérable. L’actuel sinistre de l’éducastration nationale, Vincent Peillon, ne s’y trompe pas, lui qui affirmait dans une interview accordée au Journal du Dimanche le 1er septembre 2012 vouloir arracher les enfants au déterminisme familial.
C’est un autre lieu commun que de reconnaître la nécessité d’une autorité dans toute cellule sociale, depuis la famille jusqu’à la nation, en passant par les associations, les entreprises, les assemblées, les syndicats, les partis, etc. Afin d’éviter une situation de blocage résultant de l’absence de majorité approuvant une décision, on a généralement la sagesse d’accorder une prépondérance à une personne (le président, le doyen, etc.), dont la prise de position emportera la décision. D’un point de vue très pragmatique, c’est à cela que correspondait la puissance paternelle. En prétendant remplacer cette dernière par une autorité parentale conjointe, on se retrouve avec un concept idéologique à visée égalitaire qui n’est qu’une coquille vide. Comme l’a très justement fait remarquer Jean-Marc Ghitti, l’autorité parentale conjointe n’est opératoire que dans le cadre d’une famille unie. Mais en cas de désaccord parental, qui va trancher ? Il n’y a pas d’autre solution que de recourir à un magistrat. Autant dire que c’est l’État qui s’est arrogé l’autorité parentale, quitte à la déléguer, en cas de séparation parentale, au parent (la mère, la plupart du temps) chez qui résident habituellement les enfants et qui sera seul à pouvoir prendre des décisions effectives.
Jean-Marc Ghitti a également bien attiré l’attention de l’auditoire sur le danger que représente la « judiciarisation » de plus en plus importante des affaires familiales et sur l’immixtion croissante de l’État dans la vie des familles. Il y aurait beaucoup à dire sur ce point ; je me contente de renvoyer à son article « L’Église et la famille ».
Dans un ordre d’idées pas très éloigné, il faut aussi se demander ce que devient l’autorité parentale conjointe dans les familles dites « recomposées ». De quel poids peut peser un père qui ne voit ses enfants que quelques jours par mois, alors que ceux-ci vivent au quotidien avec le nouveau compagnon de leur mère, qui assume pratiquement une paternité usurpée ?
Quant à la loi nº 75-17 du 17 janvier 1975 relative à l’interruption volontaire de la grossesse, elle confère à la mère un droit exclusif de vie et de mort sur l’enfant. C’est un retour au vitæ necisque potestas du pater familias de l’antiquité (avec toutes les réserves qu’il faut apporter à cette potestas [11]) mais au bénéfice de la mater familias. Surprenant retour des choses et renversement de situation…
Sur le schéma éducatif « traditionnel »
Il faut quand même rappeler que dans la société paysanne traditionnelle les enfants vivaient au sein d’un groupe familial beaucoup plus large que la famille nucléaire contemporaine et circulaient entre plusieurs foyers. La mise en nourrice était une pratique extrêmement courante et, dès l’âge de dix ans, les enfants étaient placés pour travailler et soutenir la famille. C’est avec le début de la société industrielle et l’exode rural corrélatif que la famille s’est peu à peu resserrée autour du noyau constitué par les parents et les enfants.
Pour mémoire, l’urbanisation a doublé en cinquante ans : plus des trois quarts des Français vivent aujourd’hui en ville, contre la moitié aux environs de 1950.
Année | rurale | urbaine |
---|---|---|
1806 | 81 | 19 |
1866 | 70 | 30 |
1911 | 56 | 44 |
1936 | 48 | 52 |
1954 | 44 | 56 |
1968 | 34 | 66 |
1975 | 32 | 68 |
1982 | 27 | 73 |
Dans cette même société, la notion de « mère au foyer » n’existe pas. Il faut absolument tordre le cou à cette ineptie sociologique. La « mère au foyer » est un mythe social contemporain des « trente glorieuses ». À ce stade embryonnaire de réflexion, je me contente de placer ici une simple citation (celle qui, en tant que théologien, me vient le plus spontanément à l’esprit), qui illustre très bien une réalité sociale aujourd’hui bien oubliée :
« À ce moment-là, ma femme Anna prit du travail d’ouvrière, elle filait de la laine et recevait de la toile à tisser, elle livrait sur commande et on lui payait le prix. Or, le sept du mois de Dystros, elle termina une pièce et elle la livra aux clients. Ils lui donnèrent tout son dû, et de plus ils lui firent cadeau d’un chevreau pour un repas. » (Tb 2 11-12 ; il s’agit d’Anna, femme de Tobit et ouvrière fileuse)
On peut aussi contempler le célèbre tableau de Jean-François Millet (1814-1875) intitulé La fileuse, exposé au Musée d’Orsay…
Sur le prétendu sexisme contemporain
Là aussi, une mise au point est nécessaire pour exténuer la propagande féministe martelée dans tous les médias à longueur de journée.
Le 20 novembre 2000, alors qu’elle était ministre déléguée à la famille et à l’enfance, Ségolène Royal avait affirmé son intention de parachever l’application de la Convention internationale des droits de l’enfant dans le droit interne français afin que soit garanti « le droit effectif de tout enfant à être éduqué par ses deux parents, mariés ou non, vivant ensemble ou séparés ».
Dans le même discours, une autre affirmation prend aujourd’hui une saveur toute particulière :
« L’intérêt bien compris de l’enfant ce n’est pas l’abandonner au triste sort d’objet malmené par les libertés que les adultes s’accordent sans considération de ses droits. »
Et aussi :
« Le respect dû à l’enfant passe aussi par la reconnaissance de la dignité de sa famille et la mise en œuvre de solidarités qui ne disqualifient pas les parents démunis dans l’exercice de leurs responsabilités éducatives. »
Pistes bibliographiques
Ségalen (Martine), À qui appartiennent les enfants ?, Paris, Tallandier, 2010.
Tilly (Louise A.), Scott (Joan W.), Les femmes, le travail et la famille, Paris, Rivages, collection « Histoire », 1987.
Versini (Dominique), Enfants au cœur des séparations parentales conflictuelles, Rapport thématique de la défenseure des enfants, 2008.
Notes
1. Nietzsche (Friedrich), Aurore. Pensées sur les préjugés moraux, § 397 (traduction par Julien Hervier, Paris, Gallimard, collection « Folio/Essais », nº 119, 1989, p. 222).
2. Ibid., avant-propos, § 3, (op. cit., p. 15).
3. Maistre (Joseph, de), Considérations sur la France, ch. V (Bruxelles, Complexe, collection « Historiques-Politiques », 1988, p. 70).
4. Maritain (Jacques), Trois réformateurs. Luther – Descartes – Rousseau, Paris, Plon, 1925 (édition 1945), p. 137.
5. Thibon (Gustave), Ce que Dieu a uni. Essai sur l’amour, Lyon, Lardanchet, 1946, p. 11.
6. Gauchet (Marcel), La religion dans la démocratie. Parcours de la laïcité, Paris, Gallimard, collection « Le débat », 1998, p. 8.
7. Proudhon (Pierre-Joseph), De la justice dans la Révolution et dans l’Église, Fayard, 1860 (réédition 1990), t. III, p. 1741.
8. Cf. Lorton (Damien), Le père est une mère comme les autres, Paris, La Découverte, collection « Les Empêcheurs de penser en rond », 2010 (ISBN 978-2-35925-020-6).
9. Cf. Singly (François, de), Le soi, le couple et la famille, Paris, Nathan, collection « Essais & Recherches », 1996.
10. Cf. Arendt (Hannah), « Qu’est-ce que l’autorité ? », in : La crise de la culture. Huit exercices de pensée politique, traduit de l’anglais, Paris, Gallimard, collection « Folio/Essais », 1972 (édition 1996), pp. 121-185.
11. Cf. Dumont (Jean-Christian), « L’imperium du pater familias », in : Parenté et stratégies familiales dans l’Antiquité romaine. Actes de la table ronde des 2-4 octobre 1986 (Paris, Maison des sciences de l’homme), Rome, École française de Rome (Publications de l’École française de Rome, 129), 1990, pp. 475-495 ; Thomas (Yan), « Vitæ necisque potestas. Le père, la cité, la mort », in : Du châtiment dans la cité. Supplices corporels et peine de mort dans le monde antique. Table ronde de Rome (9-11 novembre 1982), Rome, École française de Rome (Publications de l’École française de Rome, 79), 1984, pp. 499-548 ; Thomas (Yan), « Remarques sur la juridiction domestique à Rome », in : Parenté et stratégies familiales dans l’Antiquité romaine. Actes de la table ronde des 2-4 octobre 1986 (Paris, Maison des sciences de l’homme), Rome, École française de Rome (Publications de l’École française de Rome, 129), 1990, pp. 449-474.