Parents adoptifs, parents adoptés

Adoption (© Tanya Patxot – Pixabay)

Introduction

Cette recherche [1] est le résultat du travail de deux groupes d’hommes et de femmes ayant tous un ou plusieurs enfants adoptifs. Chacun de ces groupes se réunit une fois par mois, l’un à Lyon, l’autre en Seine-et-Marne, animé par l’un des auteurs de la recherche, membres eux-mêmes du groupe. Les thèmes abordés sont définis par le groupe. Chaque séance donne lieu à un compte rendu, élaboré à partir d’enregistrements et de notes par l’animateur. Le compte rendu est validé, ou modifié par les participants, lors de la prochaine rencontre. Le tableau des parents et enfants figure en fin de texte.

Chaque groupe fonctionne en référence théorique et méthodique à l’ethnométhodologie [2]. Donnons des précisions :

  1. On travaille à partir du vécu personnel de chaque membre du groupe, chacun restant libre de son implication. Tous les acteurs de cette recherche – chercheur professionnel ou profane – sont membres du groupe.
  2. Tous participent en tant qu’experts de leur problématique. Ils connaissent un certain nombre des allant de soi des parents adoptifs. Ils ont développé des ethnométhodes pour répondre aux problèmes auxquels ils sont confrontés. Le travail de groupe se fait en exposant des faits vécus et en élaborant ensemble les conclusions qui en sont tirées.
  3. Chaque participant utilise les résultats de la recherche dans sa propre vie. Il n’est donc pas un individu passif mais au contraire un maître d’œuvre de son évolution. Il participe directement à la compréhension de sa situation.
  4. La recherche se situe en dehors de toute idéologie ; elle veille à se protéger contre les risques d’induction, vis-à-vis de laquelle l’ethnométhodologie est extrêmement méfiante.
  5. Le but n’est pas de trouver une théorie explicative générale de l’adoption. Au contraire, il s’agit de comprendre ce qui se passe effectivement dans la vie des parents adoptifs.
  6. En confrontant des personnes différentes, en échangeant sur les particularités de chacun, la recherche va permettre de faire un constat : le vécu, le ressenti, les représentations et même les actions des parents adoptifs sont fortement indexés à des paramètres très variables de l’un à l’autre.

Ce qui suit est élaboré à partir des comptes rendus, donc de l’expression des participants. Lorsque ceux-ci parlent de leurs enfants, il s’agit de leur ressenti personnel, qu’il ne faut pas prendre comme celui des enfants eux-mêmes. Notre plan d’exposition correspond à la chronologie d’évolution des familles elles-mêmes.

L’attente de la parentalité

L’aventure parentale naît dès avant l’arrivée de l’enfant, et même avant que l’on connaisse son existence.

Enquêtes et jugements

Avant qu’une adoption ne puisse être décidée par un tribunal, une enquête est diligenté par le parquet. Cette enquête est vécue différemment selon les parents.

Enquêtes formalité. Le souvenir d’enquêtes « normales » est évoqué : « On a reçu une lettre qui nous convoquait. On ne savait pas pourquoi, tout s’est bien passé. » « Ils nous ont demandé si l’on vivait toujours en couple, si on voulait toujours adopter. »

Enquêtes suspicion. Mais il se peut aussi que ces enquêtes soient mal ressenties. « Les gendarmes ont sonné à la porte… on se demandait ce qui se passait. » Ou encore : « Je ne sais pas ce que les voisins ont pensé. » Parfois, comme le souligne une personne, les enquêteurs « ignorent tout de l’adoption ». « Ils ne savaient pas pourquoi ils étaient là… quelles questions poser. » Cela sème le doute sur le sérieux de la démarche, surtout lorsque le côté affectif est abordé. Un gendarme pose même la question : « Allez-vous aimer votre enfant ? »

Il semble qu’il y ait des manières très différentes de diligenter une enquête. On retrouve les mêmes variations en ce qui concerne les convocations au tribunal et les actes juridiques.

Convocation oubli. « Je ne crois pas que nous nous soyons rendus au tribunal, je ne me souviens pas. » L’ancienneté de la procédure peut expliquer en partie seulement cet oubli. Ce peut être aussi le peu d’importance donné à cet acte : « Je n’ai pas eu l’impression d’un moment très important. »

Convocation formalité. Pas de souvenir choc. C’est plutôt l’impression de se plier à un passage obligatoire : « Cela a été rapide. » « On nous a demandé si rien n’avait changé dans notre situation, si rien n’avait changé. »

Convocation suspicion. Dans ces cas, le malaise est resté très présent. Il peut être conséquence de l’attente, ou des mauvaises conditions dans lesquelles la rencontre se passe : « C’est un manque de respect ; on est tous convoqués à 14 heures et on passe à 17 heures. » Le juge est perçu comme maître au tribunal (sa voix est cassante). Des questions abordant un sujet affectif peuvent être perçues douloureusement : « On nous a demandé pourquoi on voulait adopter. »

La suite de la procédure, la mise en délibéré, évoque une suspicion. Ce temps d’attente peut engendrer de l’insécurité, en particulier lorsque le jugement est prononcé dans le pays d’origine : « On était représentés par un avocat, on communiquait par téléphone. »

Lorsque le jugement est prononcé, tout n’est pas fini. Il y a un délai d’appel, ainsi que d’autres déboires. Les papiers peuvent ne pas être conformes : « Le lieu de naissance avait été changé. » « Ils s’étaient trompés dans les prénoms, c’était le vrai cauchemar. » Ces pérégrinations peuvent troubler l’enfant lui-même, s’il est déjà grand : « Elle ne comprenait pas qu’elle ne porte pas mon nom. »

Le « prix » de l’adoption

Le rapport à l’argent est complexe à aborder car il véhicule beaucoup d’affects. C’est perceptible entre autres par la difficulté que chacun aura à changer de position et d’avis sur la question de l’argent.

On distingue l’argent « pour vivre », qui englobe les frais de déplacement, la vie sur place, etc., et l’argent « donné » à une association ou à des « intermédiaires » dans le pays ou l’enfant est né. C’est donc de ce « don » là dont il sera question. Par ailleurs, mais ce point serait peut être à préciser, le rapport à l’argent ne concernerait pas de la même façon les parents qui adoptent un enfant de l’Aide sociale à l’enfance. Ceux-ci se vivraient en quelque sorte comme « purs », n’ayant pas à se préoccuper de ce problème d’argent au moment de l’adoption, avec toute la fantasmatique qui lui est liée (argent-achat). Les autres parents adoptifs seraient-ils pour autant des « impurs » ?

On distingue trois attitudes :

Argent-don. Ce qui est fait de cet argent « ne nous regarde pas », dit l’un, ou bien : « Dès qu’on donne quelque chose, on n’a pas à ergoter. » Il s’agit de ne pas « pinailler ». Il est concevable de donner, car cela peut être une pratique courante dans le pays. Il faut « rentrer dans les mœurs du pays » ou « se mettre dans leur peau ». On évoque la solidarité et l’amour : « Quand on aime, on ne compte pas. » Le parallèle est fait entre le coût des FIV (fécondation in vitro), et de l’accouchement en général. L’adoption ne serait alors pas « plus cher ».

Argent-doute. D’autres membres du groupe se posent des questions sur l’usage qui est fait de l’argent. « Il faut se poser des questions. » « Ce n’était pas clair, pas net. » « Il y avait une enveloppe à remettre… On n’a pas eu le courage de demander où cet argent allait. » L’idée que les associations ne sont pas absolument « fiables » de ce point de vue apparaît. « Tu n’as pas tous les tenants et les aboutissants. » « On peut penser qu’il y a des gens qui profitent, c’est gênant… »

Argent-grief. L’impression d’avoir été « trompé » est exprimée également. « Ils ne méritaient pas leur argent. » Cette remarque concerne une association, avec qui les relations ont été perçues comme difficiles. Certains griefs sont exprimés de façon « feutrée » ou verbalisés de façon plus rationnelle : « On m’a dit que j’étais responsable d’elle depuis sa naissance, donc je devais payer les frais de nourrice qui étaient chers. » Mais les « griefs » peuvent se déplacer sur des sommes symboliques par rapport à l’argent versé dans sa globalité. « Mon mari a eu du mal à supporter de donner cette petite somme pour ce tampon. » « Cent quinze francs la page pour la traduction, cela m’a paru cher. » Les « griefs » peuvent se manifester sous la forme d’un don mesuré. « Elle nous a demandé de l’argent, on n’a pas voulu lui donner… Par contre on l’a aidée pour qu’elle trouve une maison. »

Angoisses pré-parentales

Ce temps d’attente est cause d’angoisses diverses, variables d’une personne à l’autre.

Angoisse que l’enfant ne vienne pas. Celle-ci est liée surtout aux conditions particulières. Plusieurs parents adoptifs d’enfants roumains ont vu leurs enfants et ont dû repartir avant de pouvoir revenir le chercher, ce qui a éveillé chez eux la peur (motivée) que l’enfant ne puisse pas quitter son pays, ou que son adoption ne se concrétise pas. Un couple « patientera » ainsi pendant un an, avec des allers et retours, pour obtenir enfin l’autorisation de sortir l’enfant. « On rentrait la mort dans l’âme ; lui restait sur place. Il a fallu se battre… pour moi, être parent, c’est cela. » Cette angoisse apparaît aussi, quoique à un degré moindre, pour des enfants polynésiens confiés par leurs parents biologiques, ainsi que des parents ayant eu d’abord le statut de parents nourriciers avant de pouvoir adopter pleinement leur fille.

Cette angoisse peut être renforcée lorsque le futur parent a déjà été confronté à des souffrances liées à la parentalité. C’est le cas d’une des participantes dont le désir d’enfant s’inscrit dans un contexte de deuil de l’enfant qu’elle portait et qui est mort-né ; elle évoque cet enfant avec émotion. De même, un autre couple attend douloureusement la venue d’une petite fille car, plusieurs mois auparavant, ils se préparaient à la venue d’un enfant « promis » par une association. Ils avaient une photo de lui, mais n’en ont plus jamais entendu parler.

Pour les autres parents, c’est plutôt une excitation, un stress, les jours précédents l’arrivée de l’enfant, liés à la durée de cette attente. Lorsque l’enfant vient très rapidement, ce phénomène est absent. Les parents ayant eu aussi des enfants biologiques décrivent l’attente de leur enfant adoptif sur le même mode, avec plutôt moins d’inquiétude.

L’attente peut aussi être angoissante pour l’enfant ; un enfant qui a rencontré sa mère à l’âge de cinq ans, lui dira plus tard : « Pourquoi m’as-tu laissé si longtemps dans l’orphelinat ? »

Angoisse de compétence. « Vais-je y arriver ? » Cette expression résume une inquiétude parentale à l’approche de la venue de l’enfant. Ici encore, il semble que ce soit plus net chez les parents plus âgés et n’ayant pas eu d’enfant biologique. Il peut s’y ajouter un questionnement de légitimité : « Est-ce bien raisonnable d’adopter cet enfant ? » qui peut se compléter par : « Un enfant à mon âge ? » Une problématique particulière de l’enfant (conditions particulièrement difficiles pendant le début de sa vie, maladie exigeant une intervention médicale ou chirurgicale) augmente ce questionnement. A contrario, cette angoisse de compétence peut être dépassée par un désir de « super compétence ». Une mère attend l’arrivée d’un troisième enfant et se déclare prête à accueillir un enfant handicapé : « Je crois que je peux le faire mais mon mari hésite encore un peu. » La réussite des adoptions antérieures peut inciter des parents à « se lancer » dans des demandes ou des démarches dont ils ne savent pas si elles leur conviendront.

Angoisse de réciprocité. Cet enfant qui va venir, pour qui la décision d’adoption a été prise, va-t-il être satisfait ? La question s’est posée à plusieurs parents. Lorsque l’enfant est capable de le comprendre, il est au courant de la procédure d’adoption et la souhaite. Cela ne résout pas forcément l’angoisse de réciprocité du désir d’enfant. En effet, l’imagination de l’enfant qui va avoir des parents et celle des parents qui attendent un enfant ne sont pas nécessairement synchronisées. Elles vont se confronter lorsqu’il y aura rencontre. Ce qui se passe plus tard tend à prouver que l’angoisse de non-réciprocité « Cet enfant, vais-je lui plaire ? Va-t-il m’adopter ? » n’est pas purement spéculative et correspond à une réalité.

Résumons l’angoisse (ou inquiétude) parentale d’avant l’arrivée de l’enfant en disant qu’elle semble être d’autant plus grande que l’on s’éloigne de la situation « standard » de naissance biologique, à savoir : parent plutôt jeune, enfant très jeune (ou nouveau né), pas de problématique de santé prévisible, pas de tracasseries ou de doute sur l’arrivée de l’enfant, pas de doute sur la légitimité de l’acte d’adoption. La carence d’un des facteurs précédents fait monter une angoisse qui s’ajoutera aux autres angoisses pré-parentales.

Acquisition de la parentalité par le parent

Avant la rencontre

Malgré les éventuelles angoisses exprimées plus haut, le sentiment de parentalité commence à s’acquérir dès avant la rencontre. Il est fréquent que les parents aient une photo. Une mère adoptive avait communiqué avec la mère biologique polynésienne de sa future fille. Celle-ci lui demanda quel prénom celle-là voudrait donner (elle n’a pas suivi ce vœu). Divers faits comme ceux-ci vont créer une sorte d’incubation première de la parentalité. Paradoxalement, l’envoi d’une photo peut bloquer ponctuellement le processus d’acquisition de la parentalité : « Je regardais sa photo, je ne voulais pas y croire… surtout pas m’impliquer. » Il y a une peur de ne pas devenir parent si l’espoir ne se concrétise pas.

La rencontre

C’est au moment de la rencontre que se fait, bien ou mal, la plus grosse partie de l’acquisition de la parentalité. L’enfant fantasmé devient un être de réalité. On peut le toucher, le tenir dans ses bras, lui parler, même s’il ne comprend pas, l’entendre, éventuellement parler une langue étrangère. « Dès que je l’ai vue, j’ai senti que c’était ma fille », dit une participante qui n’avait jusqu’alors qu’une photo. Ce sentiment de complétude, de fusion, est souvent ressenti instantanément. Cette acquisition rapide ne se fonde pas sur la réciprocité, sur l’attitude de l’enfant. À ce moment, on se sent parent, parce qu’on a un enfant, non parce que cet enfant vous reconnaît comme parent. Ce n’est que plus tard que cette reconnaissance prendra effet.

Les enfants en âge de s’exprimer sont mis au courant de la procédure d’adoption et on leur demande leur approbation. Vu le statut difficile de la vie en orphelinat (même si l’enfant est bien traité, comme c’est le cas dans plusieurs pays), cela facilite l’acceptation. Mais l’enfant a parfois du mal à accepter ce départ : « Il pleurait beaucoup, il ne voulait pas quitter l’orphelinat », dit une autre mère.

Le processus d’adoption légale entre aussi en ligne de compte. Nous avons vu que, tant que la procédure d’adoption n’est pas vraiment assurée, il peut y avoir la peur de ne pas garder l’enfant. Cette procédure participe à la prise de conscience de la parentalité, à son acquisition. « Je me suis sentie mère lorsque nous sommes passés chez l’avocat [en Colombie] avec mes enfants. »

La famille d’origine

Adoption de la culture. La majorité des enfants dont il est question ici sont nés à l’étranger. Avec eux, c’est aussi un pays étranger que l’on adopte. Les parents cherchent à se documenter sur le pays en question, s’intéressent à sa culture. Une mère apprend le russe ; un couple va faire un voyage en Inde, pays d’origine de leurs deux fils. Ceci n’est d’ailleurs pas sans poser des problèmes, car l’enfant lui-même ne souhaitera pas nécessairement garder contact avec sa culture. Tous ceux qui parlaient leur langue maternelle l’ont perdue, et ne veulent même pas la ré-apprendre. La connaissance par les parents adoptifs de la famille d’origine (adoptions polynésiennes) peut aussi créer un désir de se lier à cette famille. Une mère adoptive envoie de l’argent à la mère biologique de sa fille (pour un deuil) ; une autre communique par courrier avec la tante biologique de ses fils.

Il y a, dans ce souci d’adopter la culture, et même la famille de l’enfant, un objectif : ne pas chercher à gommer son origine, mais au contraire l’intégrer. Ce n’est pas forcément apprécié par les enfants en question. Le fils (d’origine colombienne) de Jane hésite à apprendre l’espagnol en deuxième langue, le fils (d’origine roumaine) d’Elina dénigre son pays, et sa fille (polynésienne) critique ses parents biologiques. La fille de Josette ne veut pas lire les lettres envoyées par sa famille d’origine.

Valorisation et fantasme. D’une manière générale, les parents valorisent les parents biologiques, s’expriment de manière positive à leur sujet lorsqu’ils parlent à leurs enfants. Il peut y avoir tendance à les magnifier : « Je suis sûre que cette mère a des sentiments, elle doit aimer son enfant. » Il y a un désir de justification, soulignant l’importance de cette mère : « La mère a “donné” son enfant, mais un lien est maintenu avec cette “mère de naissance”. »

Il semble que cette place donnée aux parents d’origine est nécessaire, surtout lorsque l’enfant est « grand » (plus de quatre ans), car il a des souvenirs précis : « M. se souvient : sa mère venait le voir et ils se mettaient ensemble dans un coin, et ils mangeaient des gâteaux. Ça lui est resté. » Certains enfants expriment la présence de cette mère d’origine : « L. avait découpé “sa mère” dans un catalogue de La Redoute », « elle m’a dit : “Je voudrais connaître ma mère” ».

Lorsque les parents d’origine ne sont pas connus, les parents adoptifs peuvent imaginer en fonction des éléments du dossier, et fantasmer une rencontre : « Au restaurant, un jour, il y avait une femme qui nous fixait, je trouvais qu’elle ressemblait à P. J’aimerais que sa mère soit ainsi. ».

Inquiétude et rivalité. La connaissance des parents géniteurs (ou les fantasmes les concernant) peut aussi engendrer de l’inquiétude, voire de l’angoisse, en liaison avec une certaine représentation biologique de l’hérédité. « On peut penser à cette mère, ce n’est pas trop difficile quand on a une image rassurante… mais quand cette image est angoissante ? Est-ce qu’il va prendre le même chemin ? » Cette présence peut devenir obsédante : « Tout parent adoptif doit avoir au fond de son cœur cette mère… cela réconforte l’enfant plus tard », dit une mère.

Outre le risque héréditaire, il y a celui de la préférence : qui l’enfant va-t-il considérer comme ses « vrais » parents ? M. est retourné dans son pays, revoir ses parents d’origine. À son retour il a parlé d’eux en disant « les gens », qui étaient contents de le voir, mais aussi contents de le voir repartir en France. La joie de sa mère est manifeste : « Jamais le mot “maman” ne m’avait été plus doux ; il avait fait son choix. » À l’âge adulte, M. confirmera à ses parents, qu’ils sont ses « vrais » parents. Remarquons que c’est essentiellement de la mère qu’il s’agit. Le père est-il jugé « moins important », ou est-il de toute façon trop abstrait ? ou la représentation de la mère est-elle, dans notre culture, à ce point dominante par rapport à celle du père ?

Refus. Est-il nécessaire de laisser une place psychologique aux parents d’origine ? Certains se posent la question et n’hésitent pas à exprimer leurs craintes, voire leur refus de rencontrer la mère, alors que c’est possible : « Je crois que si on n’est pas obligé, on peut ne pas le faire » ou : « Il faut garder sa neutralité par rapport à l’enfant ». La peur de la préférence devient alors refus : « Des fois, je me dis : est-ce que les gènes me travaillent ? Et je préfère en savoir le moins possible. »

Prénoms. Le choix du prénom d’adoption pour un enfant qui en a déjà un est compliqué. Divers facteurs entrent en jeu. Le souci de ne pas couper avec l’origine plaiderait en faveur de la conservation du prénom. Mais l’intégration à l’univers de la famille adoptive incite plutôt à choisir un prénom français (d’autant que certains prénoms étrangers sont difficiles à prononcer). Le choix le plus fréquent relève de la deuxième solution. Lorsque les enfants sont assez grands et portent déjà leur prénom, le choix peut être de le conserver, éventuellement en le francisant ; dans ce cas, ce n’est pas forcément le prénom qui aurait été choisi. Il arrive aussi qu’on mette ce prénom d’origine comme deuxième prénom. Mais, dans tous les cas, les parents sont décideurs. C’est là sans doute un des éléments de l’acquisition de la parentalité : on décide de la manière dont on va nommer son enfant.

Pour résumer, l’acquisition de la parentalité par le parent commence par une phase de préparation – qui devient difficile si elle est trop longue et incertaine – suivie d’une accélération au moment de la rencontre et de la confirmation par l’institution sociale. Ces deux phases se font sans l’intervention de l’enfant, qu’il soit petit ou plus grand. Il est en quelque sorte passif. On est proche de l’acquisition de la parentalité biologique. Toutefois, il est nécessaire de tenir compte de l’histoire de l’enfant, en particulier de ces autres figures parentales que sont les parents biologiques, dont on ne veut pas éliminer la présence.

Le vécu de la parentalité

Intéressons-nous à la naissance de la relation entre parent et enfant, et à l’adoption du parent par l’enfant.

Attitudes de l’enfant

« Collage », besoin de proximité, distance. Dans l’ensemble, les parents manifestent le désir de rapprochement avec leur enfant. Sans doute pour les raisons invoquées plus haut (ils acquièrent vite leur parentalité), ils réduisent la distance avec leur enfant. En particulier ils acceptent les manifestations de « collage », fréquentes avec les enfants déjà âgés. Mais ce besoin de grande proximité est parfois paradoxal, l’enfant ayant aussi besoin de garder sa distance face au désir de rapprochement parental. « Mon fils a demandé à la fois affection et affrontement – je le vivais mal. » L’âge de l’enfant va intervenir ici aussi : « H. est plus grand ; je n’ai pas osé le câliner comme un bébé. » Il faut aussi que l’enfant manifeste son désir, qu’on ait le temps de « s’apprivoiser ». Lorsque l’enfant est « grand » au moment de l’adoption, il faut tenir compte de « l’imprégnation » de l’orphelinat, et prendre le temps de mettre en place une autre empreinte.

Le maintien d’une juste distance n’est donc pas facile. Le formidable désir parental de bien faire et de donner à son enfant tout ce dont il a besoin (et qu’il n’a peut-être pas eu jusqu’à présent) se heurte à la nécessité de lui laisser prendre sa place et d’accepter ses éventuels refus. Lorsque, plus tard, les enfants arrivent à l’âge adulte, la prise de distance ne posera pas de gros problème (du moins pas plus qu’à tous les parents) parce que la parentalité et la filiation auront été acquises complètement, dans la réciprocité.

Adoption par l’enfant. Le fait de considérer un enfant comme son enfant, de l’adopter selon la loi, de l’aimer et de vouloir son bien ne suffit pas à ce que cet enfant se sente lui-même votre enfant. Si, dans la plupart des cas, cette réciprocité de l’adoption s’est fait assez rapidement, elle a pu être plus longue, douloureuse, voire impossible. Une fille venue chez elle à neuf ans a connu une période durant laquelle elle rejetait complètement sa mère en tant que mère. « Pourquoi êtes-vous allés me chercher ? » a-t-elle demandé à sa mère. Cette différence entre le processus d’adoption chez le parent et chez l’enfant est source de difficultés et de souffrance. Il semble que l’âge de l’enfant au moment de l’adoption soit un facteur essentiel. En effet, il n’a pas grand effet sur le parent : le désir d’enfant et l’acquisition de la parentalité y sont peu sensibles. Par contre l’enfant, qui avait déjà une identité, une culture, une langue, va devoir changer et apprendre à être « fils ou fille de ». Or cela ne se fait pas tout seul, même si le désir d’être adopté était présent et formulé. Un autre facteur intervient, plus flou, c’est l’histoire de l’enfant avant adoption. Nous n’en connaissons pas grand chose, mais nous faisons l’hypothèse que la vie avant adoption permet de préparer plus ou moins bien à cette adoption. Les conditions matérielles, affectives, les paroles qui lui sont prononcées, ainsi que la manière dont il a imaginé son futur ont probablement une influence.

Sentiments et attitudes des parents

Remise en cause. Des enfants ont remis en cause, soit la légitimité de leurs parents adoptifs, soit le processus d’adoption lui-même. Le premier cas se traduit par : « Tu n’es pas ma mère, ou mon père. » Le deuxième est plutôt : « Je ne t’ai pas demandé de m’adopter » (ce qui suppose que l’on accepte le fait de l’adoption). Ces attitudes sont très dures pour les parents, comme tout rejet de la part d’un enfant. Pourtant, elles n’engendrent pas la remise en cause de la parentalité. « Ma fille ne veut pas que je sois sa mère, mais je le suis quand même. » Cela montre la différence entre l’acquisition personnelle de la parentalité, soulignée plus haut, et le vécu relationnel parent/enfant. Rappelons que la remise en cause du lien filial n’est pas rare dans les familles biologiques, surtout à l’égard du père. Les enfants peuvent se faire des romans s’imaginant d’autres parents que les leurs. L’adoption par l’enfant ne signifie pas qu’il s’entend bien avec ses parents, ni même qu’il est content de les avoir, mais qu’il les reconnaît effectivement comme ses parents. Les enfants peuvent dire que leurs parents sont nuls, mais ils ne remettent pas en cause le fait qu’ils sont leurs parents.

Culpabilité. Une culpabilité peut s’installer chez le parent ainsi remis en cause. Elle n’entame pas nécessairement la conscience de la parentalité. Mais elle repose la question « Ai-je bien fait d’adopter cet enfant ? » ou « Suis-je le parent qu’il faut ? » On retrouve l’angoisse d’incompétence d’avant la rencontre. Les parents adoptifs se sentent investis d’une mission plus, peut-être, que les autres. Ils s’imposent une obligation de résultat. Ceci n’est pas étranger au fait que l’adoption est longue et difficile et que ceux qui ont pu y accéder se sentent privilégiés. La contestation de l’enfant est donc un jugement terrible sur le mérite de ce privilège.

Par ailleurs, la réciprocité de l’adoption (si l’on adopte un enfant, il doit vous adopter) ne va pas de soi, avons-nous remarqué. Mais si ce constat est apparu clairement à nos groupes au cours du travail, il n’était pas évident au départ.

L’adoption a une motivation personnelle (satisfaction du désir d’enfant) mais aussi altruiste (donner des parents à un enfant). Tout devrait bien se passer dès lors que le parent est sincère et prêt à se donner pour son enfant. Si donc l’enfant est réticent à adopter, c’est que l’on n’est pas « bon parent ». Nous avançons une autre hypothèse, plus probable : l’enfant a sa propre histoire, ses propres sentiments. S’il refuse partiellement ou complètement l’adoption, ce n’est pas forcément à cause de l’attitude de ses parents adoptifs, mais pour d’autres raisons que nous n’avons pas les moyens de comprendre – pouvant tenir à son passé, et aux conflits psychologiques qui sont les siens. Des enfants, en conflit avec leurs parents adoptifs, les appellent « papa et maman » alors que ceux-ci les avaient laissés libre de les nommer comme ils le voulaient.

Ce qui est dit à l’enfant. On pense, à l’unanimité, qu’il ne faut dire à l’enfant que la vérité, et que, en particulier, il serait absurde de lui cacher son mode de filiation (si tant est que ce soit possible). Un consensus apparaît aussi sur l’utilité de lui parler dès la rencontre. On peut expliquer son histoire à son bébé de quelques jours, dès le voyage de retour en avion. Tous les parents parlent à leurs enfants de leur origine. Les enfants réagissent différemment. Ils peuvent être friands de détails concernant leur histoire (un fils ainsi peut souhaiter s’entendre raconter toujours le même épisode de son histoire), relativement indifférents, ou refuser carrément d’entendre parler de leur passé. Il n’y a pas, sur ce point, une influence notoire de l’âge de l’enfant lors de l’adoption, mais de ce qui s’est passé avant, en particulier de la raison pour laquelle l’enfant était adoptable. L’un des participants, dont la fille est d’origine française, sait qu’elle a, dans son dossier, des éléments susceptibles de lui permettre de retrouver sa mère biologique. Il lui donnera cette information lorsqu’elle sera plus grande, mais ne souhaite pas, lui-même, en savoir plus, laissant à son enfant la décision d’aller plus loin dans la connaissance de ses origines.

Parle-t-on aux enfants des raisons pour lesquelles on les a adoptés ? C’est une affaire délicate, car elle implique le parent dans son intimité. Les parents n’en ont pas tous éprouvé la nécessité. Et les enfants semblent peu intéressés par la question. Si, comme nous l’avons noté, certains reprochent – mais seulement lors de conflits – à leurs parents leur démarche, ils n’abordent pas directement cette problématique qui relève de l’histoire personnelle de leurs parents, avant la rencontre avec eux.

Les nécessités de faire savoir du parent ne sont pas toujours en phase avec le désir de savoir de l’enfant. Il n’est donc pas forcément nécessaire de « tout dire » mais, au contraire, de laisser à l’enfant son double droit de savoir, et de ne pas savoir.

Le regard des autres

Il revêt différentes formes.

Regard bienveillant. « C’est bien ce que vous avez fait… C’est beau. » Lorsque cette remarque est formulée, elle semble plutôt « agacer » les parents, probablement car elle ne leur renvoie qu’une parcelle de leur vécu de la parentalité, celle de « l’altruisme ». Cet enfant décrit comme une « belle action », c’est d’abord le leur et ils l’aiment. C’est parce qu’une différence physique entre les parents et l’enfant est perceptible que ces propos émergent. La couleur de la peau attire l’attention.

Regard curieux. Lorsque les parents ont adopté un ou des enfants de couleur de peau différente de la leur, ils ressentent des regards « intrigués » qui se posent sur eux. « Quand je me promène avec mes filles [biologiques], T. né au Vietnam, et C. né en Éthiopie… je sens qu’on nous regarde… Ils sont un peu étonnés. » « Lorsque je vais au square, je suis souvent abordée… on me demande d’où ils viennent, si… ils sont frère et sœur… » « Quand ils étaient petits surtout, on n’hésitait pas à m’aborder en plein supermarché. » Les enfants venus d’autres pays, et ayant un type morphologique marqué, sont sujet à une attirance « exotique ». On les prend pour des mascottes et on s’autorise à les toucher, à s’occuper d’eux, sans demander à leurs parents. Un père se souvient des caresses systématiques sur la chevelure crépue de son fils noir, alors que ses deux autres enfants n’étaient pas l’objet de telles sollicitudes. La curiosité peut inciter à poser des questions plus intimes. « Vous ne pouviez pas avoir d’enfant ? » « C’est vous… ou c’est votre mari ? » Formulée de cette façon, cette question peut blesser certains parents. « Ils nous prennent pour un couple stérile. » « C’est intime, tout de même, cela touche notre vie sexuelle… »

Regard jugeant. Les regards qui jugent ou sont perçus comme tels, ce sont surtout ceux des enseignants, à l’école. « Si nos enfants ont des problèmes à l’école… c’est bien sûr, nous dit-on, parce qu’ils ont été adoptés… » « On se permet de nous renvoyer beaucoup de choses… c’est comme si on n’avait pas fait ce qu’il fallait, puisqu’il ne rentre pas dans le moule. » Dans leur ensemble, les parents adoptifs ressentent que leur parentalité peut leur être renvoyée de façon « brutale ». « Tu l’as voulu… eh bien ! maintenant tu le prends comme il est… tu te débrouilles avec… » L’école peut aussi avec une certaine forme de violence faire percevoir à l’enfant sa différence d’avec les autres. « Il est revenu mal de sa première journée de maternelle… devant la glace, il essayait d’arrondir avec ses mains ses beaux yeux bridés… maman, c’est quoi un chinetoque ? »

L’enfant blessé renvoie les parents à ce moment à leur parentalité spécifique qui se doit de prendre en compte et d’intégrer la différence physique entre leurs enfants et eux-mêmes.

Une célibataire note des réactions désagréables à son adoption. On lui laisse entendre qu’elle « prend l’enfant d’un couple ». D’un autre côté, l’entourage s’arroge souvent un rôle vis-à-vis de ses enfants : on les prend, on s’occupe d’eux, un peu – tel que le ressent une participante, « comme s’ils étaient des enfants de tout le monde ». Elle doit remettre les choses en place et réaffirmer à ses enfants, comme à certaines personnes de l’entourage : « C’est bien moi la mère. »

Le regard entre soi. Être parent adoptif crée lien et attachement entre les parents eux-mêmes. Ce peut être un lien complice, un sourire échangé. « Lorsque je croise une maman avec son enfant adopté… on se sourit, on se comprend. » Ce sentiment « d’être compris » facilite l’échange si le dialogue s’établit. « C’est plus simple… il y a tant de choses qu’on n’a pas à expliquer… il y a une complicité tout de suite. » La différence d’apparence entre parents et enfant est aussi un moyen de reconnaissance entre les membres de cette tribu [3] des parents adoptifs. Sans se connaître, ils peuvent ainsi partager les allant de soi, et constater leur commune appartenance, le lien qui les unit. Le lien peut devenir attachement. Les parents adoptifs peuvent être, selon la jolie expression d’une des mamans du groupe, « passeurs d’histoire ».

Le regard des autres, gens de la rue, entourage, professionnels… c’est aussi – de façon fantasmatique – le regard que les parents d’origine pourraient « porter » sur les parents adoptifs. Ce regard est intériorisé et peut faire irruption dans le quotidien, parfois avec souffrance. Il s’ensuit une conviction qu’il faut faire « mieux » que les parents d’origine. Ceux-ci occupent dans l’imaginaire des parents une place certaine, qu’il conviendrait d’approfondir. On retrouve ici la complexité de l’acquisition de la parentalité sur le plan de l’expérience, au sens où le définit D. Houzel. Alors que la conscience d’être parent s’acquiert vite, le vécu expérientiel est plus long et difficile, incluant les réactions de l’enfant comme nous l’avons noté, et aussi, pour certains parents, le regard des autres.

Les parents comme « passeurs d’histoires ». Les passeurs d’histoires, ce sont les parents rencontrés lors de la recherche et de la première rencontre avec l’enfant. Ce sont ceux avec qui une « même histoire » semble avoir été vécue.

Ces « passeurs », témoins d’un moment de la vie de l’enfant, peuvent aider plus tard l’enfant à ne pas « avoir de trous dans son histoire ». Ce vécu partagé peut amener certains parents adoptifs à se lier et à s’attacher à des personnes avec qui « on n’aurait jamais accroché sinon ». Un accrochement profond peut naître alors, qui s’inscrit dans la durée. Cet attachement qui perdure incite l’intégralité des parents présents dans un des groupes à souhaiter faire partie d’un mouvement associatif comme Enfance et Familles d’Adoption (EFA), afin de rencontrer d’autres parents ou futurs parents adoptifs afin de les aider dans leurs démarches, ou échanger avec eux lors de l’arrivée de l’enfant.

La nécessité et le désir de garder des liens avec l’association s’inscrit aussi dans le souhait que les enfants adoptés se rencontrent et se connaissent, afin qu’ils perçoivent « que ce qu’ils vivent, d’autres le vivent, bref, qu’ils ne sont pas tout seuls dans leur situation ».

L’idée est alors de ne pas « couper » l’enfant d’une histoire qu’il peut partager avec d’autres. Le maintien de ce lien est perçu comme facilitant l’évolution de l’enfant. « Les parents adoptifs qui se renferment sur eux, qui veulent faire comme s’il n’y avait pas de différences, qui veulent être comme les autres se trompent… à l’adolescence, leurs enfants leur rappellent qu’ils ont été adoptés… ils peuvent être en grande difficulté… »

Il y a là la perception d’une parentalité spécifique qui ne doit pas faire l’impasse, ou mettre vite de coté l’histoire de l’enfant qui entre dans une famille après une première séparation. Cette séparation première renvoie les parents adoptifs aux figures des parents de naissance de l’enfant. Comme ils paraissent présents !

L’enfant et la vie personnelle

L’arrivée d’enfants a un impact sur la vie des parents.

Changement de statut. C’est le premier enfant qui fait changer de statut : on devient parent. Pour Lisa, célibataire, le changement est particulièrement sensible dans le regard des autres. Sarah a eu très jeune des enfants biologiques. Remariée plus tard, elle adopte des enfants avec son second mari. C’est alors, dit-elle, qu’elle se sent vraiment mère, avec le poids des responsabilités que cela implique. Pour Jane, épouse et mère tardive, l’arrivée des enfants est « la fin de l’adolescence ». Pour Luc, la première adoption était naturelle, programmée en quelque sorte depuis qu’il connaissait son épouse. Pour les enfants qu’ils prévoient d’adopter, se posera en plus la question de la responsabilité par rapport à cette première fille.

La vie de couple ou de célibataire. Alain et Chantal se souviennent d’avoir pris toutes les décisions parentales en commun, après d’éventuels échanges, et que la co-parentalité fut d’un grand secours lors des difficultés. Les autres parents actuellement mariés ont des témoignages du même ordre. Par contre, deux participantes ont vécu une séparation difficile, les difficultés liées à l’adoption n’y étant pas étrangères. Pour un père, si l’adoption de son fils s’est passé en bonne collaboration avec son épouse, l’enfant adoptif est devenu un enjeu entre son ex-épouse et lui. Pour tous ces parents divorcés, les conflits postérieurs au divorce peuvent peser sur l’éducation des enfants. Entre les deux, une mère vit bien son célibat, mais constate qu’il a manqué un père à ses enfants(surtout sa fille) et a favorisé leur contact avec d’autres personnes.

Globalement, on fait deux constats.

L’arrivée de l’enfant a tendance à renforcer les couples qui sont auparavant solides, et à fragiliser ceux qui étaient déjà en difficulté.

Lors desdites difficultés, la solidité de la relation parentale est une aide puissante, permettant à chacun de se reposer l’un sur l’autre. Au contraire, le conflit parental rend plus difficile la gestion du problème éducatif. Le fait d’être parent seul est angoissant et incite à se remettre en cause, mais semble moins pénalisant que la présence d’un conjoint qui met des bâtons dans les roues. On aurait donc un ordre de préférence : couple solide mieux que parent seul mieux que couple en conflit parental.

Conclusion

De notre étude il ressort, d’une part des invariants, communs aux parents du groupe, qui constituent ses allant de soi, d’autre part des variantes entre parents des deux groupes, ou à l’intérieur d’un même groupe, qui sont indexées à la personne, au vécu, à la situation de chacun.

Les invariants

La parentalité adoptive est, avant tout, parentalité. Tout d’abord, elle prend sa source dans un fort désir d’enfant, désir assez fort pour entraîner des personnes dans des aventures dont elles ne se seraient pas senties capables a priori.

Le processus d’acquisition de la parentalité naît avant la rencontre. Il y a une période de gestation, avec ses fantasmes, ses désirs, ses peurs, ses angoisses. Au moment de la rencontre, l’acquisition du sentiment d’être parent se fait très rapidement, semblable en cela à la parentalité d’origine biologique. Elle ne requiert pas nécessairement, dans un premier temps, l’acceptation des parents par l’enfant. Pourtant, si l’enfant n’est pas un bébé, son attitude – par exemple sa difficulté à quitter le lieu où il vivait – pourra freiner ce processus d’acquisition de la parentalité.

Par la suite se met en place la réciprocité de l’adoption, c’est-à-dire la prise de conscience et de sentiment de la part de l’enfant lui-même, puis l’acceptation de sa position d’enfant de ses parents. Ce temps de reconnaissance et d’adoption par l’enfant est nécessaire pour que se constitue le « lien » parent-enfant ; il est facile si l’enfant est très jeune, et peut poser des difficultés sinon. En effet, pour l’enfant ayant « déjà vécu », le temps d’acceptation de ses parents peut être plus long ; ainsi, les deux processus, acquisition de la parentalité et acquisition de la nouvelle filiation, ne seront pas synchronisés, ce qui peut être difficile à vivre.

L’âge de l’enfant est un élément essentiel dans le déroulement de l’adoption et du devenir de l’enfant ; c’est l’invariant le plus marqué sans doute. Avant deux ans et demi, ou trois ans, l’enfant adopte et est adopté sans réticences. Après, son vécu peut être pesant pour la famille adoptive et même perturber l’achèvement du processus de parentalisation. Nous sommes amenés à penser qu’il existe un âge charnière vers deux ans et demi, ou trois ans, correspondant sans doute à la prise de conscience de son identité par l’enfant.

L’origine de l’enfant peut être un souci parental – souci éducatif et relationnel parmi d’autres. Des craintes peuvent apparaître : importance de l’hérédité, priorité affective de l’enfant pour ses géniteurs, légitimité de l’acte d’adoption. Il reste que la parentalité, une fois acquise, n’est pas remise en cause. Les conflits et les reproches des enfants, et même la remise en cause par un enfant adoptif, n’atteignent pas la conscience d’être parent.

L’autre invariant de la parentalité adoptive est la solidarité qui existe entre les parents eux-mêmes. Ces liens, quand ils sont très forts, conduisent des parents à « s’adopter entre eux » ; une façon somme toute de compter sur eux pour les relayer, ou les soutenir, quand des questions se posent.

Les variantes

Parmi les autres thèmes abordés, certains ne l’ont été que par un seul des deux groupes, ce qui ne veut pas dire que l’autre ne s’y intéressait pas, mais qu’ils sont sans doute moins saillants, et peuvent être indexés à la particularité de chacun. À l’intérieur de chaque groupe, il a pu apparaître des différences. C’est le cas du vécu des enquêtes, qui ne sont pas ressenties de la même façon ; on peut noter que la première enquête d’agrément crée tout de même des inquiétudes dont certains participants cherchent à se défendre, d’autres développent des stratégies afin d’éviter d’aborder des sujets qui leur apparaissent comme à proscrire. On peut, comme le font certains couples, se préparer de façon minutieuse à ces enquêtes ou à l’inverse décider de jouer la carte de la spontanéité face à l’enquêteur.

L’autre variante est le rapport à l’argent, ce qui n’est pas étonnant en soi dans la mesure où le rapport que tout un chacun noue avec l’argent renvoie à ses propres valeurs ; par ailleurs, parler d’argent dans notre société est difficile, vite perçu comme un empiétement sur la vie privée.

Il n’y a donc pas consensus sur ce point et les membres du groupe sont partagés essentiellement autour de deux positions centrales.

La première consiste à affirmer que l’adoption a un coût et que le devenir ou l’utilisation qui est fait de celui-ci n’est pas un problème à se poser.

La deuxième consiste à affirmer que le sort de l’argent qui est donné à une association, par exemple, doit être connu des futurs parents adoptifs, et que verser des sommes considérées comme « trop importantes » peut entraîner des questions sur un « achat éventuel » de l’enfant.

La dernière variante est la façon dont chaque parent adoptif vit et gère les regards des autres, de la société sur sa démarche. Ces regards peuvent créer indifférence ou malaise.

À la fin de cet article, il serait intéressant de se demander, au regard des travaux récents menés sous la direction de D. Houzel, ce qui pourrait différencier une « parentalité biologique » d’une « parentalité adoptive ».

Rappelons que l’équipe de D. Houzel distingue trois axes à la parentalité :

  • l’exercice de la parentalité (filiation, autorité parentale) ;
  • l’expérience de la parentalité (désir d’enfant et processus de parentification) ;
  • la pratique de la parentalité (le quotidien avec l’enfant).

Il semble possible de dire que si le premier et le dernier des axes décrits recouvre entièrement la parentalité biologique, il n’en va pas de même pour le deuxième du moins partiellement. En effet, cet axe, intitulé « expérience de la parentalité », contient deux aspects, le désir d’enfant et les processus de parentification. On a vu à travers ce travail l’importance de ce désir d’enfant, sans lequel la démarche d’adopter ne peut exister. Ce désir n’est pas différent de celui que des parents biologiques peuvent ressentir. Par contre, les processus de parentification nous semblent comporter une complexité spécifique à la parentalité adoptive. Si on entend par parentification les modifications internes et psychiques que chaque individu doit vivre pour se sentir parent, elles sous-entendent pour le parent biologique une confrontation souvent fantasmatique avec les images de ses propres parents, les images de soi enfant, afin de se construire parent.

Le parent adoptif est lui aussi confronté à ces mêmes remaniements psychologiques ; mais il doit, et souvent à son insu, intégrer à ces mouvements internes les images des parents biologiques de l’enfant qu’il a adopté ; devenir parent adoptif nécessite d’effectuer un double travail, qui se porte à la fois sur l’image de ses propres parents mais aussi sur les représentations de quelque nature qu’elles soient qu’il a de ces autres parents. Il ne s’agit donc pas de les exclure mais de les intégrer au mieux dans la mesure où ils gardent une place, consciente ou non, dans le psychisme de l’enfant.

Bibliographie

  • Coulon (Alain), L’Ethnométhodologie, Paris, Presses universitaires de France, collection « Que sais-je ? » (nº 2393), 1987.
  • Décoret (Bruno), Familles, Paris, Anthropos, collection « Poche ethno-sociologie » (nº 12), 1997.
  • Garbarini (Joëlle), Relation d’aide et travail social, Paris, ESF, collection « Actions sociales », 1999 (2e édition).
  • Houzel (Didier) [sous la direction de], Les enjeux de la parentalité, Ramonville-Saint-Agne, Érès, 1999.
  • Luze (Hubert, de), L’Ethnométhodologie, Paris, Anthropos, collection « Poche ethno-sociologie » (nº 8), 1997.

Tableau des parents et enfants

Tableau des parents et enfants

Notes
  1. Menée avec Joëlle Garbarini et parue dans : Collectif, Questions d’éducation familiale, Outremont, Logiques, collection « Théories et pratiques dans l’enseignement », août 2004.
  2. Pour les références à l’ethnométhodologie, voir Coulon (1987) et Luze (1997).
  3. Au sens de l’ethnométhodologie.

Questions d’éducation familiale

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