Vers une société matrilinéaire ? Vers une société matriarcale ?

Le droit français et l’avènement du matriarcat

L’Harmattan a publié en août 2023 Le droit français et l’avènement du matriarcat de Xavier Labbée. Ce livre explore des thématiques trop rarement abordées, et à ce titre mérite notre attention.

Xavier Labbée est avocat et professeur en droit privé et sciences criminelles à l’université de Lille. Il est l’auteur d’une bonne dizaine d’ouvrages dans le domaine du droit, et plus particulièrement du droit des personnes et de la famille.

Son dernier livre, dont la lecture a suscité l’écriture du présent article, arbore un titre provocateur. « L’avènement du matriarcat »… rien que ça ! Avant de plonger dans la matière du texte, je me dois de nous affranchir d’une importante précision.

L’auteur, qui certes est professeur en droit et non en sociologie, entretient au fil des pages une certaine confusion entre matriarcat et matrilinéarité. Quelques définitions s’imposent donc.

La matrilinéarité est une notion relative à la filiation. Elle désigne « un mode de filiation et d’organisation sociale dans lequel seule l’ascendance maternelle est prise en ligne de compte pour la transmission du nom, des privilèges, de l’appartenance à un clan ou à une classe » (définition de Larousse.fr).

Quant au matriarcat, il s’agit, toujours pour le dictionnaire Larousse, d’un « régime d’organisation sociale dans lequel la femme joue un rôle politique prépondérant ».

La matrilinéarité est un concept précisément défini en sociologie, et l’ethnologie a montré l’existence de sociétés matrilinéaires (par exemple les Hurons en Amérique, ou bien les Naxis en Chine).

Le terme matriarcat est plus flou et fait l’objet de vastes offensives idéologiques depuis son apparition à la fin du XIXe siècle. Aucune société que l’on pourrait vraiment qualifier de matriarcale n’a jamais été attestée par l’ethnologie (voir sur ces questions l’article « Matriarcat » de Wikipedia).

Les deux sont donc moins proches qu’il ne pourrait y paraître de prime abord, et s’il est vrai qu’ils ont pu faire l’objet d’utilisations confuses par le passé, la sociologie a depuis opté pour un définition précise du concept de matrilinéarité, le séparant distinctement du terme patriarcat qui lui relève plus du registre du discours idéologique. Il est dommage que Xavier Labbée n’ait pas utilisé avec précision cette terminologie importante du débat.

Cette mise au point étant faite, je concentrerai mon propos sur la question de la matrilinéarité. Xavier Labbée dans son livre rassemble de solides éléments amenant à considérer notre droit (mais plus généralement notre organisation sociétale dans son ensemble) comme étant aujourd’hui franchement engagé vers un basculement, partiel mais déjà bien marqué, vers la matrilinéarité telle que nous venons d’en rappeler la définition.

Cette question est loin d’être anecdotique. Elle est même anthropologiquement de première importance. L’organisation de la filiation, de la parenté et de la famille constitue l’un des facteurs les plus structurants des sociétés humaines.

Les sociétés occidentales sont historiquement bilatérales (on dit aussi cognatiques : filiation bilatérale et filiation cognatique sont synonymes). Dans nos sociétés, l’enfant est membre à part entière de ses ascendances paternelle et maternelle. Il a quatre grands-parents, huit arrières grands-parents… tous d’égal statut, d’égale importance. Il hérite également de ses deux branches parentales. Il n’y a guère que le nom patronymique, traditionnellement transmis par le père, qui y déroge, exception bien insuffisante pour qu’on puisse parler ici de patrilinéarité.

Qu’une société traditionnellement et historiquement bilatérale se mette à incorporer des éléments forts de matrilinéarité est tout sauf anodin. Ces éléments sont principalement de deux ordres.

D’une part, le nombre des enfants élevés par une femme seule a explosé. Certains n’ont jamais eu de père, d’autres perdent après séparation parentale le lien avec leur père et alors souvent aussi avec leur famille paternelle dans son ensemble. Une analyse de l’Institut national d’études démographiques publiée en 2013 tend à montrer qu’à long terme près d’un tiers des enfants de parents séparés finissent par être coupés de tout contact avec leur père (la perte de contact avec la mère étant quant à elle marginale). Le phénomène est massif. Une part significative de nos enfants vivent de fait en situation de matrilinéarité ou quasi-matrilinéarité, leur branche parentale paternelle n’ayant jamais existé pour certains, ayant disparu ou quasiment disparu pour beaucoup d’autres.

D’autre part, la transformation du droit de la famille et de la filiation depuis une soixantaine d’années a eu pour conséquence un affaiblissement certain de la filiation paternelle. C’est cette évolution, pour ne pas dire cette révolution, qu’examine Xavier Labbée.

Le livre revient entre autres sur les « années Carbonnier » (1963-1977). Jean Carbonnier, professeur de droit à l’université de Poitiers puis à l’université Panthéon-Assas a été un personnage central et le principal rédacteur des réformes du droit de la famille et de la filiation. Sept lois ont été promulguées durant cette période, dont la loi de 1970 sur l’autorité parentale, la loi de 1972 sur la filiation (c’est à partir de cette époque que l’on parlera de « famille monoparentale », indique Xavier Labbée) et la loi de 1975 sur le divorce. Le PACS en 1999 n’est plus dû à Jean Carbonnier, mais Xavier Labbée note qu’il constitue la suite logique du système.

Je ne vais pas ici en retracer l’ensemble et renvoie le lecteur intéressé au livre de Xavier Labbée. Je ne vais pas non plus recenser tous les sujets abordés par l’ouvrage (comme par exemple les considérations sur l’incidence des aides sociales ou bien la violence sauvage de la « justice médiatique »). Je me conterai de noter deux points saillants en appui au propos général du présent article sur la matrilinéarité, et y associer mes propres réflexions.

Dans le but, certes louable, de supprimer l’ancienne notion d’enfant naturel et donner à tous les enfants les mêmes droits (les enfants non issus de parents mariés, dits enfants naturels, avaient beaucoup moins de droits que les enfants dits légitimes), la filiation maternelle a été rendue automatique, l’accouchement établissant de fait la filiation maternelle (sauf accouchement sous X). Mais rien de tel n’a évidemment été prévu pour le père non marié, qui doit effectuer une démarche pour reconnaître l’enfant. Auparavant, les filiations paternelle et maternelle suivaient des règles essentiellement identiques : les enfants nés d’un couple marié recevaient de fait la double filiation, que l’on qualifiait d’ailleurs d’« indivisible » (en ce qu’elle concernait les deux parents de manière indivisible), les enfants nés hors mariage devaient être reconnus par la mère comme par le père. L’automaticité accordée à la filiation maternelle tandis que la filiation paternelle hors mariage continue de relever d’un acte de déclaration a induit une inégalité fondamentale des deux filiations : l’une va de soit, est de l’ordre du nécessaire, l’autre est de l’ordre du contingent.

La loi bioéthique de 2021 a institutionnalisé la procréation médicalement assistée sans père. La référence à l’intérêt de l’enfant continuant de primer en droit, la conséquence en est limpide : il n’est plus, par définition, dans notre droit et dans notre éthique, dans l’intérêt de l’enfant d’avoir un père. Le syllogisme, imparable, en est le suivant :

Ceux qui ont voté ces lois ont-ils bien pris conscience de la signification de leur geste, et de ses implications ? L’Académie nationale de médecine, qui n’est pas à proprement parler un repaire de conservateurs grincheux, s’était pourtant fendue d’un rapport dans lequel elle alertait très sérieusement : « la conception délibérée d’un enfant privé de père constitue une rupture anthropologique majeure ». Les thuriféraires de l’éviction des hommes du champ de la procréation ont balayé cette mise en garde, et toutes les autres, d’un revers de la main.

Lorsqu’on juxtapose, et cumule, ces différents éléments :

  • existence d’une situation de fait de matrilinéarité dans une part certes minoritaire mais importante et croissante de la population ;
  • loi inscrivant la filiation maternelle comme étant nécessaire, la filiation paternelle comme étant contingente ;
  • institutionnalisation par la loi de la fabrication d’enfants sans père, et par conséquent, en creux, affirmation par la loi et par l’éthique qu’avoir un père n’est pas un élément nécessaire de l’intérêt de l’enfant ;

il apparaît distinctement que notre société dans son ensemble est engagée vers un basculement, partiel sans doute mais bien marqué, vers la matrilinéarité. Et pour reprendre les mots de l’Académie nationale de médecine, il s’agit bien là d’une « rupture anthropologique majeure ».

Les conséquences à long terme sont complexes à envisager. Dans l’immédiat, concernant spécifiquement la question de la place et de la dignité des individus de sexe masculin dans notre société, nous pouvons cependant d’ores et déjà en conclure qu’un message net et cruel leur est envoyé : la société peut se passer de vous. La société n’hésite pas, et n’hésitera pas, à se passer de vous pour ce qu’il y a de plus important, de plus essentiel, pour tout organisme vivant : la reproduction. Vous ne serez plus père parce que la condition humaine est que l’union d’un homme et d’une femme engendre un enfant. Désormais, vous ne serez père que si une femme vous accorde cet honneur d’enfanter autrement que par paillettes congelées interposées. Le message est on ne peut plus clair : la femme est ontologiquement nécessaire, l’homme n’est que contingent. Pour ce qui est de la reproduction, l’homme n’accède au nécessaire que de manière interposée, et révocable, lorsqu’une femme le désigne comme tel, et tant qu’elle persiste à le considérer comme tel (les séparations parentales étant massivement initiées par les mères, et les pères perdant massivement le lien avec leurs enfant après séparation).

En ce début de XXIe siècle, les citoyens ne naissent plus égaux en droit, ni en dignité. De sexe féminin, un droit de reproduction leur est accordé. De sexe masculin, ce droit leur est refusé, sauf à le recevoir, à titre précaire, révocable, d’un individu de sexe féminin. Notre droit, notre éthique et plus généralement notre société ont engagé un large mouvement vers l’exclusion d’une moitié de l’humanité de la sphère de la reproduction.

Et au-delà des enjeux d’égalité hommes-femmes, d’un point de vue bien plus général, l’impressionnant succès de l’espèce humaine dans son ensemble aurait-il pu se réaliser sans la communauté de vie et de destin des hommes et des femmes, intimes partenaires dans leurs extraordinaires réalisations productives et reproductives ? Si vous voulez mon humble avis, les bricolages juridiques, éthiques et biotechnologiques que nous expérimentons aujourd’hui ne constituent pas des bases bien saines et solides pour bâtir notre avenir.

Je terminerai cet article en citant Xavier Labbée (p. 131) :

« S’il ne reste rien du commandement “aimez-vous les uns les autres” il ne reste rien non plus du slogan soixante-huitard “faites l’amour pas la guerre” “jouissez sans entraves”. “Détestez-vous les uns les autres” et “reproduisez-vous en laboratoire” semblent devenir les nouveaux impératifs. »

Le droit français et l’avènement du matriarcat

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