Des pères et des grues

Les grues de Nantes (© David Crochet)

Jean-Marc Ghitti (© D.R.)

Jean-Marc Ghitti (© D.R.)

L’histoire comporte toujours des imprévus. Il y a longtemps que l’on connaît la difficulté des pères à rester présents auprès de leurs enfants après séparation. Une note d’analyse, intitulée « Désunion et paternité », a d’ailleurs été rendue récemment au Premier Ministre. On y lit notamment, dans un style très nuancé : « En pratique, la résidence confère une prépondérance : le respect du droit du parent non gardien (le plus souvent un père) par le parent gardien (le plus souvent une mère) n’est pas toujours assuré [1]. » Hors des dossiers, dans la vie des gens, les choses prennent souvent un tour plus dramatique : il ne se passe guère de semaine sans que, quelque part en France, un « drame de la séparation », comme on dit, ne vienne se ranger dans la colonne des faits divers : suicide de père, meurtre de femme ou d’enfants. Mais le fait divers, dans la presse, c’est ce qui demeure singulier et ne peut s’inscrire dans aucune problématique sociale. Une situation ne devient visible qu’à partir d’un événement qui la cristallise, à condition que cet événement affiche son sens et soit porteur de revendications. Le mouvement des grues, à Nantes, est moins dramatique que beaucoup d’autres faits divers, mais il pousse au jour l’existence d’une myriade d’associations désunies qui militent, depuis longtemps, pour que les enfants gardent un père. Quand on lui montre la lune avec le doigt, l’idiot regarde le doigt, dit un proverbe bien connu. Certains ont pensé pouvoir faire de la sorte en ne voyant que Serge Charnay et en passant au peigne fin les propos d’un homme à bout de forces. C’était sans doute une manière de dénier le problème social posé par ce père en le ramenant à un cas (judiciaire, psychiatrique ou idéologique). Cependant, le gouvernement a eu l’intelligence de ne pas tomber dans ce panneau. Il a reçu dans la précipitation quelques associations.

Néanmoins, on a vu se mettre en place, très vite, des systèmes de déni. Le philosophe Paul Ricœur, qui a beaucoup travaillé sur le mal et la justice, écrit : « Pour l’action, le mal est avant tout ce qui ne devrait pas être, mais doit être combattu [2]. » Il est certain que l’exclusion des pères et la détresse qui s’ensuit pour eux et leurs enfants ne sont pas les effets recherchés par les réformes législatives commencées en 1970 : cela en constitue néanmoins les effets pervers, c’est-à-dire les effets non voulus et néfastes. Là est bien la signification de la formule de Ricœur : même si ces effets pervers n’ont pas été voulus, il faut les reconnaître, les regarder en face, afin de pouvoir les corriger. C’est le sens du mouvement des grues : revenir au principe de l’égalité parentale telle qu’elle s’est exprimée dans la loi de 1970 en corrigeant les dérives qui ont été introduites par les lois sur les effets du divorce dans la garde des enfants. Or le déni sert précisément à ne pas voir en face la réalité familiale et judiciaire que l’événement de Nantes ne fait que révéler. Ce déni a pris plusieurs formes. Toute société, on le sait, a tendance à nier les souffrances produites par son propre fonctionnement et ses propres institutions. Ainsi la plainte des pères est disqualifiée comme si elle n’était que l’expression de leur propre narcissisme. Derrière, on retrouve, chez ceux-là même qui se prétendent modernes, le vieux préjugé que les hommes ne doivent ni pleurer ni se plaindre. Se boucher les oreilles pour ne pas entendre la lamentation des victimes de l’injustice et se camper dans le refus de la compassion, c’est l’habitude, à toutes les époques, des gardiens de l’ordre établi. Par ailleurs, toujours ancrée dans les vieux préjugés, on a vu se mettre en place l’idée que ces pères qui se plaignent sont potentiellement violents et aussi qu’ils sont misogynes. Peut-être pourrait-on comprendre une sorte de misogynie réactive et superficielle chez des hommes qui ont vu la mère de leur enfant tout faire pour les exclure et les pousser au désespoir. Mais, dans l’ensemble, les associations de pères, en France, n’ont pas un discours sexiste : elles construisent leurs revendications autour des droits et de l’équilibre de l’enfant. Une mère qui prive son enfant d’un père ne peut se prévaloir ni du droit des femmes, ni de l’intérêt de l’enfant (qui se trouve lésé), ni du refus de la violence. C’est même là que se trouve aujourd’hui l’une des sources des violences intrafamiliales : l’inégalité parentale produit de la souffrance et toutes sortes de passages à l’acte. On ne peut pas déplorer les effets en maintenant les causes.

Le gouvernement n’est donc pas tombé, en apparence, dans le déni. Cependant, il va se heurter, à supposer qu’il veuille donner suite, à un problème de poids : l’impossible réforme de l’institution judiciaire. Madame Taubira a déclaré que les associations ne réclamaient pas en priorité la réforme de la loi mais une autre manière de l’appliquer. Il est vrai que l’on peut prendre les choses par deux bouts. Soit rendre la loi plus contraignante pour les juges, soit changer la pratique judiciaire. Une réforme législative est en attente à l’Assemblée nationale visant à faire de la résidence alternée la règle pour la garde des enfants (proposition de loi nº 309, dite DelatteDecool). L’idée est de contraindre une magistrature qui est globalement restée plutôt hostile aux réformes précédentes concernant la résidence alternée et la médiation ordonnée. L’autre possibilité est de laisser la loi telle quelle et de faire évoluer les pratiques, peut-être au moyen d’une ou plusieurs circulaires. Ces deux démarches se heurtent au même roc : la culture régalienne de l’institution judiciaire en France où le juge, par son pouvoir discrétionnaire, décide comme il veut, sans avoir de compte à rendre ni aux citoyens, ni aux élus. C’est une enclave monarchique au sein de la démocratie. La justice familiale, en France, c’est le pouvoir de l’arbitraire. Mis en situation de toute-puissance, les juges aux affaires familiales et ceux des enfants laissent s’exprimer parfois leur vertu d’équité, mais aussi, le plus souvent, leur désir de revanche qui les conduit à se projeter, dans ce qu’ils ont de plus partisan et de plus affectif, sur les situations dont ils ont à statuer. D’autant que les chambres de la famille sont surchargées et peu valorisantes dans la carrière des magistrats qui y exercent. Resterait une troisième solution : la déjudiciarisation des conflits parentaux et un recours plus grand à la médiation familiale. Mais la médiation, comme l’a montré Habermas à propos de tous les processus de discussion démocratique, exige des conditions d’égalité entre les partenaires, ce qui n’est précisément pas le cas dans les procès familiaux puisque les mères y ont une position de prépondérance. Dans les procédures familiales, il n’y a ni égalité des chances, ni procès équitable. De plus, la médiation n’est pas adaptée aux situations les plus conflictuelles, qui comportent de fortes composantes pathologiques, lesquelles appellent non pas une psychiatrie normalisante (celle des « experts ») mais une thérapie familiale. On voit donc que le défi à relever, pour corriger les effets pervers du démariage, n’est pas simple. Il exige que soient combinées ces trois démarches : des lois plus claires sur l’égalité parentale, des juges mieux formés et plus vertueux et, hors du judiciaire, un accompagnement social plus volontariste des familles en souffrance qui puisse reposer sur la thérapie familiale alliée à la médiation.

Notes
  1. Boisson (Marine), Wisnia-Weill (Vanessa), « Désunion et paternité », La note d’analyse (Centre d’analyse stratégique), nº 294, 16 octobre 2012, p. 7.
  2. Ricœur (Paul), Lectures 3, Paris, Seuil, 1999, p. 229.

2 commentaires

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  1. L’auteur écrit : « C’est le sens du mouvement des grues : revenir au principe de l’égalité parentale telle qu’elle s’est exprimée dans la loi de 1970 en corrigeant les dérives qui ont été introduites par les lois sur les effets du divorce dans la garde des enfants. ».

    Le code civil de 1970 n’était pas davantage favorable à l’égalité parentale que le code actuel et ce dernier ne mentionne d’ailleurs pas que l’un des parents est hiérarchiquement supérieur à l’autre…

    C’est l’inverse.

    Le code actuel mentionne la résidence alternée comme une possibilité dans le choix du mode de résidence des enfants. Les débats parlementaires de 2002 ont même prévus de citer la résidence alternée en premier afin d’inciter les magistrats à y recourir en premier.

    À ce titre, le rapport n°3117 précise : « Application concrète du principe de coparentalité, la résidence alternée fait son entrée dans le code civil : elle pourra désormais figurer dans les accords parentaux homologués ou être imposée par le juge, en fonction de l’intérêt de l’enfant. La commission a souhaité qu’en cas de désaccord des parents sur la résidence de l’enfant, la priorité soit donnée à la formule de la garde alternée, qui constitue une application pratique du principe d’exercice conjoint de l’autorité parentale. » (Marc Dolez – rapporteur de la commission des lois – Lien ci-dessous) :

    http://www.assemblee-nationale.fr/11/rapports/r3117.asp

    Jean-Marc Ghitti fait régulièrement référence aux propos de Madame Eliacheff dans ses publications (notamment sur Paternet).

    A propos des papas perchés, visiblement consternée, voici les réactions de la psychanalyste et pédopsychiatre* Caroline Eliacheff : « Quelle mouche a piqué les sénateurs à 3 heures du matin dans la nuit du 17 au 18 septembre? Dans le cadre de la loi sur l’égalité hommes-femmes, un amendement déposé et voté par le groupe des radicaux de gauche, prévoit en cas de séparation du couple de « privilégier dans l’intérêt de l’enfant la résidence alternée quand c’est possible ». À charge pour le juge aux affaires familiales d’argumenter un éventuel refus. ».

    Nota * : Notons que la majorité des pédopsychiatres est d’orientation psychanalytique.

    Elle écrit encore : « Le but est-il de satisfaire le très minoritaire mouvement des pères en colère réclamant la résidence alternée par défaut ? ». Voir ce lien :

    http://www.franceculture.fr/emission-les-idees-claires-de-caroline-eliacheff-au-nom-de-la-parite-2013-11-13

    Puisqu’elle est d’orientation psychanalytique, précisons encore que Madame Eliacheff a signé la pétition contre la résidence alternée initiée par Maurice Berger, Jacqueline Phélip et d’autres psychanalystes. Voir la signature n°111 à ce lien :

    http://www.petitionpublique.fr/PeticaoListaSignatarios.aspx?&sr=111&pi=RADL2013

    Il conviendrait donc à Jean-Marc Ghitti, lorsqu’il cite Madame Eliacheff, de penser à rajouter que celle-ci est contre l’égalité parentale.

    La raison de l’échec de l’épisode des grues est que les papas perchés n’ont pas tenus le bon discours. Ils ont eu tendance à diaboliser les magistrats et certains ont même diabolisé le féminisme. Ils se sont trompés de cible.

    Jean-Marc Ghitti pourrait contribuer à rendre plus efficace le combat des papas pour leurs enfants en leurs expliquant la raison pour laquelle 100% des plus farouches opposants à la résidence alternée sont TOUS d’orientation psychanalytique (le plus souvent freudiens et/ou lacaniens).

  2. Une conférence internationale sur deux jours à Sierre en Suisse a mis en évidence l’intérêt de la résidence alternée le plus tout possible ans les séparations y compris l’intérêt médical pour les enfants. Si l’évolution ne va pas dans ce sens en France (pays arriéré dans ce domaine) c’est à cause d’un puissant business organisé par les avocats autour de cela : Rapport médical ici à utiliser par tous : http://pereenfantmere.free.fr/sierreb.pdf

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