Dans la société patriarcale traditionnelle le père était le chef de la famille. Son rôle apparemment déterminé et indiscutable a été remis en cause radicalement par la « révolte contre le père » des années 1960. Un nouveau père est né. Après un demi-siècle d’expériences diverses, pourtant, nombreux sont ceux qui s’interrogent encore sur la nouvelle place à donner à ce père dans la famille…
Pendant des millénaires et pratiquement dans l’ensemble des sociétés, alors même que le géniteur restait incertus, le statut de père était connu et reconnu. L’homme identifié comme tel savait parfaitement le comportement qu’il devait adopter. Il lui suffisait d’appliquer ce qui lui avait été appris par ses parents et qui se transmettait de générations en générations. Les rôles de chacun étaient fixés et les règles nécessaires à la survie du groupe ne souffraient aucune discussion.
Avec la contestation de son autorité dite d’origine divine, la société toute entière a été transformée. L’autorité paternelle devenue insupportable a disparu au profit de l’autorité parentale : une autorité exercée par les pères et les mères dans l’intérêt de l’enfant ayant acquis des droits. Si cette définition paraît claire, il est cependant encore nécessaire de préciser ce que les mots « père » et « mère » contiennent et comment cette autorité peut fonctionner dans des rapports démocratiques.
Le mot « père », qui semble si simple, revêt pourtant une grande complexité. Il y a en effet dans le mot « père » trois dimensions.
Le père désigne tout d’abord le géniteur, qui fut longtemps incertain. Des règles strictes étaient imposées aux épouses pour éviter, autant que possible, les doutes.
Alors que l’incertitude peut être maintenant levée, les hommes, habitués pendant des siècles à décider d’avoir un enfant ou pas, sont aujourd’hui souvent dépendants du choix de la femme. De nombreux hommes ne sont plus que géniteurs. Ils n’élèvent pas l’enfant qu’ils ont eu avec la génitrice [1], soit qu’ils n’en connaissent pas l’existence, soit qu’ils ne l’aient pas reconnu, soit qu’ils n’aient pas été acceptés ou qu’ils aient été rejetés.
Le père a aussi une dimension affective. Il peut ne pas être le géniteur mais il est reconnu par l’enfant comme celui qui l’élève et qui lui donne l’affection. C’est celui que l’enfant appelle « papa » et qui contribue à lui donner l’image de l’homme.
Ce rôle de papa a été pendant très longtemps délaissé au profit de la fonction d’autorité donnée à l’homme. Il gardait une certaine distance et préférait laisser à la maman la tâche de s’occuper de l’enfant. C’est elle qui donnait les soins et la tendresse au petit enfant. Arrivé à « l’âge de raison », celui-ci était ensuite enlevé des mains des femmes pour entrer dans le camp des hommes où lui étaient inculquées les valeurs dites masculines qui devaient le distinguer du sexe dit faible.
Aujourd’hui, ces rôles traditionnels sont rejetés et l’homme moderne se doit, au contraire, de jouer les mêmes rôles que la maman. Pour cela, il lui est demandé de déconstruire son éducation machiste et de développer ses qualités autrefois qualifiées de féminines. C’est ce qu’il fait et si certains peuvent lui reprocher de ne pas être aussi performant que la maman dans ce registre, nous dirons plutôt qu’il apporte une touche différente mais tout aussi bienfaisante. Le papa moderne est en effet beaucoup plus présent dès avant la naissance et tout au long de l’enfance qui se prolonge. Il est maintenant volontiers dans le ludique et dans l’affectif. Se crée alors avec l’enfant un attachement réciproque très fort et persistant.
Ce « papa » moderne est appliqué et même tellement soucieux de sortir des stéréotypes qu’il a tendance à rejeter ou à oublier la fonction symbolique d’autorité trop souvent assimilée au rôle autoritaire et sexiste du mâle dominant.
Cette troisième dimension symbolique, celle qui correspond à la fonction de père, est effectivement confondue au rôle que s’attribuaient souvent les hommes autrefois. Si le véritable père doit bénéficier, certes, comme eux de l’autorité, il n’est pourtant pas celui qui règne en dictateur pour son bon plaisir. Au contraire, sa fonction est donnée par la mère dans l’intérêt de l’enfant. Il n’est plus le père qui faisait sa loi mais celui qui doit s’appliquer à l’assumer, à la respecter lui-même et enfin à la dire à l’enfant. Il n’est plus le détenteur d’un pouvoir comme dominant mais le tiers qui seul peut et doit effectuer la difficile mais nécessaire séparation entre la maman et l’enfant. Pour le faire entrer dans cette fonction de père, la maman qui accepte la fonction symbolique de mère doit valoriser celui qui au départ n’est qu’un « étranger » pour l’enfant. C’est en montrant qu’elle l’aime et qu’elle l’écoute qu’elle fera comprendre à l’enfant qu’elle manque et qu’il mérite d’être écouté. « Ce qui institue la parole du père comme interprète de la loi est le désir-de-la-mère », nous dit Christine Castelain-Meunier (La Paternité, Paris, PUF, collection « Que sais-je ? », nº 3229, 1997).
Avec le petit enfant cette fonction est nécessairement celle d’un homme (pas toujours le géniteur ni même le papa) qui, à la différence d’une femme, apparaît limité et seul à la bonne place pour représenter la loi. Comment en effet la limite pourrait-elle venir d’une personne qui pour l’enfant est censée ne pas en avoir ? Celui-ci peut éventuellement obéir pour lui plaire et ne pas la perdre mais il ne fait alors que céder à ce qui est pour lui un chantage affectif. Jamais il n’est question de règle à respecter. En effet, quand celle-ci cherche à le limiter, lui n’a de cesse de lui plaire et de l’imiter, c’est-à-dire d’être comme il la voit et comme il a toujours cru qu’il était lui-même : une divinité !
Dans ce jeu, y aurait-il une fonction supérieure, comme certains pourraient le craindre ? Qui, de celle qui est la seule à pouvoir donner l’autorité ou de celui qui la reçoit, aurait une position dominante ? Les deux fonctions ne sont-elles pas simplement dépendantes l’une de l’autre ? Et n’est-il pas nécessaire de les jouer sérieusement et sans se prendre au sérieux en les exagérant même pour compenser la vision plutôt négative que donne la société de l’homme aujourd’hui ? Ce n’est qu’après plusieurs années (à peu près six ans, d’après des neuropsychiatres), lorsque l’enfant aura intégré la « non toute-puissance » de sa référence première et la nécessité de la loi, que la mère pourra aussi la dire. Il est donc toujours bon d’insister jusqu’à la caricature avec un petit enfant qui n’a pas accès au symbolique et qui ne veut pas entendre que sa maman n’est pas toute-puissante. Tout petit enfant veut la croire capable de faire un enfant toute seule. Ce mythe de la Vierge Marie est tenace. C’est la raison pour laquelle la femme, dans une fonction d’autorité avec un enfant, devra, beaucoup plus qu’un homme, constamment rappeler qu’elle n’est pas la loi mais qu’elle ne fait que s’y soumettre. Faute de cela, elle risque de ne pas être entendue, ou même de ne faire subsister de ses propos que le traumatisme. C’est particulièrement vrai si elle s’adresse à une personne de l’autre sexe, lui faisant alors revivre ce qu’il a toujours besoin de refouler : la castration psychique primaire qu’a été la découverte de son sexe et de son impossibilité à pouvoir devenir comme son premier modèle. Non seulement l’humiliation qui découle de cette violence, imperceptible mais terrible, ne fera pas entrer dans la loi, mais risque de provoquer la violence la mieux maîtrisée par l’homme : la violence physique !
Pas facile de jouer la fonction de père aujourd’hui. Pas facile de rester dans la loi et de mettre son ego de côté pour l’intérêt de l’enfant ! « Pour qu’un homme puisse faire sortir une femme de sa rêverie d’enfance, note Kathleen Kelley-Lainé, il faut que lui aussi ait su mettre à distance sa propre mère, qu’il l’ait tuée symboliquement. »
Pas facile et même risqué ! Et si le père était resté encore fasciné et terrifié par « La femme » et n’ayant pas assumé sa castration devait maintenir le refoulement ? Et s’il se mettait à confondre sa fonction avec sa personne et se laissait aller à ses envies plutôt qu’à son devoir ? Et si le père au lieu d’exercer la fonction d’autorité en profitait encore pour dominer ?
Le risque est grand que la fonction tellement exigeante soit mal jouée. Et pourtant n’y a-t-il pas énormément à gagner, d’essayer ? Le père ne sera jamais parfait, mais n’est-il pas préférable d’avoir un « mauvais » père que pas de père du tout ?
Parce que notre société égalitariste confond égalité en droits et identité, de plus en plus d’hommes et de femmes qui se veulent indépendants pensent pouvoir jouer les mêmes fonctions et ainsi n’entrent plus dans les fonctions symboliques de mère et de père. De plus en plus d’enfants sont ainsi élevés par des mamans et des papas attentionnés, mais très peu confrontés à des personnes dans la fonction de père. Ils font partie de ces enfants que l’on appelle des enfants-rois, des enfants gâchés, sans père et sans repère. Ces enfants sont très souvent des enfants qui n’ont pas intégré les limites, qui restent hors la loi. Ils sont dans la toute-puissance, persuadés de pouvoir changer l’ordre du monde plutôt que leurs envies. En manque de manque, ils veulent tout, tout de suite, et restent perpétuellement insatisfaits. Ils rejettent le passé et ne se projettent pas dans l’avenir. L’absence de cadre les angoisse et ils ont besoin pour se trouver une identité de provoquer, d’adopter des conduites à risques. Incapables d’accepter la moindre règle et la moindre frustration, ils sont souvent extrêmement difficiles à gérer dans la famille où ils tyrannisent leurs parents, à l’école où ils ne peuvent apprendre, en société où ils multiplient les incivilités ou même les délits.
Ces enfants ont besoin de père pour se structurer. Malheureusement, quand ils n’en ont pas, ils l’inventent. Ils trouvent alors très souvent une caricature de l’homme qu’ils se sentent obligés d’imiter.
Difficile d’être père et d’être mère ? Mais n’est-ce pas un projet commun passionnant pour les parents qui, à leur place respective, peuvent ainsi éviter une concurrence qui risque de se transformer en rivalité ? Une situation rarement favorable à l’homme. Si les fonctions sont interchangeables, l’un peut en effet très bien se passer de l’autre, et l’on sait que dans 80 % des séparations les enfants sont confiés à la maman. L’homme qui n’a pas joué la fonction de père n’arrive alors que très peu (ou même, pour certains, plus du tout) à jouer son rôle de papa.
Difficile d’être père et d’être mère ? Mais est-il enfin nécessaire d’être parfait dans ces fonctions différentes, pour en faire un projet qui donne du sens à la vie, pour avoir la joie de les jouer ensemble, en sachant que s’il doit y avoir un gagnant ce sera l’enfant ?
Note
Le géniteur peut être identifié grâce aux empreintes génétiques. Mais désormais qui est la génitrice ? Celle qui donne un ovocyte, ou un embryon ? Celle qui prête son utérus, porte et accouche ?