Réformer la justice familiale ?

La justice domaine de l'illusion

À Cassandre et Lucrèce

Jean-Marc Ghitti (© D.R.)

Jean-Marc Ghitti (© D.R.)

La réforme de la justice, dont l’affaire d’Outreau a projeté la nécessité sur le devant de la scène médiatique, a été enterrée par les modestes mesures prises sous le garde des Sceaux Clément. Le travail actuel de la Chancellerie porte sur la politique pénale et semble laisser de côté la réforme de l’institution. Pourtant les imperfections de cette dernière et la crise de confiance qu’elle traverse n’ont pas disparu comme par enchantement. Ces imperfections se font sentir dans toutes les juridictions. Plus ou moins, il est vrai, selon la personnalité des magistrats, et certains font un travail de qualité. Si l’on observe, par exemple, les juridictions familiales, qui attirent moins l’attention des analystes que la justice pénale, celle des cours d’assise, mais qui touchent dans leur vie intime un très grand nombre de personnes, on y remarque l’inadaptation croissante des procédures avec les réalités humaines en cause. La France est un pays où l’on se suicide beaucoup et, dans ce qu’on appelle pudiquement les drames de la séparation, ce n’est pas sans lien avec le fonctionnement judiciaire. Aux suicides réguliers de parent s’ajoutent les meurtres d’enfants, les meurtres de conjoint. Si l’on veut bien sortir ces événements de la rubrique des faits divers et leur chercher une cohérence, on ne peut nier qu’ils posent, de manière tragique, la question du règlement judiciaire des conflits familiaux. Et, chez ceux qui ne passent pas à l’acte, combien de souffrances, de dépressions qui entraînent un mal être persistant, de maladies ? Combien de vie blessées et entravées ? La famille contemporaine, dans sa rencontre avec l’institution judiciaire, laisse deviner sa face obscure.

La face obscure de la famille contemporaine

Cette face peut être mesurée par plusieurs indicateurs. Le premier est la judiciarisation des relations familiales. Il faut être bien conscient de la manière dont, en France, l’État a mis progressivement sous tutelle les relations familiales en soumettant la vie privée à la puissance publique. 1884 : réintroduction du divorce et pouvoir donné au juge d’en régler les effets pour les enfants ; 1889 : introduction de la déchéance paternelle ; 1912 : institution des tribunaux pour enfants et développement de la fameuse « enquête sociale » ; 1970 : suppression de la puissance paternelle. Dans les années 1960-1970, ce dispositif lourd a accru sa puissance par un simple effet de masse dû à l’explosion du contentieux familial. Ce contentieux ne peut s’apprécier aux seuls chiffres du divorce. Les unions hors-mariage avec enfants donnent lieu à de très fréquentes séparations dont il est difficile de tenir le décompte. La proportion des enfants ayant à subir le conflit de leurs parents serait très approximativement de un enfant sur trois. Tous ces conflits ne sont peut-être pas tragiques, quoiqu’ils puissent cacher de nombreuses frustrations à long terme et avoir des effets morbides, mais il n’en demeure pas moins que le nombre de mesures d’assistance éducative, parfois judiciaires et parfois administratives, est en constante augmentation.

Cela nous conduit donc au deuxième indicateur de cette face obscure de la famille contemporaine, qui est le malaise de l’enfance. La protection de l’enfance, qui sera un des soucis majeurs de la société de demain, est nécessaire, animée des meilleures intentions et cependant porteuse de graves dangers si elle devient un instrument de contrôle étatique des familles, de normalisation des mœurs et de pénalisation des comportements. Il est important qu’au lieu d’avoir le nez sur les faits, elle travaille à s’éclairer sur les conditions qui produisent malaise, angoisse et passages à l’acte. Les structures familiales sont-elles toutes aussi favorables à la santé psychologique des enfants ? Les dispositifs judiciaires courants, qui précipitent la crise de la paternité, ne comportent-ils pas une dimension de maltraitance ? Les droits de l’enfant ne peuvent-ils pas avoir l’effet pervers de faire de celui-ci, si l’on surévalue sa parole, un objet de manipulation ? Le malaise des enfants déchirés par les conflits parentaux et celui des adolescents déprimés ou tout-puissants, s’ils appartiennent à la face obscure de la famille contemporaine, doivent ouvrir moins sur une « protection » de l’enfance, qui arrive toujours trop tard, que sur de nouvelles formes de sollicitudes prévenantes. Les juristes doivent se demander si toutes les structures familiales se valent, en vertu des principes de neutralité du droit, de liberté de choix des individus, d’égalité de tous les citoyens, ou si ces principes doivent être équilibrés par celui de l’intérêt de l’enfant et de son droit à notre protection et sollicitude en tant qu’être faible et sans défense. Les magistrats doivent s’interroger sur les effets de leurs pratiques habituelles en tant qu’elles produisent abandon et monoparentalité, frustration et révolte. C’est à ce niveau que se construit une véritable protection de l’enfance, autre qu’épidermique et réactive. L’appareil judiciaire ne peut indéfiniment tenter de réparer les dégâts qu’il a lui-même causés.

Du reste, ces dégâts ne se laissent pas lire que chez les enfants. Car qu’advient-il lorsque ces enfants grandissent ? L’excessive judiciarisation des relations familiales et l’exposition des enfants aux idéologies et jeux de pouvoir qui occupent les adultes ne sont-elles pas de nature à produire chez un peuple un véritable malaise moral ? Si l’on croit vraiment que la famille a été la cellule de base de la société, son délabrement ne peut pas être sans conséquences sociales. On a souvent constaté, récemment encore, le contraste qui existe, dans notre pays, entre les conditions d’existence objectives et le sentiment de déprime très largement partagé, même dans des couches assez aisées de la population. Les conditions morales de la vie d’une nation sont dépendantes de facteurs, plutôt inconscients, et qui ne parviennent pas jusqu’au débat politique. C’est ainsi qu’on peut penser, par exemple, que la précarité des liens familiaux dans notre pays et son amplification par l’institution judiciaire plongent les individus esseulés dans un désarroi latent, nourrissant en eux une sorte d’insécurité psychologique qui les rend vulnérables lorsqu’il s’agit d’affronter la réalité économique et l’avenir. Lorsque le fonctionnement de la justice civile met sous le joug de dispositifs qui les contraignent les relations les plus intimes, on ne peut s’étonner qu’il résulte de cette servitude une déprime larvée. Or c’est le rôle de la politique de travailler sur le moral de la nation, non pas par une fallacieuse fuite en avant dans le consumérisme, mais en proposant des réponses législatives et institutionnelles adaptées.

La plupart des magistrats de nos tribunaux et cours font leur métier sans avoir conscience de la fonction politique qu’ils ont. Pensant appliquer le droit et substituant une conception judiciaire et factice de l’intérêt de l’enfant au bien réel des enfants et de leurs parents, ils semblent ne pas voir que la fonction qu’ils exercent est de mettre en place un système d’oppression. Comment une famille peut-elle vivre, des années et des années, dans des contraintes extrêmement dures ? Toutes les situations d’oppression produisent du désespoir, de la maladie, du dégoût à l’égard de la société qui les organise.

Vie familiale et appareil judiciaire

Lorsqu’on s’interroge sur les errements qui ont pu conduire au régime où un État, qui se veut protecteur et orienté par la recherche de l’intérêt de l’enfant et des personnes, en vient à produire des situations si violentes, si agressives pour ceux qui les vivent, plusieurs hypothèses s’offrent à nous, non exclusives les unes des autres.

La première ne peut être discernée que par une philosophie profonde capable d’analyser l’échec interne du droit. L’Occident a nourri à l’égard du droit, depuis le dix-huitième siècle, un espoir tel qu’il ne peut qu’ouvrir sur la désillusion. La rationalité juridique est trop abstraite et désincarnée pour pouvoir, par elle seule, gouverner les comportements humains. Si l’on donne ce rôle au droit, il devient une arène où s’affrontent des idéologies et des intérêts contraires afin d’imposer une interprétation contre les autres. Le judiciaire est cette arène où, au sein du droit, se fait jour un jeu de pouvoir qui ne doit rien au droit. S’agissant de la famille, le droit s’est trouvé pris et instrumentalisé, jurisprudence à l’appui, par l’idéologie individualiste sur quoi se fonde notre régime, et par celle de la lutte des sexes. D’ailleurs, du point de vue de la philosophie fondamentale, nous ne pouvons ici indiquer qu’en passant que les recherches récentes en ontologie, qui ont dévoilé après Merleau-Ponty la dimension charnelle unissant entre elles les existences, éclairent combien la normativité occidentale qu’est le droit, individualiste en son fond, est dans un tel contraste avec l’expérience existentielle qu’elle génère une souffrance qui lui est propre, dont l’éthique pourrait être le seul remède. Sans nous arrêter sur ces problèmes difficiles, constatons que, malgré l’apparent pédocentrisme des discours et la lénifiante Convention sur les droits de l’enfant, l’enfance ne peut en aucun cas imposer sa propre lecture du droit et se trouve sacrifiée à des luttes qui la dépassent. En contradiction avec les principes mêmes du droit, la pratique judiciaire, qui n’est qu’en théorie une application des lois, met en place une interprétation officielle qui ouvre sur un système de domination, violent, contre les personnes matures et immatures. Tout en ordonnant sur le devant de la scène un jeu de paroles, le procès est en réalité un jeu de puissances qui met en échec les solutions véritablement dialogiques.

Jean-Jacques Rousseau (1712–1778)

Jean-Jacques Rousseau (1712–1778)

Une deuxième hypothèse s’accorde assez bien à celle-ci. Elle consiste à se demander si la législation française sur le divorce, telle qu’elle se comprend d’après ses textes fondateurs, ne repose pas sur un oubli originaire : celui de l’enfant. Les promoteurs du divorce civil, d’abord à la période révolutionnaire puis sous la troisième République, ont principalement pour souci de faire du droit un instrument permettant à l’individu de s’émanciper du clan familial ainsi que de la morale ecclésiastique. Ils veulent donner au droit civil une autonomie par rapport au droit canon et extraire la question de la dissolubilité du mariage hors de la théologie. À ce double niveau, familial et religieux, leur souci est politique et ils sont peu retenus par la dimension existentielle de la question. Lorsqu’ils abordent cette dimension, ils n’envisagent que la problématique conjugale. À tel point que, en bonne procédure, ce n’est que dans un second temps qu’on considère « l’effet » du divorce sur les enfants. Dans la pensée du dix-huitième siècle, où se forme la pensée du divorce en occident, l’enfant n’est pas objet d’une attention particulière. Malgré les efforts de Rousseau, l’enfant est encore une matière plus qu’un sujet en formation. Même chez Rousseau, d’ailleurs, le rôle parental dans l’éducation est peu considéré puisqu’il choisit de raisonner sur un enfant, Émile, qui serait orphelin de père et de mère ! Il est utile de rappeler que l’architecture législative concernant le divorce est mise en place avant les grandes découvertes de la psychanalyse. Il est vrai que, par la suite, et notamment grâce à la psychanalyse, on en est venu à poser le problème de manière plus psychologique et à comprendre que s’il y a un être qui est concerné par le divorce, plus encore que ne le sont les époux, c’est l’enfant, en tant qu’il peut porter toute sa vie en lui cette déchirure. On se servira alors, comme on le voit de nos jours, de la notion d’intérêt de l’enfant, qui existait déjà mais avec un sens exclusivement matériel, pour introduire des considérations psychologiques et on en viendra à l’idée de protéger les enfants du conflit parental. Mais on le fera dans un cadre législatif qui, bien qu’évoluant beaucoup, conserve son architecture première, c’est-à-dire qu’on tentera de gérer tant bien que mal les « effets » du divorce sur l’enfant, sans jamais revenir sur l’idée que le divorce en lui-même est une question conjugale. Or, en réalité, le divorce est d’abord une question parentale, dès lors qu’un couple a eu des enfants. On remarque sur ce sujet, mieux que sur aucun autre, combien le droit, dans sa formation historique et dans son application ordinaire, est complètement indifférent à la science, en l’occurrence à la psychanalyse et à ce qu’elle a pu nous apprendre sur l’enfance. On ira même jusqu’à tordre la psychanalyse pour qu’elle justifie le droit, en particulier l’éviction des pères, en construisant la thèse tendancieuse d’une fonction paternelle qui s’exercerait d’autant mieux que le père est absent ! Droit et science sont deux rationalités qui se sont souvent affrontées, en général au détriment du droit, parce qu’il n’est pas en prise sur l’être, alors que la science l’est, même si elle n’en épuise pas la compréhension.

La troisième hypothèse explicative est plus spécifiquement politique, même si elle est en partie contenue dans les deux premières. La crise de la famille contemporaine est un sujet infini d’analyse pour la sociologie, et aussi pour la psychologie, mais la question n’est-elle pas mal posée ? Car il ne saurait y avoir de vie familiale sans crise. La famille étant une structure d’intimité, hautement affective, où les existences se frottent et s’affrontent, vouloir y supprimer les crises, au nom d’un irénisme idéaliste, revient à la supprimer. La crise est d’ailleurs nécessaire à la formation et à l’évolution des personnes. Le problème est plutôt de savoir pourquoi la famille, qui est précisément faite pour vivre les crises et les traverser, est aujourd’hui trop fragile pour le faire et vole en éclats dès qu’il y a conflit. La sociologie, par la manière même dont elle constitue son objet, sous-estime le rôle du droit et des mécanismes proprement politiques, et la psychologie l’ignore. Il se pourrait, pourtant, que ψυχή et socius soient des objets dérivés, eux-mêmes constitués par des processus politiques. L’histoire politique montre que l’État a externalisé les régulations familiales et a donné à son appareil judiciaire le monopole de la régulation des conflits, au point qu’aujourd’hui nombreux sont ceux qui ne peuvent pas penser autrement l’intervention d’un tiers régulateur que sous une forme étatique. C’est ce qu’on observe sous le phénomène de la judiciarisation des conflits familiaux. Or la perversité essentielle des procès n’a pas été découverte hier : c’est une découverte socratique, toujours au cœur de la philosophie. Elle tient, au-delà de la posture apparente du juge, qui justement n’est une neutralité et impartialité qu’en posture, à l’inévitable implication du judiciaire dans le conflit. Et en France plus qu’ailleurs, le troisième pouvoir, si indépendant soit-il, est et demeure un pouvoir régalien de l’État : c’est le pouvoir de l’interprétation exclusive des lois contenues dans les codes issus du pouvoir législatif. C’est ce qu’on peut appeler le pouvoir herméneutique. Un pouvoir, par définition, est volonté de décider et d’imposer, en l’occurrence d’imposer une interprétation. Toute interprétation est commandée par une intention. Dans la dynamique complexe d’un conflit familial, faire du judiciaire le seul mode de régulation possible revient à y introduire une logique de pouvoir qui avive ce conflit. Parce que l’institution judiciaire est d’abord un pouvoir, celui d’imposer sa décision aux différents membres d’une famille, elle ne peut concevoir de solution que sous forme de distribution inégale des pouvoirs. C’est ainsi que dans le contentieux le plus fréquent entre les parents sur le lieu de résidence des enfants, attribuer cette résidence à l’un revient non pas tant à définir un lieu de vie qu’à octroyer à l’un une puissance, et même une toute-puissance, sur les enfants et aussi sur l’autre parent. Le partage de l’autorité parentale tel qu’il est inscrit dans la loi est constamment contredit par une logique de pouvoir propre à l’institution. Entre la loi qui affirme, à peu de frais, la coparentalité, l’équilibre entre père et mère, et l’institution judiciaire, qui ne raisonne qu’en terme de domination, c’est toujours la seconde qui l’emporte. Le problème de ceux qui réfléchissent à ces questions, c’est qu’ils se contentent, non sans hypocrisie, de l’affirmation des principes sans regarder les situations concrètes, qui seules sont réelles. Le parent chez qui l’enfant habite peut, de fait, retenir toutes les informations, ne jamais associer l’autre aux choix éducatifs, déménager où il veut pour rendre les droits de visite impraticables, retenir les enfants au moment de l’exercice de ces droits de visite, profiter du temps qu’il passe avec les enfants pour les installer tranquillement dans une défiance à l’égard de l’autre parent dans le but de les détourner progressivement d’aller le voir. Il le peut, et il le fait très souvent : c’est ce que montre la réalité. Car c’est une règle bien connue que là où il y a toute-puissance, il y a forcément abus de pouvoir. En principe, une authentique démocratie se propose d’enrayer cette règle ; et pourtant, dans les séparations, le seul « mode d’emploi » qui circule vraiment chez les parents en conflit (et on le dit assez aux femmes qui veulent divorcer) est celui qui pose que plus on abuse, plus on gagne. En effet, que fait le juge dans de pareilles situations d’abus ? Cherche-t-il à rétablir l’équilibre, comme le voudrait la loi, et à soutenir la coparentalité ? Point du tout. Il déclare, comme l’y incline la jurisprudence, que le conflit est vif, que la médiation familiale n’est pas possible, non plus que la résidence alternée, et qu’on ne peut que réduire les droits du « parent visiteur » ! Est-ce que c’est là appliquer la loi ? Non, c’est la contredire, la détourner, et c’est précisément à cela que se livre le judiciaire. Est-ce réguler un conflit par intervention d’un tiers impartial ? Non, c’est instaurer, contre la loi, contre le droit, une logique de domination, qui est précisément celle de l’institution régalienne et qu’elle tend à reproduire en donnant à un parent tout pouvoir sur les enfants et sur l’autre parent. Est-ce pacifier les relations et aider une famille à sortir de sa crise ? Non, c’est accumuler les rancœurs, les révoltes et relancer sans fin les procédures ; c’est liquider une famille. La judiciarisation se nourrit d’elle-même. On ne la comprend pas du tout si l’on reste à l’idée d’un tribunal qui est là pour appliquer la loi : le tribunal est là pour mettre en place des procédures au bout desquelles il sera fait exception à la loi générale et ordinaire !

Ces trois hypothèses rejoignent une réalité bien connue : le droit du divorce est un droit des coups tordus qui ouvre le champ à tous les règlements de comptes. Nous avons vu que le droit dans son application cède les principes à l’idéologie, que l’enfant passe au second plan, que l’institution judiciaire est commandée par une logique de la domination, mais il nous reste cependant à préciser que cette institution peut prendre appui sur des services sociaux qui la renforcent. Ceux-ci jouissent du statut de l’expertise. La République s’est fondée en référence à la rationalité scientifique, en laquelle elle pensait pouvoir trouver des normes universelles, et a chargé son élite du pouvoir de faire valoir ces normes. Ainsi, c’est en s’appuyant sur la psychiatrie naissante et sur ses services sociaux qu’elle construit une instance d’expertise quant aux mœurs, dotant cette instance d’outils juridiques et pratiques dont le plus célèbre est l’enquête sociale dont les familles peuvent faire l’objet. On se demandera si cette conception rationaliste, hiérarchique, autoritaire et normative, très datée historiquement, peut encore valoir, bien qu’elle soit toujours largement utilisée, dans nos sociétés qui glissent d’une république régalienne à une démocratie plus citoyenne et pluraliste. Les mutations en cours dans le travail social n’ont pas encore effacé l’ancien modèle, reposant sur le pouvoir des experts, c’est-à-dire sur la conjonction entre la puissance étatique et un savoir officiel, car ce modèle convient tellement mieux à l’institution judiciaire qui y recourt sans cesse. Pourtant, si l’on confronte l’expérience au dispositif politico-théorique du vieux modèle de l’expertise, il saute aux yeux que ce modèle agonise. La psychiatrie la plus probe refuse désormais de jouer à l’expertise. S’engagent dans l’expertise les psychiatres les moins conscients des enjeux. Les cours d’appel choisissent des psychiatres nullement représentatifs de leur profession mais conformes à la logique du régime judiciaire en place. Si bien qu’il existe une psychiatrie d’État, moins soucieuse de science et de médecine que de conformité à la commande judiciaire. Si d’autre part l’on observe ce que sont les enquêtes sociales et comment travaillent les psychologues, assistants sociaux et éducateurs dans les associations au service du juge des enfants, on comprend vite qu’il se bricole quelques outils théorico-pratiques adaptés à la commande. Les analyses de Foucault sont encore très utiles pour comprendre comment un savoir, lorsqu’il est épistémologiquement faible, s’explique par la stratégie de pouvoir qui le génère. Ainsi voit-on fleurir dans ces services, outre les différents orientalismes de circonstance liés au « lâcher-prise », des concepts pseudo-psychanalytiques, comme celui du deuil que le père aurait à faire de ses enfants et du renoncement auquel il aurait à se contraindre. En somme, une incitation à l’abandon.

Vers une réforme de la justice familiale

Nul n’ignore que la réforme de la justice familiale est une œuvre de longue haleine, exigeant courage et ténacité politiques. Car ce qu’il s’agit de réformer, ce n’est pas la loi mais ce qu’on en fait dans les tribunaux et les cours, dans les services socio-judiciaires de notre pays où les principes du droit sont dévoyés. Faut-il se contenter de dire que les magistrats sont surchargés ? S’ils étaient plus nombreux, cela ne changerait pas grand chose. Le problème, c’est que, hommes et femmes hyper-adaptés à un système, ils ne sont pas préparés à comprendre et à analyser les enjeux anthropologiques qui leur sont confiés et la fonction politique qui est la leur. On les a formés à leur profession en leur demandant plus d’être conformes et prudents que de pratiquer l’art du juger. Dans le contexte général d’une crise de la culture humaniste chez les élites, la formation des magistrats peut-elle rester une formation technique et pratique (technocratique pourrait-on dire, dans le vocabulaire dont on se sert, depuis le mouvement de 1995, pour dénoncer les effets délétères de certaines formations professionnelles sur la société française), faisant l’impasse sur toutes les questions éthiques et philosophiques ? Si jeter l’opprobre sur Fabrice Burgaud fut si indécent, c’est parce que des juges Burgaud il y en a plein dans la magistrature, au civil comme au pénal, et qu’ils sont plutôt les victimes d’un système qui les expose à exercer des pouvoirs exorbitants, n’ayant reçu d’autre formation que celle qui a corrompu en eux l’intelligence et le cœur. La réforme de l’institution passe par la réforme de la formation de ceux qui la composent. Libérer les juges de l’excessif pouvoir qu’ils ont, et qui conduit à une sorte d’ὕϐρις judiciaire, passe également par la fin de leur irresponsabilité, car là où il y a irresponsabilité, il y a toute-puissance. L’échec de la justice familiale, c’est que plus les juges ont de pouvoir, moins ils ont d’autorité morale. Une telle perte d’autorité est justifiée et il ne suffit pas d’accuser les mentalités d’aujourd’hui qui ne « respectent plus rien ». Aujourd’hui, l’autorité est du côté des parents dissidents car ce sont eux qui se réfèrent à des valeurs morales, qui portent la protestation éthique, source de toute autorité. Aucune institution, quelle qu’elle soit, ne pourrait garder une quelconque autorité si elle n’était faite que d’hommes et de femmes d’appareil, outrageant en permanence les principes du droit, les valeurs morales et l’idéal démocratique. Et surtout sans égard pour la souffrance des personnes. C’est pourquoi réformer en profondeur l’institution judiciaire, c’est lui rendre sa respectabilité.

Peut-on espérer que l’appareil judiciaire se réforme de lui-même ? Les magistrats, comme on le sait, n’ont souvent qu’un slogan à la bouche, toujours le même : « Plus d’indépendance pour la justice ! » Mais de l’indépendance par rapport à quoi et pour faire quoi ? Les dysfonctionnements dramatiques d’Outreau ne sont en rien dus à un manque d’indépendance des magistrats. Au contraire : davantage d’indépendance aggraverait de tels dysfonctionnements. S’il s’agit d’affirmer l’indépendance de la justice par rapport au pouvoir exécutif, aux « pressions du pouvoir » comme on dit, on ne peut être que d’accord, mais peu d’affaires sont concernées. En revanche, il n’y a aucun sens à vouloir l’indépendance de l’appareil judiciaire à l’égard de la nation et du peuple ! Le problème est de savoir comment assurer non pas l’indépendance mais le contrôle de l’institution judiciaire par la société civile. Et la priorité alors, ce n’est pas, comme on l’entend toujours dire, « plus de moyens », car mettre plus de moyens dans un mauvais système, c’est accroître les maux qui en résultent. La priorité, c’est de parvenir à plus de transparence dans le fonctionnement judiciaire, comme se doit d’y parvenir une démocratie digne de ce nom. Car aucun contrôle n’est actuellement possible tant est grande l’opacité de l’institution. Quant au contrôle lui-même, ne pourrait-il pas être effectué par la représentation nationale, et ne pourrait-on pas réfléchir sur les dispositifs qui permettraient au Parlement, non pas seulement de voter des lois, éventuellement d’évaluer leur application, mais de contrôler comment fonctionne, dans l’intérêt de tous, le système qui est censé les appliquer ?

Dominique Versini (© D.R.)

Dominique Versini (© D.R.)

S’agissant des lois à voter, des réformes du code civil sont peut-être bien encore nécessaires. De quelle sorte ? Le tour qu’est en train de prendre le projet présidentiel pour donner un statut juridique au « beau-parent » montre que se posent des problèmes de contenu mais aussi de méthode dans l’art de légiférer. Sur le contenu, qui appelle-t-on « beau-parent » ? Le nouveau mari de la mère dans une situation où le père a abandonné femme et enfants ? Ou l’amant que la mère accueille chez elle et qui change tous les six mois, dans une situation où le père est réduit contre sa volonté à un droit de visite limité ? Depuis Aristote, chacun sait que la loi souffre d’un excès de généralité. En l’occurrence, c’est si vrai qu’on ne voit pas du tout ce que signifie l’expression « beau-parent » et que le risque est d’introduire une nouvelle loi qui pourra être bonne dans un petit nombre de situations et mauvaise dans la majorité des cas. Le risque n’est-il pas d’ajouter de la confusion à des situations qui sont déjà extrêmement confuses ? Mais le point le plus intéressant est la méthode. On sait que les associations représentatives des familles, principalement l’Union nationale des association familiales, sont opposés à ce projet. Le projet est porté par madame Versini, défenseur des enfants. Que représente cette structure récente mise en place par le président Chirac ? Madame Brisset, qui a occupé le poste en premier, a tenté d’en faire une instance indépendante de contrôle, capable aussi de faire remonter un diagnostic sur l’état de l’enfance en France, mais elle s’est heurtée à la résistance des institutions. Madame Versini a évité ces écueils en venant avec une idée a priori, prise on ne sait où (dans l’air, dans la mode, dans l’idée qu’on se fait du sens de l’histoire) : donner un statut au beau-parent ! La question est alors de savoir si une politique familiale doit se construire à partir des instances représentatives, ou pas ? La famille a dans la politique un statut étrange, d’être à la fois très présente et très absente. Très absente du discours politique : à l’exception de l’homoparentalité, la question des structures familiales est renvoyée aux choix privés et autour d’elle aucun débat public ne s’organise. Très présente cependant par l’image familiale que mettent en scène autour d’eux les responsables politiques. On voit donc que la politique familiale peut s’appuyer sur deux types antagonistes de représentations : la représentation démocratique, qui consiste à faire remonter vers le pouvoir, par le travail des associations, le besoin des familles, ou la représentation médiatique, qui est la mise en scène d’une image officielle sans relation particulière avec l’état réel des familles. Si l’on pense que la législation démocratique doit s’ordonner à la première de ces deux représentations, de quelles sortes de lois les familles auraient besoin ? D’abord de lois qui clarifient et puissent constituer ces repères dont manquent tellement les enfants pris dans le chaos familial des temps qui courent, repères à défaut desquels le désastre éducatif ne fera que s’approfondir. La structure psychique de l’enfant est telle qu’il a besoin que s’articulent autour de lui le biologique et le juridique (et non pas qu’on les dissocie) et l’assurance généalogique d’être issu de deux lignées. Les lois doivent mieux soutenir la double présence parentale autour de l’enfant. La résidence alternée n’est pas une question de psychologie, et elle est encore moins une fin en soi : elle est la traduction pratique imparfaite de la coparentalité, le moyen de parvenir à l’équilibre des pouvoirs dans la famille en crise, avec remise en selle du rôle éducatif des pères qui le souhaitent. C’est pourquoi l’Europe s’oriente en ce sens, avec des pays qui ouvrent la voie, comme la Belgique et l’Italie, tandis que la France traîne des pieds. De ce principe doivent découler les lois secondaires.

Cependant, le code civil en l’état permettrait déjà une amélioration s’il y avait un changement de la pratique judiciaire. Car le fond du problème est : comment sortir d’une régulation exclusivement judiciaire des conflits familiaux dont nous avons vu combien elle était perverse ? Il faut se méfier du tout ou rien. Nul besoin d’opposer à l’échec des juridictions familiales l’idée simplette d’un divorce sans juge, ce qui ne ferait qu’accroître le chaos. Il s’agit plutôt de changer notre conception du juge civil en passant d’un juge-décideur à un juge organisateur des procédures, ce qu’il est déjà d’ailleurs dans la mise en état. Enlever la décision au juge, c’est la remettre aux parents et prendre au sérieux l’autorité parentale. La procédure, alors, n’aurait d’autre but que d’exiger des parties qu’elles dépassent d’elles-mêmes leur conflit et retrouvent un accord. Le temps du procès, du coup, change de sens : il n’est plus le moment dramatisé (cornélien !) d’une décision qui fait rupture entre avant et après, mais le continuum temporel, le temps long (stupidité de vouloir précipiter le rythme judiciaire jusqu’à la justice expéditive !) où s’élabore l’autorésolution du conflit dans l’immanence. Les philosophes savent que la démocratie, c’est le projet de l’immanence en politique, contre toutes les tentations de retour au théologico-politique qui, lui, établit la paix civile en mettant le roi ou son représentant (en l’occurrence le juge régalien !) en lieu et place du Dieu transcendant, ce qui constitue une sorte d’idolâtrie. Il s’agit donc, pour ce qui est de la philosophie politique sous-jacente à ce propos, de convertir une idolâtrie théologico-politique du juge en une conception démocratique où le juge inclut dans sa mission propre de se mettre en retrait et de rendre la décision aux familles. Non pas rendre-une-décision mais rendre-la-décision-à… : voilà ce que devrait être la régulation des conflits familiaux.

Pour que cela soit concrètement possible, il faudrait certes que se mettent en place des dispositifs d’accompagnement des familles durant la procédure de redisposition des liens familiaux. Et, comme on le voit, la logique même de ces dispositifs conduirait à abandonner un certain vocabulaire : dissolution, liquidation, séparation, au profit d’un autre qui insisterait sur le maintien des liens. On pourrait d’ailleurs proposer que le juge s’appelle « juge des liens familiaux », JLF. Ce processus de redisposition est déjà pratiqué par la médiation familiale, et c’est pourquoi celle-ci ne peut qu’avoir une place centrale dans ce travail d’accompagnement des familles. Son introduction récente dans la loi française et sa professionnalisation accrue ne doivent pas être vues comme un outil de plus dans le démariage mais comme l’inversion de la logique propre à l’ancien divorce. Elle est en effet porteuse d’une conception toute différente de la régulation des conflits. Cependant, elle s’est elle-même mise dans l’état de marginalité et de stagnation où elle se trouve aujourd’hui en France lorsque le comité consultatif, qui a défini le cadre de son exercice, a opté pour une médiation librement consentie, hors injonction. Du coup, la médiation familiale sert un peu aux familles qui n’en ont pas vraiment besoin, c’est-à-dire qui peuvent se mettre d’accord pour en accepter le principe, et abandonne à elles-mêmes les familles en crise qui en aurait le plus besoin mais dont l’un des membres rejette toute idée de médiation. C’est pourquoi la médiation familiale doit être intégrée, comme un outil parmi d’autres, à des dispositifs d’accompagnement qui comprendraient aussi des thérapeutes familiaux, des psychologues et peut-être des représentants d’associations familiales. La médiation familiale devrait faire passer son esprit, ses techniques et son éthique, en contraste avec le travail social d’hier et d’aujourd’hui, en ces dispositifs non judiciaires de régulation, avec cette différence toutefois que ces dispositifs auraient pour mission, sur injonction du juge, d’équilibrer le respect de la liberté individuelle des personnes par deux autres principes. Le respect des choix individuels est, certes, un principe très important, mais il n’y a aucune raison pour qu’il soit le seul à valoir ! Il doit être équilibré par la recherche de l’intérêt de l’enfant, principe qui est constamment dans les bouches mais qui est loin de s’imposer dès lors qu’il entre en conflit avec le dogme de la liberté personnelle, même mal éclairée, même pathologique. Toutefois, il y a un troisième principe qui importe : celui du nécessaire partage de l’autorité parentale. Car aucun parent ne peut être empêché, comme c’est le cas actuellement, d’exercer sa responsabilité éducative à cause de l’autre parent. L’équilibre de ces trois principes, et non pas la prééminence du premier, serait le fondement éthique de ces instances non judiciaires de régulation, de ce tiers collectif vers lequel le juge aux liens familiaux renverrait les familles en crise pour qu’elles soient accompagnées vers la construction d’un accord.

Mais l’on peut se demander si de telles réformes dans la justice familiale peuvent se faire sans que plus généralement soit réformé l’esprit même de l’institution judiciaire. La phrase la plus naïve et la plus ridicule aujourd’hui en France est cette formule creuse : « Je fais confiance en la justice de mon pays. » Car, chez ceux qui ont eu à connaître de ces choses, le divorce est consommé entre la société démocratique et son institution judiciaire. Celle-ci fonctionne sur un modèle régalien (et presque théocratique) qui la rend inapte à résoudre les conflits et les transgressions comme on doit le faire dans une communauté de citoyens et en vue de rendre service à des personnes. Là où des pouvoirs excessifs se concentrent, on voit immanquablement apparaître les travers du pouvoir : arrogance, susceptibilité, morgue, surdité, etc. Ce n’est pas une question de caractère personnel mais d’institution judiciaire. Celle-ci est aujourd’hui une mécanique qui s’est vidée de son sens. Il nous reste à inventer, tous ensemble, professionnels de bonne volonté et citoyens mobilisés, un nouveau système judiciaire reposant sur les principes politiques de la démocratie et sur les valeurs éthiques qui lui sont liées.


Article publié dans la revue Le Débat, nº 148, janvier 2008, pp. 135-145.

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