La réforme de la justice devra être un des soucis majeurs du prochain président de la République. Une prise de conscience est en train de se faire dans le pays et l’attente de la réforme judiciaire est grande : elle devra être satisfaite.
Nul n’ignore que c’est une réforme délicate et difficile, qui demandera beaucoup de courage politique. Elle est délicate parce que ce qu’il s’agit de réformer, ce n’est pas la loi mais ce qu’on en fait dans les tribunaux et cours, et cela passe par des modifications subtiles et techniques du déroulement des procédures. Elle est difficile parce que le pouvoir légitime du parlement, représentant de la nation, ne manquera pas de se heurter à une corporation qui prétend, à elle seule, constituer un pouvoir dans la République.
C’est une réforme qui ne pourra pas s’accomplir avec des slogans simplistes du style : « plus d’indépendance pour la justice ». Les dysfonctionnements dramatiques qu’on a vu à Outreau ne sont en rien dus à un manque d’indépendance des magistrats. Au contraire : davantage d’indépendance aggraverait de tels dysfonctionnements. Et d’abord, indépendance par rapport à quoi ? S’il s’agit d’affirmer l’indépendance de la justice par rapport au pouvoir exécutif, aux « pressions du pouvoir » comme on dit, on ne peut être que d’accord. Mais le vrai problème est de savoir comment assurer un contrôle de l’institution judiciaire par les citoyens. Car enfin, voilà des tribunaux, des cours qui rendent des jugements au nom du peuple français, mais où le contrôle citoyen n’a aucune place (à l’exception des prud’hommes et des cours d’assise, et il aurait beaucoup à dire, même là, sur le choix et l’encadrement du jury populaire). Ce contrôle n’aurait même aucun sens dans le contexte actuel d’un total manque de transparence du fonctionnement judiciaire. Est-ce que le contrôle de l’institution judiciaire par le parlement pourrait être une voie ? La question mérite d’être posée. En tout cas, il n’y a aucun sens à vouloir l’indépendance de la justice à l’égard de la nation et du peuple français. Ce qui doit être accompli n’est rien de moins qu’une conversion de l’institution judiciaire à la démocratie.
Cependant, au-delà même de cette exigence politique tout à fait déterminante, au-delà aussi de l’attente consciente des citoyens dont nous avons parlé, et qui, encore fragile, pourrait être étouffée, détournée par une manipulation de l’opinion, il faut souligner combien le fonctionnement actuel de la justice est nocif pour la société française. L’exemple le mieux connu, le plus communément admis est la manière dont on fabrique de la délinquance par la justice pénale, alors qu’il y aurait lieu, aujourd’hui, sans entrer dans les polémiques idéologiques autour de la prison, de développer à grande vitesse les peines de substitution. Mais l’affaire d’Outreau et le scandale des prisons françaises ne doivent pas nous laisser croire que seule la justice pénale exige d’être réformée. La justice civile doit l’être tout autant, et en particulier la justice familiale.
Le contraste qui existe, dans notre pays, entre les conditions d’existence objectives et le sentiment de déprime très largement partagé mérite d’être expliqué. Quelle que soit l’ampleur des problèmes, bien réels, qui se posent forcément à la France, nous savons que dans de nombreux pays les conditions de vie sont moins bonnes et pourtant les gens sont davantage confiants en l’avenir. Ce contraste si singulier dans la société française a des causes morales. Pour autant que le facteur moral est une donnée cruciale même en économie, le pouvoir politique, s’il veut résoudre les questions économiques et sociales, ne doit pas craindre de proposer des solutions politiques, plutôt que de chercher d’incertaines recettes dans les théories économiques. C’est la politique, en effet, qui travaille sur le moral des populations et poser la question de la démocratie et des institutions n’est pas différer le traitement des problèmes, comme on entend dire ici ou là : c’est mettre en œuvre ce traitement par les moyens propres au pouvoir politique.
Toutefois, il ne s’agit évidemment pas d’afficher un optimisme de façade pour faire contrepoids à la déprime française. C’est une attitude assez répandue chez de nombreux hommes politiques, surtout lorsqu’ils sont aux responsabilités, un peu comme si le chef descendait parmi ses troupes pour leur remonter le moral. Ce n’est pas une attitude politique sérieuse et le moral d’une nation n’évolue pas par une sorte de contamination de l’humeur officielle sur l’humeur générale. L’humeur d’un peuple est nourrie par le réel, et l’on ne peut faire l’impasse sur la compréhension et la transformation des causes qui la nourrissent.
Il n’y a pas, comme nous l’avons dit en parlant du contraste typiquement français, de relation directe et immédiate entre la réalité objective et la réalité morale. Cette dernière est facile à constater dans ses effets (pessimisme, défiance, déprime) mais difficile à discerner dans ses causes, car celles-ci demeurent inconscientes et complexes. Les conditions morales de la vie d’une nation sont assez dépendantes de phénomènes qui ne peuvent même pas se construire en problèmes politiques. C’est ainsi qu’on peut penser, par exemple, que la profonde crise de la famille dans notre pays plonge les individus esseulés dans un désarroi latent, nourrissant en eux une sorte d’insécurité psychologique qui les rend vulnérables lorsqu’il s’agit d’affronter la réalité économique et l’avenir. Il est pourtant difficile de construire cette réalité familiale en problème politique, mais l’on ne peut guère douter de son importance dès lors qu’on veut décrire les conditions de notre vie morale. Si l’on croit vraiment que la famille a été la cellule de base de la société, il est certain que son état de délabrement ne peut pas être sans conséquences sociales.
Mais les conditions morales peuvent dépendre aussi de la manière dont les grandes institutions de la nation fonctionnent, et notamment de la place qu’elles laissent à la liberté, à la libre expression, à la libre initiative. Quand on prend à un peuple sa liberté, on le déprime nécessairement. Or il y a un déficit de la vie démocratique en France, et le sentiment règne que le citoyen n’a pas les moyens d’exercer pleinement ses libertés civiques.
Parmi les causes de la démoralisation française, le fonctionnement de la justice civile tient une place, une place entre beaucoup d’autres certes, mais une place certaine. La nocivité de ce fonctionnement est évidemment moins facile à repérer que le chômage ou que l’exclusion sociale, parce qu’il ne peut être chiffré. Mais si l’on songe au système que forment le délabrement de la famille et le dysfonctionnement de la justice familiale, on peut être fondé à y voir une puissante cause de démoralisation, qui peut soit déclencher, soit renforcer des phénomènes comme le chômage et l’exclusion sociale.
La plupart des magistrats de nos tribunaux et cours (alors qu’une minorité d’entre eux fait un travail remarquable, à Tarascon par exemple) font leur métier mais sans avoir une véritable conscience de la fonction politique qu’ils ont. S’imaginant appliquer le droit et substituant une conception judiciaire de l’intérêt de l’enfant au bien réel de nos enfants, ils semblent ne pas voir que la fonction qu’ils exercent réellement est de mettre en place un système d’oppression. Comment une famille peut-elle vivre des années entières dans un système de contraintes qui limite les relations entre parent et enfant ? On ne peut se contenter d’invoquer, pour toute réponse, les lois positives françaises, car les dispositifs mis en place par les juges, notamment ceux chargés des affaires familiales, ne sont pas inscrits dans la loi et ils sont variables d’un tribunal à l’autre, d’un juge à l’autre. C’est pourquoi le système politique où l’on donne à un seul le pouvoir de maintenir des personnes, qui n’ont rien fait contre la société, et durant parfois plus de dix ans, dans l’oppression d’un dispositif judiciaire produit des destructions humaines et sociales de toutes sortes. Ce système post-matrimonial inéquitable et figé est évidemment blessant pour l’idéal démocratique qui est le nôtre, mais aussi pour l’évolution psychique des personnes, adultes et enfants. Toutes les situations d’oppression produisent du désespoir, de la maladie et du dégoût à l’égard de la société qui les organise. Celle-ci, singulièrement, est une cause, parmi bien d’autres, de la démoralisation française.
Il est temps de construire en problème politique ce qui constitue l’oppression quotidienne d’un certain nombre de citoyens qui ont eu le « malheur » d’être parents et qui, à cause du divorce, sont enfermés dans des dispositifs oppressifs immuables au fil des ans. Et d’autant plus immuables que les tribunaux sont débordés, révisent de moins en moins leurs décisions et découragent par des amendes d’utiliser les voies de recours.
Toutefois, il ne faut pas s’imaginer que cette question morale peut recevoir une réponse comptable. Ce n’est pas parce que des moyens financiers nouveaux pourraient éventuellement permettre aux juges d’être plus nombreux et de pouvoir consacrer plus de temps à chaque dossier que les choses changeraient. Car les juges d’aujourd’hui sont formés au fonctionnement actuel de l’institution et n’ont pas les références intellectuelles pour travailler autrement. La réforme de la justice n’est pas une question de moyens financiers : elle est une question culturelle et politique. Le véritable échec de la justice familiale, c’est qu’on a permis à un certain nombre d’idéologies, bien identifiables et connues de tous, de prendre le pouvoir et de venir s’imposer impérieusement en lieu et place d’une application plus neutre du droit, d’une compréhension, humaine et profonde, du besoin des familles en crise et de leur accompagnement par le moyen de la médiation familiale. La clé de toute réforme de la justice civile est dans la capacité que pourrait avoir le prochain président de la République de réintroduire l’éthique démocratique dans un appareil dont le fonctionnement est encore régalien.