Mémoire présenté à la cour d’appel de Riom
1 – Position du problème. Nous partirons de l’idée, sur laquelle de nombreux analystes s’accordent, de la contradiction qui existe entre la fréquence des réformes juridiques sur l’exercice de l’autorité parentale après séparation des parents, et la permanence ou persistance des problèmes et du contentieux en cette matière.
Cette contradiction, chacun peut la constater. En revanche, les explications avancées peuvent être diverses. Certains font valoir l’activisme législatif, d’autres l’inertie judiciaire. Pour les uns, l’excès de réforme produit une situation confuse, dommageable à la matière en question. Pour d’autres, les réformes ne sont pas allées assez loin, et c’est cet inachèvement qui entraîne les désordres. D’un autre côté, il en est pour souligner l’inapplication des lois votées par le Parlement, ou pour le moins leur application lente et tardive.
Nous préférons, dans cette analyse, commencer par identifier les points qui rendent possible cette contradiction. Le premier est la référence à l’intérêt de l’enfant. Le deuxième est le pouvoir discrétionnaire du juge. Ces deux points n’en font qu’un en réalité : le pouvoir discrétionnaire du juge est ce qui apprécie l’intérêt de l’enfant.
Il faut donc se demander ce qu’est le rôle du juge, ce qu’est son pouvoir discrétionnaire et comment ce pouvoir lui permet de faire prévaloir une conception judiciaire de l’intérêt de l’enfant. Il faut comprendre que ces trois questions constituent un seul et même nœud, et qu’elles doivent être dénouées ensemble.
I – La fonction du juge
2 – Moyens et fin. L’article 373-2-6 du code civil dit du juge qu’il « règle les questions qui lui sont soumises ». Mais comment les règle-t-il ?
Avant de répondre à cette question, le code civil, dans la suite du même article, confère au juge des puissances : ces puissances sont des moyens pour le règlement et n’indiquent donc pas comment elles doivent être utilisées dans la construction du règlement. Toutefois, si elles sont octroyées au juge, c’est qu’elles sont orientées vers une certaine finalité : « le maintien des liens de l’enfant avec chacun de ses parents ». Cette finalité indique au juge sa fonction et l’orientation de son travail. Elle définit également ce que le même article appelle « la sauvegarde des intérêts des enfants mineurs ».
3 – Première modalité : les conventions parentales. Toutefois, donner la finalité et les moyens ne suffit pas à indiquer les modalités du règlement.
L’article 373-2-7 indique une première modalité : l’homologation conditionnelle des conventions parentales.
Cet article doit s’entendre en deux sens. Le premier est qu’on suppose que ces conventions existent pour que le juge puisse remplir sa fonction. Autrement dit, en tant que juge de la mise en état, le juge doit sans doute contribuer à faire exister ces conventions. C’est ce que vient corroborer l’article 373-2-10, lequel va d’ailleurs beaucoup plus loin puisqu’il dispose qu’il appartient au juge de « faciliter » la recherche de l’accord, et que surtout il indique clairement le moyen de remplir cette fonction : la médiation familiale.
4 – Censure judiciaire. Mais, en rendant l’homologation conditionnelle et non pas systématique, l’article 373-2-7 soumet l’homologation à l’intérêt de l’enfant. Or l’intérêt de l’enfant a été défini précédemment de manière positive : « le maintien des liens avec chacun de ses parents ». Ce même intérêt est défini un peu après de manière négative : il n’exclut pas la résidence alternée de l’enfant. C’est ce que dispose l’article 373-2-9. Il en résulte que le juge a la puissance de censurer un accord parental, jamais au motif de la résidence alternée mais au motif de la place insuffisante qui serait laissée à l’un des deux parents dans la vie de l’enfant.
5 – Deuxième modalité : la conciliation. Toutefois, les choses délicates ne commencent qu’à partir de l’article 373-2-10 qui envisage les cas où les parents ne parviennent pas à se mettre d’accord. Si l’homologation est la modalité pour régler les questions en cas d’un accord entre parents, la conciliation est la modalité pour les règlements à défaut d’accord.
Autrement dit, le code civil dispose qu’à défaut d’accord, il faut chercher l’accord. Cette redondance définit assurément un aspect important de la fonction du juge : ce n’est pas prioritairement la fonction de statuer. La volonté du juge n’est pas une volonté subsidiaire qui viendrait trancher, de manière abrupte, le désaccord. La fonction du juge est de permettre que ce désaccord se dénoue hors de son intervention. La modalité du règlement est défini par l’effort du juge, qui doit être de persévérer dans la recherche d’un accord parental.
6 – Médiation familiale. Sa fonction de conciliation passe par le moyen de la médiation. Cette médiation est déléguée à un médiateur. Mais il importe de remarquer que la mise en place de cette médiation repose sur une double faculté que l’article 373-2-10 octroie au juge : faculté de proposition et, si cela ne suffit pas, faculté d’injonction. Cette gradation, qui va jusqu’à l’injonction, montre encore selon quelle modalité le juge doit régler le désaccord : il ne lui est pas demandé d’être neutre à l’égard du désaccord, et encore moins d’en finir vite en tranchant, mais il lui est demandé d’être volontariste et pressant dans la recherche d’un accord parental.
7 – Troisième modalité : le jugement selon des critères. L’article 373-2-11 est particulièrement complexe et riche. Il vient préciser une troisième modalité possible pour le règlement que le juge a pour fonction de produire. Cette troisième modalité doit ne venir que dans un troisième temps : d’abord l’homologation, puis la conciliation, enfin le partage des parties.
Or celui-ci n’est pas une décision discrétionnaire puisqu’elle s’opèrent en fonction des critères que dispose l’article en question. Il s’agit plutôt d’une appréciation, d’un jugement encadré par la manière dont a été auparavant défini l’intérêt de l’enfant et par la manière dont les critères ici mentionnés viennent préciser le contenu de cet intérêt.
À la lumière de ces critères, l’intérêt de l’enfant, outre de maintenir des liens avec chacun de ses parents, consiste en une continuité de pratique, une possibilité d’être entendu, de voir chacun de ses parents assumer ses devoirs parentaux et respecter sa relation avec l’autre parent.
8 – Modalités et finalité. Mais, si l’on considère l’architecture de tout l’article 373-2, on peut dire que ces critères, qui viennent définir la troisième modalité de règlement, sont éclairés par les principes posés plus haut. Ce qui signifie, premièrement, que les sentiments exprimés par l’enfant ne peuvent conduire, pas plus que ne le peut l’accord des parents entre eux, à la rupture du lien entre l’enfant et l’un de ses parents. Deuxièmement, la pratique des parents ne peut faire référence que si elle est conforme au maintien des liens et que si elle reposait sur un commun accord. Troisièmement, les expertises et enquêtes sociales, dans l’avis qu’elles sont amenées à fournir, doivent se conformer à la même conception de l’intérêt de l’enfant, et elles doivent donc favoriser l’accord entre les parents et le maintien du double lien.
9 – L’enquête sociale doit être l’exception. L’article 373-2-12 rejette l’enquête sociale comme une possibilité à laquelle on peut avoir recours en dernier lieu. Il exclut, du coup, que l’enquête sociale soit précoce et systématique, comme c’est encore souvent le cas actuellement. La médiation doit passer, de loin, avant l’enquête sociale.
10 – Synthèse : la fonction du juge. De cet examen, il ressort que la fonction du juge est de parvenir à un règlement, en mettant en œuvre un certain nombre de moyens, et en visant une finalité, qui est l’intérêt de l’enfant entendu comme maintien des liens avec chacun de ses parents, et ce règlement pouvant se faire selon trois modalités classées de la meilleure à la pire : l’homologation des conventions parentales, l’accord grâce à une médiation, le règlement par un jugement rigoureusement encadré.
II – Méthodes exégétiques
11 – Ambiguïtés sémantiques. Il faut reconnaître toutefois que cet examen laisse de nombreux problèmes pendants quant à l’articulation que nous cherchons entre la fonction du juge, son pouvoir discrétionnaire et la détermination de l’intérêt de l’enfant.
Les premiers problèmes, les plus simples à voir sont ceux liés au sens qu’on voudra bien donner aux mots. D’assez nombreuses expressions font problème.
12 – La gravité. Par exemple, qu’entend-on par « motifs graves » dans l’article 373-2-1 lorsqu’il dispose : « l’exercice du droit de visite et d’hébergement ne peut être refusé à l’autre parent que pour des motifs graves » ? Comment définir la gravité ? Qui l’apprécie ? Est-elle une gravité supposée ou avérée ? Est-elle une gravité factuelle (des actes) ou une gravité qui affecte les relations ? Dans l’article elle est donnée quasiment comme une réalité objective. En tout cas, il n’est pas dit que ce soit au juge des affaires familiales de l’apprécier : celui-ci ne fait qu’en tirer les conséquences.
13 – Titularité et exercice. La même phrase, dans le même article, comporte à elle seule une autre pomme de discorde. En effet, elle parle de « l’exercice du droit de visite », ce qui consiste à distinguer un droit et l’exercice de ce droit. C’est le même problème qu’on rencontre dans la distinction entre l’autorité parentale et l’exercice de l’autorité parentale. Si bien que de nombreux juristes établissent la différence entre la titularité et l’exercice d’un droit. Mais c’est une fausse clarification, car qui donne le droit d’exercer un droit ? Autrement dit, dans tout droit il y aurait le droit lui-même et le droit de l’exercer. Mais qu’est-ce qu’un droit qui ne contient pas déjà un droit d’exercice ? Distinguer le droit de son exercice n’est-ce pas supprimer le droit en tant que tel ? Ou n’est-ce pas mettre la reconnaissance d’un droit à la disposition de l’autorité judiciaire ? N’est-ce pas alors inverser l’ordre entre la primauté juridique et l’application judiciaire ? Il y a là, comme on le voit, bien des problèmes.
14 – Le maintien des liens. Une autre formulation ne manque pas d’aiguiser les désaccords, celle de l’article 373-2-6 qui dispose que « le juge peut prendre des mesures permettant de garantir la continuité et l’effectivité du maintien des liens de l’enfant avec chacun de ses parents ». Une grande partie du contentieux entre les parents tourne autour de cette formulation. La première ambiguïté est dans le mot « lien ». S’agit-il du lien psychique ou du lien que maintient la cohabitation, le fait de partager le même toit ? Dans le premier cas, la fréquence des visites peut être lâche car le lien entre un enfant et un parent absent peut demeurer fort. Dans le deuxième cas, pour que le lien de cohabitation soit maintenu, il faut assurément de l’habitude et une fréquence serrée pour entretenir une vraie familiarité au quotidien. On peut pencher pour le deuxième sens dans la mesure où il n’appartient guère à la loi de s’occuper du lien psychique, et aussi par la proximité du mot « maintien ». Celui-ci, en effet, fait référence à la vie d’avant la séparation, c’est-à-dire qu’il fait référence à la cohabitation. Le « maintien des liens » signifierait plutôt la perdurance d’une certaine forme de cohabitation. Les mots « la continuité et l’effectivité » semblent soit superflus soit redondants, car que serait un maintien des liens qui ne serait pas effectif (autant n’en pas parler alors !) ou qui ne serait pas continu (cette idée de continuité est déjà dans celle de lien !) ? À condition d’exclure l’hypothèse de la superfluité, on doit donner un sens à la redondance. Elle ne peut se comprendre que comme l’insistance pour qu’il existe entre l’enfant et chacun de ses parents une relation concrète (« effective ») et fréquente (« continuité »), c’est-à-dire une relation tendant à rendre une cohabitation possible avec chacun des deux parents. Reste à savoir alors si une telle rédaction de la loi est compatible avec le dispositif judiciaire le plus fréquent : premier, troisième, cinquième weekend et la moitié des vacances. Un tel enjeu, vécu parfois de manière dramatique, peut-il tenir à une si subtile sémantique ?
15 – Les sentiments exprimés par l’enfant. Prenons un dernier exemple, mais il y en aurait d’autres, de formulation particulièrement épineuse. L’article 373-2-11 dispose que « le juge prend notamment en considération […] les sentiments exprimés par l’enfant mineur dans les conditions prévues à l’article 388-1 ». Qu’est-ce que signifie cette prise en considération ? Que le juge suit les sentiments exprimés par l’enfant ? Qu’il les interprète comme renseignements sur la situation familiale ? Qu’il pourra chercher à les corriger par sa décision s’il pense que ces sentiments ne sont pas conformes à son intérêt ? Dans l’ambiguïté de la formulation, on trouve toute la difficulté qu’il y a à décrypter la parole d’un enfant et à la faire intervenir dans une procédure.
16 – Nécessité de l’exégèse. Pour sortir de tous ces problèmes, on ne peut pas manquer d’interpréter le texte législatif. Mais on ne peut pas se permettre non plus de l’interpréter n’importe comment. L’interprétation ne relève pas du pouvoir discrétionnaire du juge et l’intérêt de l’enfant ne peut résulter d’une interprétation obscure et non formulée. L’interprétation relève d’une méthode exégétique sur laquelle il s’agit de se mettre d’accord.
17 – Exégèse objective et esprit du code. L’esprit de nombreux juristes reste encore marqué par l’exégèse objective, celle qui s’en tient au texte même de la loi, à sa lettre. Sans doute en est-il ainsi parce c’est l’idée même de code qui incline à n’admettre d’autre interprétation que littérale. La loi, en effet, s’y exprimant de manière concise, claire et simple ne devrait pas être objet d’une interprétation incessante qui renverrait aux subtilités de la doctrine et de la jurisprudence. Avec le courant rationnel de codification du droit, ce qui apparaît, c’est le désir d’une loi si transparente qu’elle n’aurait qu’à être appliquée. C’est le même esprit qui produit les codes et réduit le rôle des juges à ne faire qu’appliquer la loi. C’est pourquoi, il suffit de bien lire les articles du code, d’en bien peser les mots pour connaître ce que dit la loi.
18 – Exégèse objective et positivisme. Mais l’exégèse objective, qui incline à l’interprétation littérale, a également partie liée au positivisme. Le positivisme est, dans la deuxième partie du XIXe siècle, une reprise du rationalisme des Lumières et de sa critique des préjugés, ce rationalisme où prend origine la codification du droit. Mais, en réaction au courant romantique qui a semblé pouvoir noyer ce rationalisme, le positivisme le réaffirme de manière plus sèche, plus systématique, plus close. Il promeut une pensée réactive et réductrice. Appuyé sur la recherche scientifique du XIXe siècle et construit philosophiquement chez Auguste Comte, le positivisme marque l’esprit de son temps, pénètre toutes les disciplines, et notamment l’histoire et le droit. Dans ces deux disciplines, il promeut une exégèse qu’on peut précisément appeler objective parce qu’elle récuse la part de l’interprétation.
19 – Expliquer la loi. L’idée, pour reprendre la distinction établie par Dilthey, est que, pour être appliquée, la loi n’a pas particulièrement à être comprise. En revanche, on peut longuement l’expliquer. Chaque article, chaque mot doit être traité comme un fait, une donnée brute dont on n’interroge pas la provenance. Après cette approche analytique du texte, on peut bien étudier l’ordre du texte législatif, établir des relations entre les articles et comprendre l’architecture globale du code, son plan, sa progression, sa systématicité.
20 – Exégèse objective et structuralisme. C’est pourquoi d’ailleurs une telle exégèse ne pourra qu’être renforcée par l’approche structuraliste qui consiste à ne référer un texte qu’à lui-même. Il s’agit là encore d’en faire un objet autonome. C’est pourquoi on peut retenir comme relevant en gros de la même attitude exégétique ces trois figures historiques que sont l’idéal d’un code qui rende la loi transparente, le parti de traiter le texte de loi comme un fait et l’approche du droit positif comme un système. Il s’agit, à chaque fois, de conférer une sorte d’objectivité à la loi, en éliminant toute considération subjective.
21 – Exégèse objective et positivisme juridique. Il faut voir aussi que cette attitude exégétique va de pair avec une certaine philosophie du droit, qui est celle du positivisme juridique. Si l’on considère celui-ci dans la démarche de Kelsen, un code est bien un système qui se construit d’après une norme objective, bien qu’implicite. Et c’est cette norme qui est l’objet de la science du droit. Cette objectivité de la norme est l’ontologie qui correspond à l’exégèse objective. Pour être en cohérence avec elle-même, cette attitude philosophique doit considérer que la loi écrite doit être étudiée objectivement parce que l’être de cette loi est un objet, une chose.
22 – Le sens des mots. L’exégèse objective repose toutefois sur une série de difficultés qui la rende insoutenable. D’abord elle repose sur une mécompréhension du langage. Les mots n’ont pas de sens en dehors de l’interprétation qu’on en donne. Ils ne sont pas des faits. Par exemple, que signifie l’expression « motif grave » ou celle de « continuité » dans le lien ? Ces mots font référence à des degrés, du plus grave au moins grave, du continu au discontinu, et ils renvoient donc à une quantification qu’ils n’indiquent pas eux-mêmes. Par exemple, qu’est-ce qu’une relation fréquente : une relation trimestrielle, mensuelle, bimensuelle, hebdomadaire ou quotidienne ? Ces mots ne peuvent recevoir sens que par une appréciation subjective. La loi ne parle pas d’elle-même : il faut la faire parler.
23 – L’interprétation en contexte. Mais si l’on veut, là encore, ne pas en rester à cette subjectivité, il faut faire intervenir deux critères : celui du contexte et celui de l’intention. Toute loi s’inscrit dans un contexte, prend sens dans ce contexte. Ce contexte est à la fois historique et culturel. Par exemple, la notion de liens fréquents ne sera pas la même si l’on considère la relation d’un enfant à ses parents ou la relation d’un enfant à ses grands-parents. Pourquoi ? Parce que nous avons un système d’habitudes, de coutumes qui fait que l’enfant est ordinairement davantage élevé par ses parents que par ses grands-parents. Nous considérons qu’il est plus proche de ses parents, affectivement, socialement, culturellement. La notion de liens fréquents est-elle la même si l’on considère la relation que l’enfant a avec sa mère et celle qu’il a avec son père ?
24 – L’interprétation par l’histoire. Quant à l’histoire, elle doit être considérée comme celle de l’évolution législative. Par exemple, la redondance évoquée plus haut, qui parle de « la continuité et de l’effectivité du maintien des liens entre l’enfant et chacun de ses parents », doit se comprendre par rapport à une situation antérieure où le dispositif le plus fréquent était un droit de visite bimensuel. Resituée dans ce contexte, l’insistance sur la continuité s’interprète comme la référence à une fréquence plus grande. Une loi doit se lire aussi comme une référence à une situation antérieure que le législateur qui réforme veut faire évoluer.
25 – L’interprétation par l’intention du législateur. Par cette référence à ce qu’a voulu le législateur, on voit apparaître la nécessité de prendre en compte l’intention pour comprendre le texte de la loi. Pourquoi l’intention du législateur, et non celle du juge ? La loi donne des moyens au juge, pour parvenir à une finalité qu’elle définit, mais elle n’est pas le moyen du juge, elle n’est pas son instrument. C’est pourquoi le juge ne doit pas interpréter la loi en fonction de sa propre intention, en fonction de ce qu’il considère comme le meilleur. En tant qu’il est au service de la loi, il doit se référer à la loi elle-même pour comprendre ce qu’est le meilleur. Et s’il y a nécessité de faire intervenir l’intention, ce doit être celle du législateur.
Comment percer l’intention du législateur ? Tout dépend de la manière dont la loi a été faite et il serait assurément compliqué de traiter cette question à fond. Mais, s’agissant de la réforme du 4 mars 2002 introduisant dans le code civil l’article 373-2, on peut considérer que le ministre ayant proposé cette loi était animé d’une certaine intention, non personnelle certes mais collective. Le débat parlementaire précédant l’adoption de la loi ne peut en lui-même exprimer une intention car il est contradictoire et de nombreuses positions s’y expriment. En revanche, dans ce débat, on peut se référer à la personne qui présente la loi et la justifie. Par exemple, lorsque madame Ségolène Royal, ministre délégué à la famille, dit, au Sénat, le 21 novembre 2001, pour présenter sa réforme du code civil, qu’il s’agit de « parachever la mise en œuvre dans notre droit interne de la convention des droits de l’enfant et de consacrer le droit de tout enfant à être éduqué par ses deux parents », on peut considérer qu’il s’agit là de l’intention du législateur. Cette intention se caractérise par la référence à une communauté d’éducation entre père et mère. Or, l’éducation ne peut se faire que dans une relation fréquente, articulée à l’école de l’enfant, etc. Il en résulte que les liens fréquents dont parle la loi doivent être conçus au moins comme des liens hebdomadaires.
Pour percer l’intention du législateur, on peut aussi se référer aux rapports et aux travaux des commissions qui préludent à l’élaboration d’une loi. Avec un certain degré d’incertitude toutefois puisque la loi n’est nullement tenue de suivre ces travaux. Néanmoins, il se dégage de ces derniers une sorte d’esprit dans lequel baigne l’écriture de la loi. On a fait remarquer plus d’une fois que, s’agissant de la réforme du 4 mars 2002, un mot-clé était apparu, qui indique l’intention principale du législateur : le mot de « coparentalité ». Ce mot désigne la coprésence des parents auprès de l’enfant, telle qu’elle peut et doit être maintenue après séparation. Il va indiscutablement dans le sens d’une fréquentation plus suivie entre l’enfant et le parent chez qui il n’habite pas. Vouloir lire la loi en dehors de son contexte et de l’intention qui lui donne son sérieux est un exercice gratuit et puéril.
26 – La part de l’interprétation. À partir de là, nous parvenons à une autre exégèse juridique. L’herméneutique, à savoir ce courant philosophique ayant travaillé ces deux derniers siècles sur la compréhension, rend tout à fait impossible de s’en tenir à une telle conception positiviste de l’exégèse. On ne peut donner au texte de loi un statut qui fasse de lui une telle exception par rapport à celui de tous les autres textes. On songera, notamment, à l’effort fourni par certains esprits religieux pour sortir d’une lecture littérale du texte révélé et pour entrer dans le jeu de l’interprétation. Il est évident que, si forts en soient les motifs politiques, on ne peut récuser, en matière juridique, cette part d’interprétation inhérente à toute lecture d’un texte.
27 – Herméneutique et exégèse juridique. Mais, comme l’interprétation peut avoir, en droit, des conséquences sérieuses, il est important qu’elle puisse bénéficier des ressources de l’herméneutique et il serait proprement inadmissible qu’elle soit laissée à une boite noire aussi imprévisible qu’un pouvoir discrétionnaire ou qu’une décision souveraine. C’est un champ de recherche immense dont on peut seulement ici donner une esquisse provisoire. Mentionnons les grandes exigences que l’on doit avoir à l’égard de l’exégèse juridique.
28 – Le sens d’une loi. La première est une exigence de sens. La lecture de la loi est confrontée à la nécessité de donner à celle-ci un sens cohérent, qui au moins exclut son application absurde. La phénoménologie nous a appris que le sens est toujours construit par l’intentionnalité, et il est en rapport avec un contexte. Cette rencontre, constitutive de toute situation, entre un contexte et de l’intention, est le lieu où peut émerger le sens d’une loi. Expliquer un texte de loi, sous peine d’être un vain exercice, doit aboutir à comprendre le sens d’une loi.
29 – Suspendre les préjugés. La deuxième exigence qu’on doit garder, c’est que la lecture d’une loi, comme de tout autre texte, ne soit pas amoindrie, et presque annulée par deux sortes d’a priori. La première sorte sont les préjugés, par exemple les préjugés sur la famille qu’on peut projeter sur le code civil. La loi telle qu’elle est rédigée ne rentre pas forcément dans les préjugés des uns ou des autres. Elle exige une suspension des préjugés.
30 – Ne pas exagérer la cohérence. Quant à la deuxième sorte d’a priori, elle est constituée par le désir d’établir une cohérence un peu forcée entre un paragraphe et un autre, un article et un autre. Dans le contexte d’une législation qui réforme un code, on doit admettre qu’il peut exister une certaine tension entre un article réformé et un qui ne l’est pas. Il faut prendre la loi nouvelle en tant que telle et non pas la renvoyer à l’esprit ancien du code.
31 – Le sens de la réalité. La troisième exigence exégétique qu’on doit avoir est qu’au-delà des mots de la loi, on conserve le sens de la réalité humaine sur quoi porte cette loi. C’est un acquis de l’herméneutique philosophique, grâce à Heidegger notamment, que de considérer qu’une interprétation n’est rendue possible que par une ouverture préalable à la chose même, par une disposition d’accueil à l’égard de ce dont il est question. Une sorte de pré-connaissance du monde, d’entente originaire est nécessaire pour comprendre. L’une des difficultés sera, assurément, de ne pas confondre l’ouverture à la réalité humaine et le préjugé. L’un n’a rien à voir avec l’autre. Par exemple, ce n’est pas nourrir quelque préjugé que ce soit sur la famille que d’avoir un certain sens de la vie conjugale ou un sens de la paternité, de la maternité, bref un sens du lien charnel si l’on veut pouvoir comprendre une loi disposant en matière familiale.
32 – Le sens du symbolique. On peut se demander enfin, à la lumière de ce que l’herméneutique doit à la psychanalyse, s’il n’y aurait pas lieu de préciser une quatrième exigence, celle d’avoir une certaine notion des contenus inconscients qu’une loi mobilise. Cet inconscient est constitué par les structures de l’ordre symbolique. Par exemple, la peine est porteuse d’une symbolique inconsciente, la transmission et la dévolution aussi. Cette symbolique ne peut être dite explicitement dans le texte de la loi, mais ce texte ne manque jamais d’avoir certaines résonances en elle. On peut se demander si la compréhension de la loi ne requiert pas une compréhension de cet inconscient.
33 – Synthèse : de la décision. L’exégèse juridique ne peut donc manquer d’être un travail subtil, mais nullement enfoui, nullement plongé dans le noir d’une décision intime, d’une conviction non clarifiée. La pensée ne peut se résoudre à laisser la décision, ce noyau dur du pouvoir, à l’obscurité d’une intériorité subjective, ni même à la pénombre d’un collège interne à un corps professionnel. Elle ne peut que s’opposer vigoureusement à toute référence à un quelconque pouvoir discrétionnaire, à une inadmissible décision souveraine, qui n’est pas compatible avec la faillibilité des hommes. En faisant porter sur la décision l’enjeu majeur de la question politique, on s’oblige à élucider le jugement qui la produit. Or ce jugement, qui doit être réfléchi, et réfléchi ensemble, peut trouver dans l’herméneutique philosophique les outils conceptuels lui permettant de se réfléchir.
34 – Récapitulatif. À la lumière des exemples pris au cours de cette analyse, nous pouvons d’ores et déjà voir que la fonction du juge est d’opérer le règlement des contentieux familiaux en admettant l’exercice de l’autorité parentale par les deux parents et en organisant des modalités telles que l’enfant puisse continuer à cohabiter avec chacun de ses parents, entendu que les sentiments qu’il exprime pourront être corrigés par le règlement du conflit. Remis en son contexte et dans son histoire, et rapporté aux intentions du législateur, l’article réformé du code civil oblige les juges à sortir des dispositifs traditionnels qui fixent la résidence habituelle de l’enfant chez un parent et accordent des droits de visite à l’autre. Il oblige d’établir des relations beaucoup plus fréquentes entre l’enfant et ses parents afin d’inscrire celui-ci dans une communauté d’éducation coparentale. S’inscrivant en faux contre les préjugés judiciaires les plus courants, le sens de l’article 373-2 est de construire symboliquement la coparentalité, de l’organiser quotidiennement et de reconnaître que la nature du lien charnel entre l’enfant et ses deux parents ne peut pas s’accommoder de longues périodes de séparation.
III – L’intérêt de l’enfant
35 – Maintien des liens et intérêt de l’enfant. Peut-être pourrions-nous à présent revenir, après ces éclaircissements méthodologiques et théoriques, sur l’un des problèmes que nous avons laissés en suspens. Dans le cas, délicat mais très fréquent, où le juge doit, faute d’accord entre les parents, se prononcer afin de régler les problèmes qui lui sont soumis, comment doit-il utiliser les moyens que la loi met à sa disposition ? L’objectif qu’il doit viser est le maintien des liens. Mais il doit aussi œuvrer en référence à un principe supérieur : celui de l’intérêt de l’enfant. Parmi toutes les expressions ambiguës du code civil, celle-ci est particulièrement épineuse. Elle ne peut recevoir de contenu que par un travail sérieux d’interprétation du texte de loi. C’est à ce travail que nous allons procéder avec, à l’horizon, cette question : l’intérêt de l’enfant doit-il nous amener à revenir sur ce qu’on vient de poser, ou du moins à le relativiser ?
36 – Évanescence du droit. L’interprétation de ce qu’il faut entendre par « intérêt de l’enfant » est évidemment au cœur de la lecture qu’on peut avoir de plusieurs articles importants du code civil, et elle détermine nombre de jugements. L’intérêt de l’enfant est une notion-cadre puisqu’elle dessine la sphère de compétence du juge aux affaires familiales. Elle est une notion-clé, puisqu’elle est le critère ultime auquel il convient de se référer pour régler les difficultés familiales. Mais, dans le même temps, et voilà le paradoxe, elle est une notion floue, incantatoire, à contenu variable, « insaisissable, fuyante, changeante », disait Jean Carbonnier. Avant 1975, elle était une notion principalement judiciaire dont les juges se servent depuis le dix-neuvième siècle. C’est la réforme du divorce de 1975 qui lui donne un rôle juridique important, et qui ne cesse de grandir, ce qui indique les progrès d’une législation pédocentrique mais aussi une certaine évanescence du droit familial récent, qui favorise les conflits et accroît la part discrétionnaire des jugements. C’est sur l’intérêt de l’enfant, assurément, que doit se concentrer l’effort exégétique qui concerne ce droit, et l’usage des méthodes herméneutiques.
37 – Pouvoir judiciaire inhérent à cette évanescence. Remarquons, du moins selon une première hypothèse, que c’est cette notion qui donne au juge l’essentiel de son pouvoir discrétionnaire en matière familiale, puisqu’il lui revient d’apprécier cet intérêt au cas par cas, et il peut même s’y référer pour pallier ce que la loi ne dit pas, ou, plus important encore, pour aller contre la loi, pour la suspendre. Parce qu’elle est susceptible d’ouvrir des exceptions à la loi, on pourrait penser que cette notion est extérieure à loi, ou au moins en tout cas que la loi ne la définit pas. L’intérêt de l’enfant serait l’outil par quoi le judiciaire assure une sorte de primauté sur le juridique, primauté prévue par le juridique lui-même.
38 – Resituer le judiciaire dans le politique. Cette vision des choses est répandue mais nous allons la critiquer. Ce qui nous conduit à ne pas l’accepter, ce sont des considérations politiques générales, qui dépassent largement le sujet particulier qu’on traite ici. Il nous semble, en effet, que cette idée d’un intérêt de l’enfant qui serait laissé à l’appréciation souveraine d’un juge n’est compatible ni avec ce que doit être un état de droit ni avec le régime démocratique qui est le nôtre, et qui est appelé à le devenir davantage, notamment en réformant son système judiciaire. L’idée même qu’on se fait du pouvoir dans une démocratie est incompatible avec cette subsistance, au cœur de la décision, d’un noyau irréfléchi, autocratique, et qui est précisément ce qu’on appelle le pouvoir discrétionnaire du juge.
39 – L’intérêt de l’enfant dans la loi et le droit. Les conséquences exégétiques de ce refus politique d’un pouvoir souverain d’appréciation conduisent à penser que l’intérêt de l’enfant est défini non pas hors la loi ou indépendamment de la loi, mais par la loi : par la loi, certes, pour une part, mais aussi par certains principes supérieurs qui produisent et légitiment la loi. Pour autant que la loi, en effet, ne le définit pas complètement, l’intérêt de l’enfant se laisse déterminer non par une décision obscure mais par des normes juridiques supérieures.
40 – L’intérêt de l’enfant en tant que personne. Toutefois, avant de chercher dans la loi d’une part et dans les principes juridiques d’autre part, le contenu qu’on peut donner à l’intérêt de l’enfant, faisons intervenir une considération d’ordre éthique. On doit admettre que la loi, au-delà de son contenu, possède une certaine dignité éthique qui doit la conduire à prendre en considération les personnes. D’où l’on peut tirer une certaine conséquence quant à la temporalité qui est la sienne. L’expression « l’intérêt de l’enfant » peut se comprendre en deux sens. Soit elle désigne l’intérêt de l’enfant en tant qu’enfant. Soit elle désigne l’intérêt de cette personne qu’est l’enfant, c’est-à-dire aussi l’intérêt de l’adulte que cet enfant deviendra. Il est assez sombre mais réaliste de constater que souvent les juges ont tendance, sans le dire, sans bien non plus l’avoir réalisé, à se ranger à la première interprétation. Pris dans l’urgence, et aussi faute d’une certaine hauteur de vue, ils ont tendance à considérer que lorsque l’enfant sera majeur, ils seront débarrassés du dossier et que cela ne les regardera plus. Cette idée va dans le sens de la facilité, dans celui du désintérêt pour les personnes aussi, mais elle ne peut engager la loi et l’interprétation qu’on en donne. La dignité de la loi exige qu’on considère l’intérêt de l’enfant en tant que personne et non l’intérêt de l’enfant en tant qu’enfant.
41 – L’articulation de la minorité et de la majorité de l’enfant. Si les moyens dont dispose le juge ne peuvent être mis en œuvre, certes, que durant la minorité de l’enfant, l’objectif à quoi ces moyens visent dépassent largement cette minorité. En effet, notre interprétation est que la loi se place dans une temporalité longue, comme, espérons-le, il lui sied. Elle ne vise pas à maintenir le double lien seulement durant la minorité de l’enfant, mais à le maintenir durant toute la suite de la vie. La loi propose un règlement pour le mineur mais qui puisse déterminer favorablement l’avenir des relations familiales même lorsque l’enfant aura grandi. En travaillant sur l’enfance, il s’agit, comme dans tout travail éducatif, de préparer la vie future.
42 – Des règlements pédagogiques. Il en résulte une certaine approche dans le type de règlement que le juge doit construire, à savoir que les solutions mises en place dans l’enfance doivent préserver le lien avec chaque parent non seulement dans l’enfance mais aussi plus tard. C’est de cette manière qu’il faut interpréter la nécessité de prendre en considération les sentiments de l’enfant. En tant que l’intérêt de l’enfant est principalement d’être éduqué, les solutions proposées ne peuvent se borner à prendre acte des désirs de l’enfant : elles doivent corriger les positions partisanes qui sont l’effet du conflit. Les solutions doivent avoir une dimension pédagogique. Elles doivent produire des habitudes. Si bien que plus l’on veut travailler sur le temps long, plus on doit installer des périodicités courtes dans la fréquentation entre l’enfant et ses parents. Temps long, courtes périodes.
43 – Primauté jurisprudentielle de la stabilité. Que la loi positive donne déjà un contenu à l’intérêt de l’enfant ne fait aucun doute. L’on pourrait même dire que ce contenu se trouve surtout dans les réformes récentes, comme si celles-ci s’étaient données pour tâche de corriger une jurisprudence traditionnelle. Cette dernière, en effet, a eu tendance à interpréter cet intérêt dans le sens d’une stabilité dans les conditions de vie de l’enfant. Cette interprétation repose sur une confusion entre stabilité et pérennité. Une situation n’est pas d’autant plus durable qu’elle est plus stable, la durée exigeant souvent une certaine forme de dynamique. De cette confusion il résultait la nécessité de désigner un parent principal (parent gardien) et l’exigence de continuité visant à maintenir la situation en place (immobilisme et statu quo). Une telle interprétation se heurte au moins à deux incohérences. La première est que le règlement judiciaire des conflits est peu crédible si d’un côté il organise la séparation parentale qui bouleverse la vie des enfants et, de l’autre, prétend défendre la stabilité de leur vie. La deuxième est que, à partir du moment où un droit de visite et d’hébergement est mis en place, il y a forcément un va-et-vient des enfants, qui est source d’instabilité, de mouvement.
44 – Correction de la jurisprudence par la loi. Désormais la jurisprudence qui définit l’intérêt de l’enfant prioritairement par la stabilité est passéiste. La jurisprudence est dans l’histoire, surtout lorsqu’il s’agit d’une notion aussi fluctuante et changeante que l’intérêt de l’enfant. Les évolutions législatives sont venues considérablement infléchir le contenu de cette notion, et ces lois priment sur la jurisprudence antérieure.
45 – L’obligation de maintenir la coparentalité. Après la réforme de 1993, on a pu écrire, selon une phrase que cite Laurence Gareil : « la législation nouvelle précise désormais où se situe l’intérêt de l’enfant », et cette juriste de poursuivre : « L’intérêt de l’enfant est par principe dans le maintien de la fratrie et, si des mesures d’assistance éducative doivent être prises, cet intérêt est dans le maintien de l’enfant dans son milieu d’origine. De même, cet intérêt se trouve dans le maintien des relations personnelles avec les grands-parents. »
Depuis la réforme de l’autorité parentale de 2002 au moins, l’intérêt de l’enfant se définit prioritairement par son besoin d’entretenir des relations aussi continues que possible avec ses deux parents. C’est même ce désir de maintenir la coparentalité dans l’intérêt de l’enfant qui a été à l’origine de cette réforme. Pour preuve la manière dont cette loi désavoue une jurisprudence antérieure qui déclarait la résidence alternée contraire à l’intérêt de l’enfant : désormais ce mode d’habitation est considéré comme parfaitement conforme à l’intérêt de l’enfant.
46 – L’intérêt de l’enfant indisponible à l’appréciation judiciaire. S’il est vrai que la loi positive donne un contenu assez précis, sur lequel nous allons revenir, à l’intérêt de l’enfant, il résulte qu’aucun magistrat n’est fondé à opposer cet intérêt qu’il apprécierait subjectivement à la nouvelle législation en vigueur car il y a cohérence de l’un et de l’autre. Autrement dit, dans cette perspective, l’intérêt de l’enfant ne relève plus du pouvoir discrétionnaire du juge et, de ce fait, ce pouvoir n’a plus de fonction particulière. La fonction du juge est de faire prévaloir dans la procédure le contenu que la loi donne à l’intérêt de l’enfant.
47 – Deux écueils : l’abstraction et le positivisme. Cependant, c’est à juste titre que nous ressentons qu’il subsiste au moins deux difficultés. La première est qu’une telle conception de l’intérêt de l’enfant demeure abstraite. La seconde est qu’elle semble soumettre la définition de cet intérêt à la loi positive, ce qui n’est pas sans danger si l’on considère que celle-ci peut céder à des modes, aux pressions des circonstances et de la société. Pour sortir de ces deux difficultés, il nous faut donc entamer deux démarches inverses : l’une doit être la recherche d’un contenu plus concret que de simples principes généraux, l’autre doit traiter ces principes comme n’étant pas encore suffisamment généraux et devant donc être légitimés par d’autres. Commençons par la deuxième démarche.
48 – Sagesse supérieure des juges ou du droit ? Que l’intérêt de l’enfant ait d’abord été une notion judiciaire garde tout son sens. Ce sens est que les lois positives sont complexes, souvent commandées par plusieurs soucis, qui peuvent être contradictoires. Il faudrait donc une sorte de point de vue de surplomb, une sagesse supérieure afin que, quoi qu’il en soit des plaidoiries des uns et des autres et de la subtilité des équilibres à trouver entre les intérêts contraires, l’intérêt de l’enfant, lui, soit au moins préservé : il est défini comme un intérêt supérieur. La seule difficulté dans cette conception, judiciaire plus que juridique, est précisément qu’elle soit judiciaire. Est-ce à quelqu’un, en l’occurrence au juge, à prendre la posture de cette sagesse supérieure ? Nous concevons bien volontiers cette nécessité de transcendance qui nous conduit à chercher une sorte de contrôle de la loi positive sur des points qui nous semblent importants. Mais c’est dégrader cette nécessité que de l’incarner dans la subjectivité d’un homme ou d’un collège. Cette sagesse supérieure, ce contrôle des lois positives, c’est le droit lui-même qui l’est, sinon il n’est rien ! Le droit dans ses principes fondamentaux, naturels et rationnels.
49 – La juste place du judiciaire. Instituer le juge en gardien de l’intérêt de l’enfant et lui donner ce pouvoir discrétionnaire exorbitant est une profonde négation du droit. C’est mettre la subjectivité d’un homme ou d’un groupe à la place des principes. Les lois positives sont déjà des normes supérieures aux conceptions subjectives des personnes. Les mettre sous le contrôle de certains hommes, c’est les nier. Elles ne peuvent être soumises qu’à des principes plus fondamentaux. La conception judiciaire de l’intérêt de l’enfant brouille considérablement l’édifice du droit. Elle empêche le juge de trouver sa juste place en lui laissant croire qu’il serait le gardien de la pertinence des lois en chaque cas particulier, alors que la fonction du juge est de mettre en œuvre les lois en organisant la procédure.
50 – Principes juridiques et droit international. Les principes supérieurs du droit peuvent être l’objet d’une spéculation sans fin dans laquelle nous n’allons pas rentrer ici. En revanche, il est bien connu que le droit supranational a fait, depuis des décennies, un effort pour les formuler et que c’est dans celui-ci qu’il faut chercher le contenu le mieux garanti qu’il convient de donner à l’intérêt de l’enfant.
La Déclaration universelle des droits de l’homme pose, en l’article 16-1, 3, que « la famille est l’élément naturel et fondamental de la société et a droit à la protection de la société et de l’État ». Les États qui souscrivent à cette déclaration doivent donc, par le biais de leurs institutions, protéger activement les liens familiaux, et notamment ceux qui existent entre des enfants et des parents.
La Convention internationale des droits de l’enfant, qui vient compléter celle des droits de l’homme, pose que tout enfant a droit à être élevé par ses deux parents et que, en cas de séparation, l’enfant a le droit d’entretenir régulièrement des relations personnelles et des contacts directs avec ses deux parents (articles 7-1, 9-3 et 10-2).
La Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne pose, article 24, que « tout enfant a le droit d’entretenir régulièrement des relations personnelles et des contacts directs avec ses deux parents ».
51 – Autorité juridique. On comprend donc que la législation française, d’un point de vue architectonique, découle de ces principes. C’est d’ailleurs ce qui donne une grande force de loi aux articles ayant réformé la dévolution de l’autorité parentale : ils n’ont peut-être pas, aux yeux de certains, l’autorité qui vient de l’ancienneté mais ils ont indiscutablement celle qui vient de la conformité avec des principes sur lesquels le droit se fonde.
52 – Les deux piliers du pouvoir discrétionnaire. Il faut, à présent, aborder l’autre difficulté que nous avions soulevée : celle du caractère abstrait que prend le contenu de l’intérêt de l’enfant. Remonter de la positivité du code civil aux principes juridiques supranationaux n’a fait qu’accentuer cette abstraction. Or la conception judiciaire du pouvoir discrétionnaire repose sur deux piliers. Le premier est celui de la sagesse supérieure du juge : nous venons de le desceller théoriquement. Le deuxième est l’appel au concret. Cet appel est une revendication pragmatique qui consiste à demander au juge de savoir prendre ses distances par rapport aux abstractions de la loi pour trouver, au cas par cas, des solutions concrètes, ce qu’on appelle des dispositifs.
53 – Pragmatisme judiciaire et exégèse juridique. Cette revendication pragmatique repose sur une distinction grossière entre le niveau général de la loi et la singularité des cas. Entre les deux, il existe évidemment un fossé mais il s’agit moins d’opposer les deux que de les articuler. À l’inverse du pragmatisme judiciaire, nous soutiendrons que le rôle du juge n’est pas d’ouvrir des exceptions à la loi générale pour mieux traiter les cas mais de chercher dans la loi elle-même les solutions concrètes qu’elle appelle.
54 – Légalité de principe, légalité d’exception. L’interprétation que nous proposons ici consiste à dire qu’il y a dans le code civil d’une part des lois qui donnent l’orientation générale que doit suivre le règlement judiciaire et, d’autre part, des lois qui rendent possibles d’autres types de règlement lorsque les orientations générales se révèlent inaptes à produire une solution. Par exemple, en ce qui concerne l’autorité parentale après séparation des parents, la loi générale est l’exercice en commun (article 373-2), mais la loi prévoit néanmoins la possibilité d’un exercice unilatéral (article 373-2-1) lorsque l’intérêt de l’enfant le commande. De même que la règle générale est que le parent chez qui l’enfant n’habite pas ait un droit d’hébergement mais il est parfaitement légal de suspendre ce droit d’hébergement si l’on peut invoquer des motifs graves. Eh bien, ces deux sortes de loi doivent être très clairement distinguées. Elles se mêlent dans la succession des articles et le pragmatisme judiciaire leur confère une sorte d’homogénéité. Or cette homogénéité est trompeuse et dangereuse. Il existe une légalité de principe, et il existe une légalité d’exception. L’exception est donc bien prévue par la loi, légale donc, mais elle est tout de même une exception à la loi générale, à la légalité de principe.
55 – Pratiques et paresse : le renoncement au meilleur. Aux yeux du pragmatisme judiciaire, toutes les lois sont également bonnes à utiliser, l’important étant de traiter le cas, et non pas forcément de le traiter en fonction des principes formulés par la loi générale. Cet état d’esprit, qui relève d’une certaine paresse, d’un renoncement au meilleur au profit du plus facile caractérise le plus souvent les pratiques judiciaires. Le pragmatisme judiciaire n’est que la justification de ces pratiques.
56 – La conception judiciaire de l’intérêt de l’enfant. La question est alors de savoir si l’intérêt de l’enfant est défini par la légalité de principe ou par la légalité d’exception. Soutenir la deuxième solution est la signification véritable de cet appel au concret, de cette revendication pragmatique que nous appellerons une conception judiciaire de l’intérêt de l’enfant car elle donne au juge le pouvoir de passer à sa guise de la loi générale à la loi d’exception. C’est sur cette guise judiciaire que repose ce qu’on appelle le pouvoir souverain des juges du fond, c’est-à-dire le pouvoir discrétionnaire par lequel la subjectivité du juge détermine, en fonction de l’idée qu’il se fait de l’intérêt de l’enfant, s’il applique la loi générale ou s’il applique la loi d’exception. Cette revendication pragmatique constitue donc bien le deuxième pilier sur quoi repose la conception judiciaire de l’intérêt de l’enfant.
57 – Double posture judiciaire. Remarquons, au passage, comment ces deux piliers, ces deux justifications de la conception judiciaire de l’intérêt de l’enfant se complètent mutuellement. L’un dessine la figure d’un juge sage, d’un homme d’équité doté d’une vue le rendant capable de tempérer s’il le faut l’application mécanique de la loi. L’autre dessine celle d’un juge réaliste, concret, connaisseur des imperfections, des vices et des maux de l’homme. Par cette double posture, le juge est à la fois au-dessus de la loi positive, pouvant en pénétrer l’esprit plus que la lettre, et au-dessous, pouvant comprendre que la loi ne peut pas toujours s’appliquer à cause de l’urgence des situations et de la mauvaise volonté des hommes.
Selon notre perspective, cette double posture relève de la mythologie. Elle se nourrit du fait qu’on ne prend pas assez soin d’interpréter correctement la loi. Nous avons montré que la première posture, celle de la sagesse supérieure, confère abusivement au judiciaire une fonction qui doit être celle du droit. Nous allons montrer que la deuxième posture, celle du réalisme, est la justification indue d’un renoncement, et finalement l’expression d’une mauvaise volonté judiciaire puisqu’elle renonce, à l’intérieur de la légalité, à la mise en œuvre de la loi générale, du principe, et lui substitue une loi d’exception beaucoup plus expéditive.
58 – Unité du contenu à donner à l’intérêt de l’enfant. L’intérêt de l’enfant, dans le texte de la loi, est mentionné soit à l’appui de la légalité de principe, soit à l’appui de la légalité d’exception. On peut donc se demander si les deux fois l’intérêt de l’enfant a le même contenu. Dans le deuxième cas, l’intérêt de l’enfant est d’être protégé contre ce qui peut être identifié comme « motifs graves », entendu que ceux-là doivent constituer un danger pour l’enfant. On peut donc considérer qu’appartient au contenu de l’intérêt de l’enfant le droit d’être protégé, notamment en sa sécurité, sa santé et en sa moralité. Le danger constitutif du motif grave est la démission du parent devant les obligations que lui confère l’autorité parentale telle que la définit l’article 371-1.
Mais appartient également à ce même contenu les modes de vie définis par la légalité de principe. Régler une situation familiale en protégeant l’enfant mais sans prendre soin de référer sa vie aux principes que la loi définit comme étant de son intérêt, ce n’est même pas le protéger mais c’est le mettre en danger d’être exclu d’une vie normale, digne, équilibrée, reposant sur « le respect dû à sa personne » (article 371-1). Lorsque le règlement judiciaire ne permet pas à un parent d’assurer l’éducation de l’enfant et de favoriser son développement, ainsi que l’y oblige l’article 371-1, il met gravement en danger l’enfant autant que le ferait le comportement inadéquat d’un parent.
Autrement dit, l’intérêt de l’enfant n’a pas deux contenus distincts, mais un seul et même qui peut s’exprimer soit en terme de protection, soit en terme de finalité.
59 – L’intérêt de l’enfant doit être apprécié d’une manière dynamique et pédagogique. Du point de vue de la méthode, il faut reconnaître que ces difficultés disparaissent si l’on aborde les choses d’une manière dynamique. L’enfant est une personne à éduquer, et toute éducation est un chemin, une pédagogie. Le contenu protecteur indique les directions où l’enfant ne doit pas aller. Mais savoir où l’on ne doit pas aller n’indique pas où l’on doit aller. En revanche, connaître le but définit du même coup les faux chemins, les apories.
La méthode posée, il faut en limiter immédiatement le champ d’application. Ce n’est pas à la loi de définir les finalités de l’éducation : c’est le rôle des parents. La loi doit, en revanche, permettre à chaque parent de pouvoir le faire. Lorsqu’on dit de la réforme de l’autorité parentale qu’elle s’est voulue pédagogique, cela ne signifie pas qu’elle soit toute la pédagogie. On veut dire par là que la loi rend la pédagogie parentale possible, elle en garantit les conditions préalables et nécessaires. La finalité que la loi définit comme contenu de l’intérêt de l’enfant, c’est celle de permettre à chaque parent d’avoir une fonction éducative.
Si l’on conjugue cette méthode dynamique et cette précaution restrictive, il apparaît que l’intérêt de l’enfant n’a nul besoin d’être laissé à l’appréciation subjective. S’il y a danger et motifs graves, il faut protéger l’enfant et faire disparaître le danger par des interventions éducatives à la suite desquelles une coparentalité pleine et entière, qui est dans l’intérêt de l’enfant, pourra être restaurée. Il ne s’agit donc pas de se perdre à définir ce qu’est un motif grave mais de se donner les moyens de le dissiper et de le dépasser. Il ne s’agit pas de savoir si la coparentalité est possible : il s’agit de la rendre possible. La protection n’est de l’intérêt de l’enfant qu’en tant qu’elle n’est qu’un moment d’un processus, en tant qu’elle ouvre sur la recherche de la finalité réelle, sur la recherche du meilleur.
60 – D’une statique judiciaire à une dynamique judiciaire. On passe alors d’une conception où le judiciaire tranche, décide à une autre où il met en mouvement, dénoue, fait évoluer, fait grandir. C’est dans la première conception, qu’on peut dire statique et raide, que le juge peut faire prévaloir son pouvoir d’appréciation souveraine. On s’imagine qu’il peut trancher sur ce qu’est l’intérêt de l’enfant alors que la question est de savoir ce que vise cet intérêt, c’est-à-dire vers quoi il force chacun d’aller (enfant, parents, juges).
Selon une telle interprétation de la loi, rien n’est plus contraire à l’intérêt de l’enfant que les situations qui se figent, qui s’arrêtent comme si tout était tranché. La stabilité, souvent invoquée pour définir l’intérêt de l’enfant, en est en fait, souvent, le pire obstacle. Les jugements nuisent à l’enfant chaque fois qu’ils pensent devoir défendre ou confirmer des situations en place. Le juge n’a nul besoin qu’on lui confère un pouvoir discrétionnaire : il a surtout besoin qu’on lui adjoigne des auxiliaires pour se faire aider dans un travail qui consiste principalement à organiser une procédure dans le temps et à faire évoluer par elle une situation familiale dans le sens d’un mieux être de l’enfant.
61 – Synthèse : des dispositifs aux processus. L’intérêt de l’enfant ne justifie aucune appréciation souveraine du juge. Il reçoit son contenu de la loi même dès lors qu’on l’interprète dynamiquement. La conception juridique de l’intérêt de l’enfant a besoin de s’appuyer, en amont, sur des principes généraux de droit qui lui donnent autorité et, en aval, sur des juges exécutants qui acceptent d’être au service de l’enfant en mettant en œuvre des moyens pour parvenir à dépasser les situations de danger et à atteindre les finalités fixées par la loi. Une procédure n’a pas vocation à mettre en place des dispositifs : elle a à engager des processus. Remplacer l’idée de dispositif par celle de processus est la conséquence pratique d’une bonne lecture de la loi en cette matière.
IV – L’habitation de l’enfant
62 – L’habitation de l’enfant au centre du contentieux. Ce que nous venons de mettre en place, nous allons l’illustrer sur le problème crucial et épineux de la résidence de l’enfant, entendu qu’à travers la question de la résidence, c’est le problème de la présence des parents auprès de l’enfant qui est posé, et donc du rôle affectif et éducatif de chacun. C’est pourquoi la question de la résidence n’en est pas une parmi d’autres mais est la question-clé par quoi l’autorité parentale devient réelle ou reste théorique. À travers les métamorphoses de cette question (garde, puis résidence habituelle et, à présent, résidence alternée), c’est le choix de l’habitation de l’enfant qui nourrit le contentieux familial, définit les oppositions, structure le champ politique et juridique en la matière.
63 – Juristes et juges divisés. C’est tellement une pomme de discorde que les travaux juridiques ont du mal à étudier cette question sans prendre eux-mêmes un parti en fonction duquel sont lues les évolutions récentes du code civil ainsi que le contenu qu’on donne à l’intérêt de l’enfant. Si les juristes sont en désaccord, on voudra bien croire que les juges le soient aussi, ce qui introduit indiscutablement une part importante d’arbitraire dans les jugements et les arrêts.
64 – La position réactionnaire. Parmi les travaux récents, sérieux et éclairants, on trouvera dans l’ouvrage de Laurence Gareil, intitulé L’exercice de l’autorité parentale, une lecture critique des réformes de l’autorité parentale et de l’ouverture de la loi à la résidence alternée. Aux yeux de cette juriste, il s’agit d’une dérive nourrie par la volonté d’étendre à toutes les familles le modèle de la famille où l’autorité parentale est conjointe : d’abord à la famille naturelle, puis à la famille dont les parents vivent séparément. Pour elle, cette dérive a une origine sociale : la pression des pères qui souffrent et parviennent à faire modifier une saine conception de l’intérêt de l’enfant. La réforme de mars 2002 représente une forme de jusqu’au-boutisme. Madame Gareil voit bien qu’est aussi à l’œuvre un moteur interne au droit : l’égalisation des sexes qui ouvre sur l’égalité parentale. Mais, sans oser réfuter ce principe juridique en tant que tel, elle en réfute toutes les conséquences au nom d’un principe de réalité : l’autorité parentale conjointe est rarement possible après le divorce. « Quand on réfléchit aux conséquences, écrit-elle, en cas de mésentente, de l’utilisation du système d’exercice en commun de l’autorité parentale, on ne peut que frémir. » Voilà donc une juriste qui ne croit pas au droit et à sa capacité à informer le réel. Il en résulte, chez elle, une conception du droit comme outil de discrimination, moyen d’assurer par la contrainte la paix dans les familles séparées. Cette conception repose donc sur une conception autoritaire et antidémocratique du droit et ouvre aussi sur une perspective réactionnaire : revenir assez largement à une autorité parentale unilatérale après divorce. Cette position juridique cohérente et bien exprimée ne peut pas manquer d’être celle d’un certain nombre de magistrats qui rendent aujourd’hui des jugements et des arrêts.
65 – En finir avec l’autorité parentale conjointe ? Il faut rendre justice au travail de madame Gareil, qui est un beau travail tant par sa cohérence que par sa qualité technique et universitaire. De plus, il n’est guère possible de récuser les problèmes qu’elle soulève et dont le nœud peut s’exprimer ainsi : si l’on garde comme référence et comme modèle l’autorité parentale conjointe, comment faire en cas de divorce ?
Marie-Laure Delfosse-Cicile, dans son ouvrage intitulé Le lien parental, a le mérite d’imaginer, à partir du même constat, des solutions novatrices. Elle concède qu’il est chimérique de vouloir maintenir l’autorité parentale conjointe après la séparation des parents. Mais ce n’est pas pour revenir au système d’une autorité parentale exclusive pour l’un des deux parents. Elle propose de construire juridiquement l’exercice bilatéral de l’autorité parentale.
66 – Inefficacité de la loi et persistance des pratiques. Sa lecture de la situation juridique est orientée par un projet de réforme. Pour écarter définitivement les solutions qui consistent à évincer plus ou moins l’un de deux parents de la vie de l’enfant, on a voulu généraliser l’autorité parentale conjointe, même après divorce. Si bien qu’on en est venu à assimiler les parents désunis aux parents unis et à attendre que le couple conjugal dissous demeure un couple parental. Mais la difficulté est que ce couple parental qui exerçait en commun l’autorité sur les enfants résiste mal à un conflit conjugal sévère. Ce qui en résulte, dans les faits, c’est que, lorsque cette nécessité de s’accorder que la loi attend d’eux ne peut être remplie par les ex-conjoints, l’un des deux parents se trouve comme avant écarté. « On est donc conduit à déplorer, écrit M.-L. Delfosse, la persistance de cas d’exercice unilatéral de l’autorité parentale tant lorsque que les parents ne peuvent être un couple parental que lorsque les parents s’accordent pour ne pas être un couple parental. » Dans les faits, on constate bien souvent que l’exercice théoriquement conjoint de l’autorité parentale revient à une sorte d’exercice unilatéral dont serait investi le parent chez qui les enfants résident : « En pratique, cependant, l’absence de communauté de vie avec l’enfant réduit considérablement les prérogatives du parent “non-résidant” de sorte qu’un parallèle peut être effectué avec la situation du parent n’ayant pas l’exercice de l’autorité. » Ce qui revient finalement à dire que dans de nombreuses situations l’attribution conjointe de l’autorité parentale après divorce ne change rien à la situation antérieure et que de nombreux jugements consistent encore à écarter un des parents. Et la question se pose alors de savoir ce que l’on veut vraiment.
67 – Vers une nouvelle réforme ? La juriste propose de sortir carrément du système de l’autorité parentale conjointe, ce qui, selon elle, n’aurait pas tellement de conséquences dans la vie pratique, mais modifierait grandement l’approche des situations de crise. L’autorité parentale étant bilatérale, le problème de sa dévolution après séparation ne se poserait même plus, et il ne serait plus demandé aux parents de s’entendre. La question qu’on peut se poser est de savoir si ce n’est pas l’existence même de l’enfant, son unité, qui continuerait à exiger une certaine forme d’entente, même si la loi ne le demandait plus.
68 – Les modalités d’exercice de l’autorité parentale par les père et mère n’exigent pas l’entente parentale. Le point commun entre ces deux approches juridiques, c’est qu’elles sont orientées par des projets de réforme ou de contre-réforme, qu’elles constituent une critique de la loi actuelle. Or on pourrait prendre un autre parti, qui serait de bien vouloir lire la loi telle qu’elle existe, selon l’exégèse et les perspectives ouvertes ci-dessus, afin d’en réformer la mise en œuvre. Qu’apparaît-il alors ? Notons d’abord que l’article 373-2 du code civil, fruit de la réforme du 4 mars 2002, ne parle pas explicitement d’autorité parentale conjointe dans les familles séparées, ni même d’exercice en commun comme le faisait l’ancien article 287. L’exercice en commun est posé à l’article 372, lorsqu’il n’est pas encore question de la séparation parentale. L’article 373-2 évoque seulement la possibilité de confier l’exercice de cette autorité à l’un des parents, dans des cas exceptionnels, ce qui revient à dire que la règle est de ne pas poser la question de savoir si l’autorité parentale après séparation reste conjointe, en commun, partagée, bilatérale ou autre. Cette réforme législative invite donc à admettre, hors les cas d’exception, que les parents sont les parents d’une manière sur laquelle la loi n’a rien à dire, pourvu qu’ils aient reconnu leur enfant.
En revanche, ce que l’article 373-2 traite le plus, ce n’est ni de la titularité de l’autorité parentale, ni même de son exercice, mais des modalités de cet exercice. Ce qui revient là encore à admettre qu’un parent, en couple ou seul, exerce naturellement son autorité parentale. Quant aux modalités, elles peuvent, comme nous l’avons vu précédemment, être fixées par les parents qui s’entendent et se mettent d’accord, mais aussi par le jugement lorsque cet accord n’est pas encore possible (il reste l’horizon d’un jugement qui enclenche un processus). Ce qui signifie que pour l’exercice de l’autorité parentale après séparation, l’entente n’est pas exigée. Elle n’est pas exigée parce que l’autorité parentale n’y est pas dite conjointe. Elle n’est pas exigée parce que l’une des modalités du règlement judiciaire envisage qu’elle puisse ne pas exister.
Si bien que lorsque des juges excluent la résidence alternée pour régler le cas qui leur est présenté au motif qu’il n’y a pas d’entente entre les parents, ils projettent en réalité une sorte de préjugé qu’une saine lecture de la loi ne confirme pas. L’un des intérêts de l’exégèse juridique rigoureuse est qu’elle peut exclure ces sortes de préjugés, qui ne sont pas, en réalité, sans nourrir judiciairement le conflit alors que la fonction du juge est de le régler. Si l’entente n’est pas requise pour que la question de la résidence de l’enfant soit réglée, elle doit néanmoins demeurer l’horizon du processus mis en œuvre judiciairement.
69 – L’habitation de l’enfant ne comporte pas de résidence habituelle. La question des modalités porte principalement sur la résidence. Celle-ci est évoquée dès l’article 373-2, puis on y revient dans le 373-2-6 avec le problème des passeports, puis dans le 373-2-9 avec la résidence alternée. Autrement dit, le règlement que le juge doit trouver, à défaut d’entente parentale, et selon les critères de l’article 373-2-11, porte principalement sur la question de la résidence.
Or, la notion de résidence habituelle est supprimée. Le dispositif issu du jugement ne peut donc mentionner une résidence habituelle pour l’enfant. Les modalités qu’il doit prévoir n’ont pas à faire référence à la distinction résidence habituelle/droit de visite, sauf en cas d’exercice unilatéral de l’autorité parentale (article 373-2-1).
70 – Nécessité d’une réforme judiciaire. En évitant de réaffirmer l’autorité parentale conjointe, en supprimant la résidence habituelle, cette réforme ruine donc une bonne partie des objets de discorde qui nourrissent le contentieux parental et l’opposition des juristes. En revanche, les pratiques judiciaires, alourdies par une certaine inertie, continuent à nourrir ce contentieux, faute d’avoir intégré la loi ; et à nourrir aussi la discorde entre juges faute de reposer sur une exégèse adéquate. C’est pourquoi, s’il y a encore besoin d’une réforme, ce n’est pas d’une réforme juridique mais d’une réforme judiciaire.
71 – Vers une dynamique judiciaire. Cette inertie des pratiques peut s’expliquer de bien des manières. Nous n’en retiendrons qu’une ici, celle qui considère comme extrêmement difficile de construire des solutions judiciaires selon la troisième modalité si l’on prend effectivement acte du retrait de la loi sur les questions de la résidence habituelle et de la communauté de l’autorité parentale. À l’examen, cette difficulté tient à la conception traditionnelle du travail judiciaire, qui est une conception statique, comme l’indique le mot même de « statuer ». Il y a conflit entre une réforme juridique qui invite à rendre les situations dynamiques et une conception judiciaire qui cherche l’arrêt définitif des choses, le jugement qui tranche et qui s’impose. C’est tout une pensée du jugement qu’il s’agit de réformer. Ce que dit désormais le code civil, en ces matières, c’est qu’il ne saurait y avoir de solution avant que les parents ne soient parvenus à un accord. Faute de cet accord, il n’y a pas de solution : il y a un processus vers la solution. Et dans ce processus, le juge ne doit refuser aucun moyen que lui donne la loi, notamment pour régler le problème de l’habitation de l’enfant. La finalité est l’intérêt de l’enfant, la question de son mode d’habitation n’est qu’un moyen, et un moyen n’a de sens, comme moyen, que s’il est pris dans une dynamique tournée vers une fin.