Droit de faire souffrir et de laisser mourir ?

Hanging (© D.R.)

Jean-Marc Ghitti (© D.R.)

Jean-Marc Ghitti (© D.R.)

Plutôt que de sauvegarder les attributs de sa fonction régalienne, la justice peut-elle reposer sur un plus grand respect des personnes et des vies ?

L’institution judiciaire tue.

L’abolition de la peine de mort n’y a pas changé grand chose. Si ce n’est symboliquement. Resterait d’ailleurs à savoir s’il vaut mieux tuer d’une manière quasi rituelle, avec sentence et exécution publique, ou tuer sans le dire, hors de toute symbolisation et de tout moment capital. L’institution judiciaire n’exécute plus, mais cependant elle tue.

Comment, d’ailleurs, le pouvoir souverain de l’État pourrait-il se manifester autrement que par ce pouvoir de vie et de mort qui est l’attribut de tout pouvoir souverain ? Les périodes de guerre manifestent ce droit qu’aurait l’État de vouer à la mort, mais la professionnalisation de l’armée a certainement changé la donne. L’exécutif semble ne plus se donner ce droit sur les citoyens. Peut-être est-ce le judiciaire qui désormais conserve ce droit souverain par excellence, s’exerçant non seulement, comme on le verra, sur les coupables, c’est-à-dire ceux dont on peut penser qu’ils ont perdu leur qualité de citoyen. Conservation paradoxale d’un pouvoir de tuer alors même que la peine de mort est abolie.

Michel Foucault avait cru pouvoir repérer une mutation du pouvoir souverain, l’ayant fait passé d’un régime qui donne la mort et laisse vivre à un autre qui prend en charge la vie et laisse mourir. Mais laisser mourir ne signifie pas ne plus tuer, livrer à la mort naturelle : non, c’est tuer autrement. C’est la question de cet « autrement » qu’ont voulu poser dernièrement les dix condamnés de Clairvaux. Laisser mourir, c’est emmurer jusqu’à ce que mort s’en suive. Condamner le criminel à perpétuité, c’est le condamner à ce qu’on le laisse mourir entre quatre murs. L’administration pénitentiaire n’a pas démenti : elle s’est simplement offusquée que cela puisse être dit publiquement, que cette parole là sorte des murs.

La vie punie ne saurait être, certes, une belle vie et subir une peine, c’est évidemment se voir infliger une souffrance. Le problème est que nous n’avons aucun moyen d’établir une gradualité entre une vie de souffrances et la mort. Les condamnés de Clairvaux ne sont pas les seuls à dire que la mort n’est pas le pire des maux. La peine de mort est-elle vraiment la peine capitale ? On pensait autrefois qu’il y avait pire : le supplice, lequel devait être suivi de mort. Si l’abolition a un sens, en tant qu’abolition de la peine capitale, ce n’est pas forcément parce qu’elle supprime la mort mais parce qu’elle supprime la plus cruelle des peines. À partir de cette abolition, le système pénal doit certes maintenir les peines punitives, c’est-à-dire infliger des souffrances, mais des souffrances qui soient moindres que la mort. Or qui peut dire à partir de quelle durée d’enfermement et à partir de quelles conditions de détention une vie châtiée est pire que la mort ? À partir de quel degré on passe de la peine au supplice, qui est pire que la mort et qui ne fait que la différer ? Qui peut le dire sinon ceux qui le vivent ? Et ne faut-il pas écouter cette parole plutôt que de regretter de n’avoir pas pu l’étouffer ? Il ne s’agit pas de réhabiliter de grands criminels mais de réfléchir sur la cohérence du système pénal. L’abolition de la peine de mort a bien des avantages pour nous : on peut réparer parfois des erreurs judiciaires, on se décharge de cette lourde cérémonie du petit matin, etc. Mais elle doit être accompagnée d’une réflexion pour savoir si laisser mourir n’est pas pire.

Il est un acte par lequel quelqu’un exprime que la vie qui lui est faite est pire que la mort, c’est le suicide. Le suicide est un acte intime qui n’exprime pas seulement la dureté d’une situation mais la vulnérabilité particulière d’une personne à l’égard de cette situation qu’un autre aurait pu supporter. On voit pourtant le vice que comporte ce type de raisonnement : une souffrance n’existe que pour celui qui la souffre, elle ne tient jamais à une situation mais à la résonance de cette situation dans la vie de quelqu’un. Ce qui veut dire qu’une peine n’a de sens que subjectivement, du point de vue de celui qui la vit. Le moment où l’homme châtié en vient à préférer la mort indique que la peine qu’on lui inflige est pire que la peine de mort.

Le nombre de suicides en France est considérable (trente par jour qui réussissent). De nombreux suicides ne semblent pas engager les institutions, mais seulement les relations de la personne à elle-même et à ses proches. Pourtant, on ne peut nier qu’une partie non négligeable de ces suicides se trouvent pris dans un certain fonctionnement social. Prenons, dans l’actualité récente, la tentative de suicide d’Alain Marécaux, l’un des innocents d’Outreau. Ce n’est pas tout seul qu’il a perdu sa femme, sa profession, ses biens, sa relation à ses enfants, etc. L’institution judiciaire tue, dès lors que les nécessités de l’investigation pour établir la vérité sont telles que la manière de laisser vivre ceux qu’on a soupçonné à tort revient à les laisser mourir.

Victor Hugo (© Nadar)

Victor Hugo (© Nadar)

Le mot de « suicide » est profondément trompeur. Le définir comme le fait de se tuer soi-même ne désigne que l’exécutant de l’acte, et occulte les causes réelles qui ont conduit à cet acte. Il faut, sous l’acte, faire surgir ce que Victor Hugo appelle « une théorie de la provocation morale oubliée par la loi ». C’est dans Claude Gueux, pour donner au criminel des circonstances atténuantes, que Hugo fait dire à son personnage, en commentaire de sa sentence : « Mais pourquoi cet homme a-t-il volé ? Pourquoi cet homme a-t-il tué ? Voilà deux questions auxquelles ils [les jurés] ne répondent pas. » Pourquoi cet homme a-t-il voulu se donner la mort, ajouterions-nous ? Et Hugo ne songe pas seulement aux causes sociales, à la misère économique et psychologique qu’aiment à développer les avocats de la défense. Hugo désigne les causes institutionnelles. Ce qu’il veut nous dire, c’est que Claude Gueux est poussé à tuer par le système pénitentiaire qui, dit le personnage, « me comprime le cœur pendant quatre ans, m’humilie pendant quatre ans, me pique tous les jours, toutes les heures, toutes les minutes d’un coup d’épingle à quelque place inattendue pendant quatre ans ! » Mais, le plus souvent, ces humiliés ne tuent pas mais se tuent. Faut-il dire qu’ils se suicident ou qu’ils sont tués ? Laisser mourir, c’est pousser lentement au suicide, ou à cette forme moins repérable de maladie que le corps déclare pour s’auto-supprimer lorsque les conditions de vie deviennent inacceptables.

La mort en prison est rarement une mort naturelle. Qu’elle soit par suicide ou par maladie, elle est souvent produite par le milieu carcéral lui-même. Paradoxe de l’abolition : est-ce laisser vivre ou est-ce laisser mourir ? Mais la mort chez ceux qui sont sortis de prison n’est pas toujours plus naturelle. Alain Marécaux est non seulement sorti, mais en plus innocenté, en plus réhabilité, et pourtant il comprend bien qu’au fond on se contente à présent de le laisser mourir. Il est des expériences dont on ne guérit pas, comme le montre exemplairement le geste de Primo Levi contre lui-même.

À propos du suicide, si cette théorie de la provocation morale, dont parle Hugo, est oubliée par la loi, c’est parce que la loi, finalement, s’y retrouverait elle-même. Rien n’est illégale dans l’affaire d’Outreau, ni l’abus de la détention provisoire, ni le jeu du soupçon et de la délation. Le juge Burgaud a raison de dire qu’il a fait son travail : il s’est trompé (qui est infaillible ?) mais il a fait ce que les lois permettent à tous les juges de faire. Et il y a tous les jours des suicides où l’application de la loi positive tient une place prépondérante.

L’institution judiciaire tue, pas seulement au pénal mais au civil aussi. Il est périlleux assurément de chercher une logique commune dans des domaines si irréductibles les uns aux autres. Mais c’est précisément ce qui est heuristique. Au civil, on pourrait citer, par exemple, tous ceux qui mettent fin à leurs jours pendant ou après un divorce. Nous avons tous, dans notre entourage, un cas qui l’illustre. Évelyne Sullerot pense que sur 10 000 cas, 4,1 femmes se suicident après divorce et 12,6 hommes. On pourrait penser que l’exemple est mal choisi puisqu’il évoque des drames amoureux très personnels. Mais, au contraire, le divorce est ce moment où l’institution judiciaire entre violemment dans les vies, pour tout autre chose que pour punir, mais souvent pour exclure, ce qui est quand même une forme de peine. De nombreux actes suicidaires résultent de jugements. Le psychologue Yvon Dallaire reprend le chiffre selon lequel, au Québec, « 2,4 des 3,11 suicides quotidiens sont commis par des hommes divorcés, poussés à cette solution par la discrimination dont ils sont victimes ». Il n’est pas rare de voir des hommes, coupés de leurs enfants, ayant perdu toute famille, mettre fin à leurs jours, comme cet ingénieur après avoir appris qu’il devrait voir ses enfants en point-rencontre et qu’il y aurait une attente de plusieurs mois. C’est justement dans cette relation aux enfants, que les procédures en divorce régies par le droit civil blesse de si cruelle manière, que se trouve la fragilité extrême qui a pu conduire Marécaux au suicide. C’est encore une procédure judiciaire visant à contester les droits de visite du père qui semble avoir provoqué, lundi dernier, le drame de Botel (Morbihan). Le divorce est une cause importante de mortalité par suicide ou maladie. Lorsqu’il n’ouvre pas sur un acte suicidaire, ou lorsque cet acte ne réussit pas, il est une cause de dépression, de refus de vivre qui peut remplacer le suicide. On a remarqué que les SDF ne se suicident guère : ils ont choisi une autre forme de suicide, qui est de se laisser mourir. Si l’on considère le parcours des SDF ou celui des délinquants ou encore celui des toxicomanes, on arrive à la conclusion choquante que les recompositions de la vie familiale qu’opèrent par force les procédures judiciaires sont, plus souvent qu’on ne pense, des manières de laisser vivre dans la déchéance qui peuvent devenir des manières de laisser mourir.

À travers de l’abolition de la peine de mort, dont nous pouvons nous réjouir, n’a pas été aboli ce qu’elle représente en fait, à savoir ce droit que se donne le pouvoir souverain de conduire des individus à la mort. Ce droit, désormais droit exclusif du pouvoir judiciaire, s’exerce sous la forme, amoindrie mais bien réelle, d’un laisser mourir sous le couvert de quoi il se cache. Il s’exerce non seulement contre des criminels, voués au long supplice d’une détention sans fin, mais aussi contre toutes sortes de citoyens qui peuvent se trouver pris, au détour d’une erreur judiciaire ou d’un conflit familial sévère, dans la rigueur légale d’une procédure à laquelle la mort semble parfois préférable. L’abolition de la peine de mort n’est rien si elle n’est pas le commencement d’une réforme profonde dans la relation de l’institution judiciaire avec les personnes, coupables ou innocentes. Est-ce que l’attribut si essentiel à la souveraineté, qui est de se donner tous les droits sur la vie des gens, et notamment le droit de faire souffrir et de laisser mourir, peut être remis en cause ?

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