La médiation familiale : enjeux et obstacles

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Jean-Marc Ghitti (© D.R.)

Jean-Marc Ghitti (© D.R.)

L’actualité de la médiation familiale vient du fait qu’elle semble ne se cristalliser qu’aujourd’hui dans le système du démariage. Elle le fait d’une part parce qu’elle répond à un besoin de plus en plus pressant, d’autre part parce qu’elle est congruente avec un projet socio-politique global qui est celui d’une extension interne de la démocratie.

Le contexte socio-historique qui explique ce besoin est celui d’une augmentation croissante des séparations et d’une judiciarisation qui grossit le contentieux familial, notamment celui qui porte sur l’autorité parentale. Dans ce contexte, la médiation familiale semble être un moyen, et même un ultime recours, pour concilier deux évolutions en principe contradictoires : la facilitation des séparations et le renforcement de l’autorité parentale conjointe.

Mais, plus ou moins efficace, la médiation familiale n’est pas neutre d’un point de vue axiologique et politique. Outre qu’une telle neutralité est une chimère, elle n’est même pas souhaitable. L’impartialité nécessaire du médiateur signifie son équidistance du médiateur à l’égard des père et mère. Mais la médiation est une pratique ancrée dans des valeurs, mettant en œuvre des principes qui sont ceux du régime démocratique. Cependant, la médiation se heurte encore à de nombreuses résistances et le projet socio-politique auquel elle participe est loin d’avoir surmonté ce qui l’entrave considérablement. En précisant les obstacles que ce projet rencontre, on comprendra mieux les enjeux de la médiation familiale.

Le refus du dialogue

C’est une croyance fort répandue qui nous fait voir dans le procès le meilleur moyen pour sortir d’un conflit, ou du moins le moyen ultime. Or, en matière familiale, il n’est pas évident qu’un procès puisse régler une crise. Les détracteurs de la médiation familiale lui reprochent de s’inscrire dans une sorte de mouvement antijudiciaire, et pourquoi pas, même, antijuridique ! De là, pourquoi ne pas aller jusqu’à associer la médiation familiale au communautarisme, comme s’il s’agissait d’échapper à la grande justice d’État en créant des instances inférieures et communautaires ? Ces arguments relèvent de la caricature. Les expressions de « justice alternative » ou de « justice douce » sont profondément trompeuses. En réalité, il y a là un enjeu culturel bien plus vaste. Le procès du procès est cooriginaire de la philosophie elle-même, c’est-à-dire de ce qui donne origine à notre civilisation. Lorsqu’il présente philosophiquement le procès de Socrate, Platon nous donne à comprendre qu’un procès ne permet ni le surgissement de la vérité ni la justesse du jugement. C’est à partir de là que vont naître, dans notre civilisation, les références à l’éthique, au for intérieur et l’appel à la conscience universelle. Le procès du procès est loin de se circonscrire à un quelconque mouvement conjoncturel : il est en permanence une source active d’intériorisation et d’humanisation de l’homme. Pour autant qu’elle s’inscrit, effectivement et modestement, dans ce mouvement civilisationnel, la médiation familiale nous oblige à nous demander si la solution judiciaire n’est pas une fausse solution.

Les détracteurs de la médiation y voient un idéalisme, à quoi ils entendent opposer sincèrement une approche réaliste, qui serait celle du tribunal. Pourtant, ce soi-disant réalisme repose, en réalité, sur une série de préjugés. Comme ces préjugés font obstacle au développement de la médiation, il vaut la peine de les mentionner.

Le premier consiste à croire que s’il y a conflit, il doit y avoir une partie qui a tort, qui est en faute et qu’il faudra déclarer coupable, tandis que l’autre sera la victime. Ce préjugé a été considérablement accru par une nouvelle sorte de mentalité, qu’on appelle le victimisme. Or, pour nous en tenir aux contentieux familiaux, il arrive souvent qu’on ne puisse opérer le partage entre le coupable et la victime. Et on le peut d’autant moins que la psychologie récente, notamment celle qu’on appelle systémique, nous a beaucoup éclairé sur interactivité des comportements. La vieille sagesse juive l’avait déjà compris lorsque, dans la Genèse, Adam répond à Dieu qui l’interpelle à propos du fruit défendu : « Ce n’est pas moi : c’est elle. » Les professionnels le savent tellement qu’ils voudraient bien ne plus avoir à se prononcer sur les torts dans les contentieux conjugaux. Et pourtant le préjugé est si fort que des conjoints leur demandent sans cesse de dire que l’autre a tort. Et un certain courant dans la psychothérapie renforce tellement le narcissisme des personnes qu’il ouvre inéluctablement sur l’accusation de l’autre. Pas question, dans un tel état d’esprit, d’entrer dans un processus de médiation. Appelée à croître dans un contexte où le préjugé du partage clair entre coupable et victime est renforcé par les modes psychologiques, la médiation familiale trouve souvent son champ obstrué par de nombreux écueils.

Le deuxième préjugé est de croire que le dialogue est dangereux et que la principale vertu du procès est de l’interrompre. Lorsqu’on intente un procès contre quelqu’un, c’est qu’on considère qu’on n’a plus rien à lui dire et que le temps n’est plus de s’expliquer. Ce qu’opère alors le procès, c’est la séparation des deux parties, celles-ci étant supposées irréconciliables. S’agissant des procès familiaux, ils commencent souvent par une autorisation à résider séparément, laquelle est forcément interprétée comme une interruption brutale de la relation. Beaucoup de juristes ont un petit catéchisme en tête dans lequel on trouve en bonne place l’idée que la séparation est un mal nécessaire et qu’elle est le seul remède qui reste lorsque la relation a été trop profondément viciée. Cette idée est de moins en moins en accord avec la réalité sociologique du divorce, où le processus de séparation résulte d’un choix et non pas de l’impossibilité de supporter plus longtemps un huis-clos périlleux. On n’en garde pas moins la croyance en la séparation thérapeutique. La médiation ne peut être vue, alors, que comme un dialogue effectivement dangereux, propre à faire durer un peu plus la relation pathogène.

L’ennui est que ce soi-disant réalisme se révèle assez déconnecté des situations réelles et que, psychologiquement, il est grevé d’erreurs. Une séparation exige une élaboration qui doit être progressive et qui passe par le maintien d’un certain dialogue avec l’autre, par la possibilité de s’expliquer. Surtout en matière familiale lorsqu’il s’agit de préserver la coparentalité. Il faut comprendre que la séparation brutale, la rupture, peut être en elle-même pathogène. Quel traumatisme éprouve la femme qui un beau jour ne voit plus rentrer son mari ou le mari qui trouve un soir l’appartement vidé et les enfants partis avec la mère il ne sait où ? Le procès, en scindant père et mère en deux parties antagonistes, produit un clivage désastreux pour la suite de l’histoire familiale.

Le troisième préjugé consiste aussi à croire le dialogue dangereux mais, cette fois-ci, parce qu’il nous ferait courir le risque d’être lésé ou abusé. Le propre du dialogue n’est-il pas le face-à-face ? Il n’y aurait donc aucun tiers protecteur. Hors de l’intervention d’un juge, on pense qu’il est plus difficile de faire valoir ses droits. D’autant que certains peuvent être plus habiles que d’autres dans la discussion. Il y aurait donc une inégalité dans le dialogue et seule la judiciarisation pourrait la corriger. En s’appuyant sur des études américaines, Irène Théry écrit : « La médiation ne peut qu’entériner les rapports de forces personnels entre les parties [1]. »

Comment la force de ce préjugé peut-elle résister à deux remarques très simples ? La première est que la présence du médiateur dans le dialogue consiste précisément à corriger ce risque d’inégalité. Le dialogue médiatisé est un dialogue garanti contre les risques de tromperie et d’abus en tous genres. La deuxième remarque est que le propre du procès est justement de faire intervenir la rhétorique : la parole des avocats a toujours été le meilleur exemple de celle-ci. Or, la rhétorique est précisément la parole qui abuse, qui trompe, etc. Il y a donc une inversion complète des arguments lorsqu’on pense que la parole dans le procès est fiable alors qu’elle ne le serait pas dans la médiation, alors même que c’est la parole du procès qui est la plus rhétorique ! Le principe du contradictoire est loin de suffire à établir l’égalité des parties. En réalité, la force de ce préjugé contre le dialogue et contre la médiation recèle une part indéniable de mauvaise foi : il est un refus du dialogue qui ne peut guère se justifier comme tel et qui s’abrite derrière des arguments spécieux. C’est pourquoi la force d’un préjugé est si difficile à combattre. Ce refus du dialogue masque l’intérêt de celui qui pense pouvoir gagner le procès.

En fait, le refus d’une médiation qualifiée d’idéaliste au nom d’un réalisme judiciaire masque une idéalisation du système judiciaire, qui pêche grandement contre le réalisme. Le procès n’est pas ce moment de vérité où, dans une égalité parfaite des parties, le plus faible serait protégé et entendu de sorte qu’il pourrait être fait droit à chacun dans un esprit de justice ! À ceux qui y croient, on demandera de quel côté est le rêve et l’utopie.

La confusion des tiers

Cependant, l’opposition entre le dialogue, qui serait un face-à-face, et le procès est insuffisante lorsqu’on veut comprendre les obstacles à la médiation. Le dialogue médiatisé n’est justement pas un face-à-face. Ou, du moins, il reste ambigu car il ne peut exister sans le désir de faire face à l’autre, de parler avec lui, et le tiers est là pour permettre ce face-à-face tout en l’empêchant, d’une certaine manière, par sa présence. Mais c’est le statut de ce tiers-médiateur qu’il s’agit de discerner.

Bien des oppositions à la médiation reposent sur ce qu’on pourrait appeler : la confusion des tiers. On pense, notamment, que le juge est indispensable au règlement d’un conflit familial parce qu’il est le tiers qui fait loi dans la confusion affective dont se nourrit la dispute. Il faut dire que la psychanalyse a souvent été instrumentalisée pour servir l’institution judiciaire. En effet, elle a répandu l’idée de la triangulation œdipienne dans laquelle le Père vient faire Loi et permettre au sujet de se construire à partir d’un interdit séparateur. D’où l’idée que la loi est séparative et que le juge est un super-père qui vient la dire lorsque des parents, infantilisés par le conflit, se disputent par excès de fusion amoureuse et haineuse. Pourtant, c’est là une superposition qui ne tient pas debout.

Rappelons d’abord que le complexe d’Œdipe est la manière dont un enfant de quatre ou cinq ans vit une situation. Normalement, les adultes, même si la crise réveille en eux de vieux sentiments, n’appréhendent pas les situations exactement de la même manière. On peut penser que, à côté de leur vie affective, ils ont, si ce n’est une réflexion, ce qui n’est pas toujours le cas, du moins une perception plus riche et plus juste de la réalité. Le fameux prestige que peut avoir le père, notamment, en tant qu’il pose l’interdit ne peut exister que dans l’esprit d’un enfant et en aucun cas le tiers-juge ne peut être assimilé au tiers-père dont nous parle la psychanalyse. Celle-ci ne peut être utilisée pour justifier la domination d’un homme adulte sur d’autres adultes. Elle ne peut permettre à l’institution d’infantiliser les citoyens pour mieux les dominer et les maintenir, comme disait Kant, dans un état de minorité qui fait d’eux des êtres assujettis.

Il faut également rappeler que la psychanalyse nous parle de la Loi symbolique, et non pas de ces lois positives sur le divorce qui ne sont que le résultat de l’histoire des sociétés. Faire Loi, comme le fait le tiers-Père aux yeux de l’enfant, n’a rien à voir avec le fait de juger selon des lois, comme c’est le rôle du juge aux affaires familiales. Pas plus que le petit papa ne peut prétendre être le Père symbolique, pas davantage le petit juge ne peut être doté du prestige du super-Père. L’ordre symbolique est une chose, l’ordre de la réalité en est une autre, une autre qui relève tout simplement d’une situation politique qui donne un certain pouvoir à un certain magistrat. De nombreux détracteurs de la médiation sont habités par une sorte d’idolâtrie de la loi positive, qu’ils érigent en Loi, et ils arrivent ensuite à soutenir que seul le Juge peut dire la Loi, que c’est la fonction du procès de le permettre et qu’il faut donc judiciariser le conflit pour le porter devant une si haute Instance. Cette idolâtrie relève d’une confusion des ordres et d’une confusion des tiers.

La confusion des tiers risque d’être accrue par l’intervention d’un autre tiers, qui est l’expert. Il est, en effet, souvent rappelé que les magistrats éclairent leurs décisions en faisant appel à des « spécialistes de l’enfance », qui connaîtraient mieux que les autres l’intérêt de l’enfant. Par là, il faut entendre le psychiatre, le psychologue, ou même l’enquêteur social ! Inutile d’argumenter longtemps sur le fait qu’il n’y a pas de spécialistes de l’enfance, pas d’experts en ces matières qui sont d’ordre philosophique et éthique, à moins que de construire l’imposture d’une soit disant science de l’enfance. En la circonstance, le tiers-Expert ne peut s’appuyer sur un fondement épistémologique et il ne fait que jouer l’argument d’autorité sous le couvert de la référence à l’intérêt de l’enfant. C’est pourquoi, en réalité, il n’est pas distinct du tiers-Juge : il ne fait que mettre au service de celui-ci le leurre, bien connu des psychanalystes, du sujet-supposé-savoir. C’est en l’absence d’un tiers-savant, qui introduirait une référence à la vérité, que cette collusion du juge et de l’expert construit un tiers-judiciaire dont la nature véritable est dissimulée tant qu’on le dote du vain prestige du super-Père symbolique ou du Sujet-supposé-savoir.

Cette nature véritable est d’assurer une domination politique en tentant de légitimer un pouvoir toujours régalien qui est le pouvoir judiciaire. Car le tiers-judiciaire n’est ni ce qui institue la subjectivité, comme l’est le symbolique, ni ce qui réfère à la vérité, comme l’est l’épistémique. Le tiers-judiciaire n’est pas une tierce personne : c’est une tierce volonté. Or cette tierce volonté est la volonté publique, la puissance politique qui vient de la sorte assurer son imperium dans la vie affective des sujets. Cet imperium relève de l’ordre de la domination : il est une volonté dominante qui s’arroge la suprématie de déterminer l’intérêt de l’enfant.

Or ce montage politique est précisément, si l’on y pense, le contraire de la démocratie. On doit à Claude Lefort une des analyses les plus pénétrantes du régime démocratique. Il écrit notamment : « De tous les régimes que nous connaissons, [la démocratie] est le seul dans lequel soit aménagée une représentation du pouvoir qui atteste qu’il est un lieu vide, qui maintienne ainsi l’écart du symbolique et du réel [2]. » Il en résulte qu’il « n’y a pas de conjonction possible entre le pouvoir, la loi et le savoir [3] ». Or, précisément, les procès familiaux ne cessent de faire jouer cette conjonction. De ce point de vue, les chambres civiles chargées des affaires familiales représentent une forte résistance au régime démocratique. L’extension de l’idée démocratique, qui a encore devant elle un bel avenir, passe indiscutablement par la réforme d’un tel fonctionnement judiciaire.

Le projet socio-politique dans lequel s’inscrit la médiation participe à ce mouvement d’extension interne de la démocratie. Il faut remarquer que les détracteurs de la médiation familiale renforcent objectivement la subsistance d’un pouvoir régalien anti-démocratique dans notre régime. Telle est la signification politique profonde du mouvement de judiciarisation des relations familiales. Le tiers-médiateur est un tiers beaucoup plus conforme à un accompagnement démocratique des conflits. Il n’est pas une tierce volonté, mais un tiers à volonté nulle. Il n’est pas un expert, un sujet-supposé-savoir, mais quelqu’un pour qui seuls les parents peuvent construire ensemble, avec le niveau d’analyse plus ou moins grand dont ils sont capables, une certaine idée de l’intérêt de leurs enfants. Il n’est pas un garant de l’ordre symbolique, une sorte de tiers instituant pour qui les parents auraient encore à advenir en tant que père et que mère. Le tiers-médiateur est tout simplement une tierce-personne.

La médiation familiale, qu’on a voulu faire passer pour on ne sait quelle utopie suspecte, doit être investie tout simplement comme un retour au réel, durement conquis contre tous les montages idéologiques et politiques qui nous empêchent de voir les personnes. La médiation familiale ne peut se développer qu’à partir d’un réalisme politique qui opère ce qu’on peut appeler : la séparation des tiers. Le père symbolique existe pour l’enfant de quatre ou cinq ans, le savant, le psychanalyste ou le philosophe sont des tiers qui viennent faire signe du côté d’une vérité, le juge est l’instrument de la puissance d’État et le médiateur est une tierce personne qui vient aider les parents à dialoguer et qui joue un rôle de « passeur ». Tous ces tiers existent mais il ne faut pas les confondre, pas les superposer les uns aux autres. Le retour aux rapports inter-personnels est un retour au réel car un conflit familial, au-delà de tout ce qu’on peut construire autour, n’est jamais qu’un rapport entre des personnes. Et il s’agit moins de séparer les membres d’une famille que de bien séparer, en leur fonction spécifique, les tiers qui gravitent autour d’elle.

Résistances régaliennes

Il n’en demeure pas moins que le rapport aux lois existe et qu’on ne saurait faire du lieu ouvert par la médiation une sorte de lieu extra-territorial, un lieu où la recherche de l’accord pourrait se faire sans référence aux lois. On reproche à la médiation familiale d’être légère à l’égard de la référence au Droit, et heureusement, pense-t-on, qu’il y a des avocats et des juges pour inscrire toutes ces pratiques dans le cadre juridique qui leur convient. Selon Irène Théry, les promoteurs de la médiation pensent que « le droit libéral n’est […] qu’un instrument de la domination [4] ». Ce n’est pas comme cela qu’il faut poser le problème et ces opinions courantes demeurent superficielles parce qu’elles font l’économie d’une réflexion sur la loi et le droit. Cette réflexion ne peut être menée ici et on se bornera à quelques remarques assez simples [5].

Une certaine δόξα répand l’idée que la nature démocratique de notre régime est suffisamment garantie par la séparation des trois pouvoirs, telle qu’elle est inscrite dans la Constitution. Il y a donc une loi constitutionnelle par laquelle le juge ne fait pas la loi mais se borne à l’appliquer. Son intervention dans les procès familiaux est non seulement conforme à la démocratie qui lui a dévolu ce rôle mais elle est même nécessaire pour que les lois démocratiques, votées au Parlement, deviennent effectives dans la société. Il en résulte que tout processus alternatif dans le traitement des conflits risquerait de mettre en danger l’efficience de la loi démocratique.

Cette vision des choses, très répandue, est de l’ordre de la δόξα parce qu’elle fait l’économie, en son statut de discours officiel, d’une analyse du réel. Premièrement, la séparation des pouvoirs ne suffit pas à faire une démocratie vivante : elle est assez éloignée du cœur de la démocratie. Deuxièmement, cette séparation concerne le pouvoir politique et ne dit rien sur la légitimité de celui-ci à intervenir au sein de l’institution familiale. Troisièmement, ce n’est pas parce qu’elle est inscrite dans la Constitution que cette séparation est effective. On croit toujours que la séparation des pouvoirs est menacée par l’ingérence de l’exécutif dans le judiciaire. Ce problème est réel mais il n’est pas le plus important en matière familiale. Ce qu’on voit, en cette matière, c’est que le législateur légifère de manière si vague, en mettant en avant des notions sans contenu, notamment celle de l’intérêt de l’enfant, qu’il délègue en réalité une partie de son pouvoir législatif au pouvoir judiciaire. Le procès familial n’est pas l’application pure et simple des lois votées par la représentation nationale. La part d’appréciation du magistrat est si grande qu’elle met en péril la légitimité de sa décision. Ce n’est pas en médiation qu’on réinvente la loi au cas par cas : c’est bien plutôt au tribunal. Sauf qu’en médiation, ce sont les parents qui essaient de définir l’intérêt de leurs enfants, tandis qu’au tribunal, c’est le juge qui exerce un arbitrage, confinant à l’arbitraire, et qui, en tout état de cause, fait prévaloir une conception publique (et changeante) de l’intérêt de l’enfant, une conception qui n’est pas celle construite par les parents eux-mêmes.

Mais la troisième objection qu’il faut faire à la δόξα légaliste, c’est que la médiation n’est pas neutre à l’égard de la loi ; elle met en œuvre, au contraire, les véritables lois instituant la démocratie, ou si l’on veut l’esprit de la démocratie : renégocier la légitimité à partir de l’égalité des père et mère, par le moyen du dialogue, c’est le fondement même de la démocratie. On peut même dire que la médiation est au cœur de la loi démocratique : non pas de sa loi positive, ni même de sa loi constituante, mais de sa loi instituante. Sa congruence à l’idée démocratique est telle qu’on peut dire que l’enjeu de toute médiation est de réinventer le règlement démocratique des conflits, tandis que le procès ne cesse de refonder l’instance régalienne.

Il est bien sûr normal qu’au sein d’une démocratie la question de savoir ce qu’est une démocratie ne cesse pas de faire problème. C’est d’ailleurs pourquoi on peut choisir comme meilleure définition celle qui est la plus ouverte, c’est-à-dire celle qui met la problématicité au cœur du régime démocratique. C’est ce que fait Claude Lefort. Lorsqu’il dit que la démocratie est « l’institutionnalisation du conflit », la question de savoir quel est le traitement le plus démocratique du conflit devient cruciale. Or c’est la question même de la médiation et c’est ce qui fait que celle-ci est riche d’enjeux politiques très larges. On peut considérer bien sûr que la judiciarisation est liée au mouvement démocratique. Tocqueville, en son temps, l’avait déjà vu. Mais c’est pour critiquer cette tendance. La démocratie doit bien aussi essayer de corriger ce qui représente les effets secondaires et indésirables de son idéal égalitaire. D’autant que ce mouvement de judiciarisation met en danger la démocratie elle-même en la rendant à certaines formes de tyrannie, comme dit Tocqueville. Ce mouvement ne fait d’ailleurs que répondre à une tendance propre de l’existence, celle qu’ont bien vu les philosophes existentialistes après Pascal : la tendance à se démettre de sa liberté et de fuir sa propre responsabilité. La philosophie politique sait bien, par ailleurs, en se fondant sur d’autres bases, qu’il y a, comme dit La Boétie, de la « servitude volontaire » et que finalement le meilleur appui de la domination est à chercher chez les dominés. Ce n’est rien d’autre que cette tendance très générale, nullement propre à la démocratie mais agissante en elle, que Tocqueville retrouve lorsqu’il décrit ce besoin de tutelle :

« Au dessus de ceux-là s’élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d’assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort. Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux. Il ressemblerait à la puissance paternelle si, comme elle, il avait pour objet de préparer les hommes à l’âge viril ; mais il ne cherche, au contraire, qu’à les fixer irrévocablement dans l’enfance [6]. »

C’est au nom de cette conception-là de la démocratie, qu’on a appelée ensuite « État-providence », que les détracteurs de la médiation familiale ne cessent de promouvoir une judiciarisation des conflits, qu’ils confondent à tort avec l’État de droit, et qui n’est rien d’autre que la démission des citoyens face à leur responsabilité dans un conflit et face aux apories de leur propre existence.

Irène Théry a tout à fait raison de s’inquiéter du risque que pourrait représenter ce qu’elle appelle « une justice de mœurs ». Par là, elle fait référence à cette vision très lucide que Foucault avait eu avant les autres sur le possible passage d’un droit qui protège les libertés à une nouvelle forme de normativité : une normativité par les mœurs. Mais ce n’est pas la médiation qui peut nous précipiter vers cet écueil, puisqu’elle tend même à préserver la diversité des familles en prenant chacune d’elles comme elle est. C’est bien plutôt la judiciarisation qui réalise ce retour au gouvernement par les mœurs dans la mesure où le procès familial est beaucoup plus normatif que juridique. Il l’est à cause de la banalisation, de la nécessité d’imposer à tous les mêmes solutions (cf. droits de visite) parce qu’elles sont des solutions de facilité qui permettent de ne pas entrer dans les dossiers. Il l’est aussi à cause de la place qu’y prend une psychologie de bon marché, liée au travail pressé et peu inquiet des experts.

L’horizon de la médiation familiale et du projet socio-politique d’extension démocratique auquel elle participe est à la fois une déjudiciarisation limitée et une réforme profonde du système judiciaire. Cette réforme est nécessaire d’abord à cause d’un bilan qui signale l’échec du système actuel dans la prise en charge des conflits. On voit mal, par exemple, comment en France la juridiction du juge aux affaires familiales pourrait se perpétuer à partir du moment où plus de deux millions d’enfants ont perdu toute relation significative avec leur père. Ce que Pierre Legendre appelle « l’effet de casse » sur plusieurs générations a tellement d’ampleur qu’il faudra bien en tirer les conséquences. Mais cette réforme est également nécessaire pour revitaliser une démocratie dont chacun s’accorde à reconnaître qu’elle est entrée en crise. Cette réforme obéit donc à deux nécessités convergentes : l’une familiale, l’autre politique.

Mais, si problématique que doive demeurer la nature même du régime démocratique, on ne voit pas comment il pourrait se construire sur la distinction intenable entre le juridique et l’éthique. Pas plus que le médiateur ne représente une position de neutralité, pas plus l’État et l’institution judiciaire ne peuvent se retrancher derrière un fonctionnement formel dénué de souci éthique. On n’est certes pas obligé d’admettre avec Bergson que la fraternité est au cœur de l’idéal démocratique, mais comment le partage de la parole pourrait-il exister sans une dimension éthique ? La démocratie n’est pas dans ses institutions : elle est dans les procédures dialogiques qu’elles permettent de mettre en œuvre. Or chaque fois que la philosophie a réfléchi sur les conditions mêmes qui rendent le dialogue possible, elle a finalement mis en évidence que les conditions fondamentales sont d’ordre éthique. Qu’on considère deux exemples. À l’origine de la philosophie, la condamnation par Platon du procès et de la rhétorique, qui est la parole qui y règne, repose en fin de compte sur l’idée que les sophistes sont méchants, qu’ils ont de mauvaises intentions et que pour eux la parole n’est que l’instrument pour mettre en œuvre ces intentions. Sous l’apparence de la discussion, il y a le désir de domination. Le dialogue véritable ne commence justement qu’avec le souci éthique qui cherche le juste, le bien, le vrai. À l’autre bout de l’histoire philosophique, de nos jours, l’éthique de la discussion, que Habermas propose comme cœur de la démocratie, est, en ses fondements, une morale, d’ailleurs ancrée dans celle de Kant. Si formaliste qu’il soit, Habermas va pourtant jusqu’à écrire : « La justice est impensable sans au moins un élément de réconciliation [7]. »

Voilà bien une formule dont aimeraient se réclamer bien des médiateurs. La médiation familiale n’est pas seulement une technique du démariage. Autour d’elle gravitent des enjeux très généraux. Non seulement elle répond à un besoin urgent mais elle est liée à l’évolution politique de nos démocraties et à la nécessité d’un retour à l’éthique. C’est pourtant en deçà de ces enjeux que se situe son apport essentiel : chaque fois qu’elle est mise en œuvre, elle est avant tout un service aux personnes.

Notes
  1. Théry (Irène), Le démariage. Justice et vie privée, Paris, Odile Jacob, 1993, p. 367.
  2. Lefort (Claude), Essais sur le politique. XIXe-XXe siècles, Paris, Seuil, 1986, p. 291.
  3. Ibid., p. 294.
  4. Théry (Irène), op. cit., p. 376.
  5. Sur ce point, cf. Ghitti (Jean-Marc), Pour une éthique parentale, Paris, Cerf, 2005, pp. 68sq.
  6. Tocqueville (Alexis, de), De la démocratie en Amérique, Tome II, livre 6.
  7. Habermas (Jürgen), De l’éthique de la discussion, Paris, Flammarion, 1992, p. 70.

Article publié dans la revue Divorce & séparation (éditions Labor, Bruxelles), nº 4, novembre 2005 (parue le 13 décembre 2005), pp. 19-31.

Un commentaire

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  1. L’auteur écrit : « Il faut dire que la psychanalyse a souvent été instrumentalisée pour servir l’institution judiciaire. ».

    On peut même ajouter que ce n’est pas sans manque d’intérêt de la part des innombrables psychiatres et pédopsychiatres d’influence psychanalytique qui gangrènent cette institution. Il faudra certainement des décennies avant d’assainir les tribunaux et permettre aux magistrats de se libérer des pseudo-croyances psychanalytiques.

    L’auteur écrit encore : « Rappelons d’abord que le complexe d’Œdipe est la manière dont un enfant de quatre ou cinq ans vit une situation. ».

    La psychanalyse, plus proche d’une sorte de philosophie que de la science, ramène presque toujours les problèmes sociaux à l’Œdipe !

    Le complexe d’Œdipe (universel selon les freudiens, les lacaniens et les autres), dans la lignée des différentes étapes du développement libidinal de l’enfant, est une absurdité tout comme les théories de l’étayage, des relations d’objet et celle des pulsions. Cet ensemble fait partie des principes fondamentaux de la psychanalyse. Ce sont ces fondamentaux, enseignés aux magistrats, qui prétendent qu’il existerait une hiérarchie dans les rôles parentaux avec celui de la mère comme rôle primaire.

    La « profondeur » freudienne se réduit toujours à quelques mêmes pulsions et complexes, absolument universels : des fantasmes de séductions refoulés, la libido réprimée, l’envie du pénis, l’homosexualité refoulée, les fixations orales et anales, le schéma familialiste, l’Œdipe et la castration. Pour les psychanalystes, tout se apporte systématiquement à ça !

    Pour en savoir plus sur le dressage pavlovien des freudiens, voir ce lien :

    http://www.pseudo-sciences.org/spip.php?article373

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