L’article dont il est question, très documenté sur les connaissances actuelles en matière de développement du jeune enfant, appelle tout de même des remarques concernant les conclusions sur la résidence d’un petit enfant dont les parents sont séparés. Je vais essayer de montrer en quoi les justes références à des travaux indiscutables ne suffisent pas à déduire de pareilles conclusions et envisagerai d’autres possibilités.
- Les travaux des psychologues du comportement ont montré l’importance de l’attachement pour un bébé et la différence entre le père et la mère. Mais ils n’ont pas montré que des écarts par rapport à cette norme constituaient un risque grave pour l’enfant. Autrement dit, on ne peut affirmer qu’une modification des rôles décrits par M. Berger sera dangereux pour l’enfant. Par contre l’histoire nous apprend [1] que pendant des siècles les enfants de la noblesse étaient placés en nourrice et n’avaient pas de troubles psychologiques particuliers.
- L’attachement primaire, et en particulier le lien de sécurisation, plus développé chez la mère, n’est pas le seul mécanisme de développement. Il y en a d’autres et, parmi eux l’attachement du parent pour l’enfant. Les mères ayant une avance sur les pères en raison de la grossesse, il est important que ces derniers puissent avoir le temps de nouer cet attachement. Pour qu’il s’implique envers son enfant, qu’il ait envie de participer à son éducation – qui commence très tôt – il faut que le père puisse passer suffisamment de temps avec lui et qu’il puisse y prendre du plaisir, sans trop de contraintes. M. Berger note judicieusement qu’il ne faut pas frustrer le père des contacts avec son enfant. Mais ces contacts sont de divers types, en particulier donner des soins au bébé, le nourrir, le baigner, l’endormir et le consoler s’il a peur ; c’est aussi lui faire partager certains éléments de sa propre vie, en particulier l’endroit où il vit, et les personnes qui lui sont chères. Ce n’est pas en venant lui faire guili-guili trois fois une heure par semaine au domicile de son ex-compagne qu’un père peut connaître les joies – et les contraintes – d’élever un enfant.
- C’est sans doute le point le plus important. La résidence principale de l’enfant n’intervient pas seulement dans la relation affective entre l’enfant et son parent. Il est l’élément clef dans l’exercice du pouvoir parental. J’ai développé ce concept ailleurs [2] et ne reviendrai pas dessus. Disons pour simplifier que celui des parents chez qui réside principalement l’enfant fait à peu près ce qu’il veut en matière éducative, et ce pouvoir peut parfois devenir un pouvoir sur l’autre parent. La perte de pouvoir d’un des parents est non seulement très dure pour ledit parent, mais peut être aussi préjudiciable à l’éducation de l’enfant, surtout lorsqu’il va grandir. Comment faire pour qu’un adolescent reconnaisse l’autorité de son père – dont on dit qu’elle manque de plus en plus – s’il a passé les premières années de sa vie en constatant qu’il était interdit à celui-ci de s’occuper de lui plus que quelques instants, et en particulier de passer la nuit à son domicile ? Un enfant de deux ans se demandera pourquoi il ne va pas « chez papa » et risque d’en déduire que papa n’est pas quelqu’un de sérieux. Comment réagira-t-il douze ans plus tard si son père lui interdit certains comportements ?
Pour ces raisons invoquées ci-dessus, et d’autres, je pense que la primauté systématique donnée à la mère, exprimée par M. Berger, n’est pas une bonne solution pour résoudre cet épineux problème : où doit résider un bébé dont les parents ont, eux, une résidence, et une vie séparées ? Il n’y a d’ailleurs pas de « bonne » solution, l’idéal pour un bébé étant quand même que ses parents cohabitent et se complètent dans leurs rôles différenciés. Il faudra donc sacrifier un ou plusieurs éléments. Il me semble que le plus important est de garder un équilibre du pouvoir parental, qui seul permet de construire une autorité saine et efficace pour l’avenir de l’enfant et pour la tranquillité de la société. Il est aussi important que les parents eux-mêmes se sentent sur un pied d’égalité, au risque sinon que l’un soit dans la toute puissance et l’autre dans l’exclusion. Mais cette optique implique que le bébé s’adapte. Or les bébés ont une grande capacité d’adaptation : ils s’adaptent au biberon plutôt qu’au sein, à une nourrice qui n’est pas leur mère, au départ et même au décès de celle-ci et à bien d’autres situations moins dramatiques.
On ne peut pas traiter du problème qui nous concerne en ne faisant référence qu’à l’enfant. L’intérêt des parents compte aussi, comme le note M. Berger pour les pères. Il est donc important que ceux-ci ne se vivent pas comme des parents de deuxième catégorie. Or, si l’on suit les prescriptions de notre auteur, tout jeune père sera dans une position très inconfortable de « double contrainte » : s’attacher à son bébé, participer activement aux soins et à l’éducation tant qu’il vit avec la mère, et s’effacer si celle-ci s’en va. C’est d’ailleurs ce qui se passe actuellement, où tout jeune père voit sa paternité conditionnée par la bonne entente avec son épouse ou compagne. N’oublions pas les mères ; s’il semble impossible de séparer leur bébé d’elle pendant plus de quelques heures pour qu’il soit chez son père, qu’en est-il s’il est chez une nourrice, ou ses grands-parents ? Il faudra impérativement interdire aux jeunes mères l’exercice de certaines professions, sports, ou activités divers. À l’heure où les femmes commencent enfin à participer à la vie active et sociale, cela risque d’être fort mal vu.
À défaut de trouver la bonne solution, on peut tenter de définir certaines règles permettant d’aller de la moins mauvaise à la pire. C’est ce que fait la loi dans un état de droit qu’est la France. En caricaturant, trois types de solutions seraient possibles pour fixer un cadre juridique :
- Interdire le divorce et les naissances hors mariage. Après quelques siècles, on a pensé que ce n’était pas la bonne solution, et que les adultes ont le droit de faire passer leur vie amoureuse et sexuelle avant la stabilité parentale de leurs enfants. Il est peu probable que l’on puisse revenir en arrière.
- Autoriser le divorce, avec des droits asymétriques. On pourrait par exemple stipuler qu’un enfant de moins de deux ans doit rester avec sa mère si ses parents se séparent. Mais attention ! Qui dit différence de droits dit différence de devoirs. Les conséquences peuvent être nombreuses et fort déplaisantes. Les pères risquent de s’engager beaucoup moins alors qu’on leur reproche déjà de ne pas le faire assez. Les mères risquent de se trouver avec un fardeau écrasant, comme c’est déjà souvent le cas. On connaît les effets catastrophiques de la monoparentalité sur les femmes, leur vie personnelle et professionnelle [3].
- Autoriser le divorce, reconnaître les naissances hors mariage, et instaurer un droit symétrique en cas de séparation. C’est ce qu’a fait le législateur après vingt sept ans d’évolution, depuis la loi de 1975 jusqu’à celle de 2002.
La troisième solution n’est pas idéale, mais elle est sage et a le mérite d’être cohérente avec les autres évolutions de la société. En effet, la parité et l’égalité entre les sexes fait partie des aspirations actuelles et de nombreuses lois et décisions vont dans ce sens. Encore faut-il que la loi soit appliquée, par les magistrats, mais aussi par les experts, et les différentes personnes qui sont chargées de le faire. Les solutions sont donc, en allant de la meilleure aux pires :
- Les parents s’accordent et trouvent entre eux une solution optimale, qui ne sera pas forcément une résidence alternée, ni la présence exclusive chez la mère. Notons que s’ils se mettent d’accord, les parents divorcés, comme les mariés, ne consultent en général pas de juge, ni de pédopsychiatre, pour trouver une solution. Il serait donc important d’informer ces parents sur les travaux récents de psychologie du développement, pour éclairer leurs décision sans la prendre à leur place.
- Les parents sont en désaccord, et les efforts faits pour les conduire à trouver un accord (dont la médiation) ont échoué, mais chacun d’eux présente toutes les garanties de sérieux concernant l’organisation de la vie de leur enfant, et ne souffrent pas de troubles de santé mentale. Dans ce cas l’enfant a deux domiciles et partage son temps entre celui de son père et celui de sa mère, de manière la plus égale possible. Chaque parent a ainsi une part équitable de plaisirs et de charges. Il peut se consacrer à son enfant, et à sa vie personnelle. L’enfant bénéficie de ses deux parents, mais est obligé de s’adapter à ce mode de vie.
- La répartition est impossible. Un des parents sera alors parent « principal » et hébergera son enfant la quasi-totalité du temps. Il conviendrait que dans le choix de ce parent on tienne compte de la bonne volonté mise par chacun pour trouver une meilleure solution, ainsi que des garanties qu’il donne de laisser à l’autre parent une place minimale.
- Enfin, dans les cas les plus graves, il peut être préférable de confier l’enfant à une institution plutôt que d’en faire un otage de ses parents.
Dernier point. Je partage avec M. Berger le souhait que des recherches soient menées sur le sujet, et qu’elles soient menées par des spécialistes de diverses disciplines (psychologues, psychiatres, et aussi sociologues, pédagogue, juristes, etc.) Mais, plutôt que de croire à l’illusion qu’on pourra les trouver « sans idées préconçues », je préfère faire appel à des personnes qui acceptent de confronter les idées préconçues des autres avec leurs propres idées, tout aussi préconçues, dans la tolérance de la diversité, et pour la recherche de la vérité.
Notes
- Cf. Ariès (Philippe), L’Enfant et la vie familiale sous l’Ancien régime, Paris, Seuil, collection « L’Univers historique », 1973 ; Badinter (Élisabeth), L’amour en plus. Histoire de l’amour maternel, XVIIe-XXe siècle, Paris, Flammarion, 1980.
- Décoret (Bruno), Pères séparés, pères tout de même, Paris, Anthropos, collection « Exploration interculturelle et science sociale », 1997.
- Neyrand (Gérard), Rossi (Patricia), Femmes « chef de famille » en situation précaire, recherche initiée et pilotée par la Délégation régionale aux droits des femmes et à l’égalité de la Région PACA.
Mise à jour du 21 mars 2003
Cet article a été publié dans la revue Dialogue, nº 159, 21 mars 2003, pp. 119-121.