Conférence du 22 avril 2002, organisée au Puy-en-Velay par l’Union départementale des associations familiales de la Haute-Loire.
S’agissant de la relation entre les parents et les enfants, on se plaît quelquefois à opposer l’autorité parentale et la responsabilité parentale. Le législateur, notamment, a pu être interpellé sur l’opportunité de remplacer, dans le code civil, la notion d’autorité parentale par celle de responsabilité parentale. Pour certains, la première conserverait une sorte de relent patriarcal devant être mis en question. La crise de l’autorité n’aurait finalement rien d’étonnant puisque la notion même d’autorité serait attachée à un monde révolu et qu’il conviendrait, sous peine d’être réactionnaire, de la laisser progressivement s’effacer. À l’inverse, le concept de responsabilité serait moins tourné vers la conservation des traditions et de l’ordre en place, il serait davantage orienté à un projet, à un avenir. De plus, la responsabilité, en tant qu’elle résulte d’un contrat librement consenti et donne en conséquence un certain nombre d’obligations, serait bien plus congruente à la philosophie juridique de la modernité.
Pour juger de la pertinence d’une telle opposition, il conviendrait d’abord de savoir ce qu’on entend par autorité parentale. Or le droit, où cette notion se trouve inscrite, est une pensée qui, contrairement à la philosophie, ne procède pas par définition. Il décline les divers cas qui tombent sous le coup d’une notion et, en l’occurrence, il mentionnera les divers attributs de l’autorité parentale, mais sans la définir en son essence. On peut se demander alors quel sens il y a à substituer une notion à une autre si ni l’une ni l’autre ne sont définies. C’est pourquoi, s’agissant de comprendre les notions juridiques, on ne peut évidemment en rester au droit.
L’étymologie n’est pas d’un meilleur secours. Que nous importe de savoir que le mot « autorité » vient du verbe latin augere, qui signifie augmenter, si l’on ne sait pas qui augmente ou qu’est-ce qui est augmenté dans une relation d’autorité ? Quant à la responsabilité, si l’on sait bien qu’étymologiquement elle signifie être en état de « répondre de », elle exige que soit élucidé ce que veut dire répondre. L’étymologie n’est rien sans l’interprétation qu’on en donne et cette interprétation ne se trouve pas dans l’étymologie elle-même.
Dès qu’alors on cherche à y voir clair et à se donner une définition satisfaisante des idées qu’on agite, on entre dans la philosophie. Ce qui ne signifie nullement que la définition est là, toute prête, comme quelque chose qui nous attend. Toute définition est une interprétation. Il va donc s’agir de donner un sens possible à l’autorité et à la responsabilité, tout en sachant qu’il n’est pas le seul possible et que ce sens est donc condamné à demeurer problématique.
Mais se mettre en quête d’un sens possible ne consiste nullement à opérer un choix arbitraire. Interpréter n’est pas choisir librement un sens. C’est s’enfoncer dans une expérience et déchiffrer cette expérience jusqu’à ce qu’un sens s’en dégage. C’est pourquoi l’autorité et la responsabilité parentales ne peuvent se définir qu’à partir d’une expérience parentale. On pourrait même dire, en inversant la perspective, que toute pratique parentale contient déjà en germe une définition de l’autorité et de la responsabilité, même si elle ne la dégage pas en concepts. Toute expérience parentale est une pré-compréhension de l’autorité et de la responsabilité, de sorte qu’un père ou une mère ne saurait attendre du dehors la définition qu’il n’a pas mais il a à la construire à partir de son expérience parentale.
Trois modèles d’autorité
Lorsque l’on évoque la crise de l’autorité, on songe d’abord à l’autorité extra-familiale, comme l’autorité politique, l’autorité religieuse ou l’autorité intellectuelle. Ces formes-là d’autorité sont extrêmement difficiles à mettre en place, encore plus à maintenir. En un sens, la crise est leur état le plus commun. À l’inverse, l’autorité parentale semble jouir d’une sorte d’évidence qui explique qu’on en fait souvent le modèle des autres formes de l’autorité. Cette évidence provient de ce que l’autorité parentale prend appui sur un fait de nature : la réalité biologique de la filiation. Un lien charnel préexiste dont la relation d’autorité ne sera que le développement historique. L’autorité parentale articule donc deux ordres distincts. En tant que parentale, elle est liée à l’ordre génétique de la reproduction. Cet ordre se construit dans une logique de la ressemblance, de la répétition et dans une relation à la mort. Mais cet ordre s’ajointe à un autre, qui est l’objet de notre recherche : à savoir celui de l’autorité. Ce qu’il y a de propre à l’autorité dans l’autorité parentale ne pourra donc se découvrir que si on le dissocie du lien charnel : le lien d’autorité est d’une autre essence.
Voilà donc notre problème qui se précise. Il est normale de vouloir comprendre l’autorité à partir de l’autorité parentale puisqu’elle en est la forme la plus naturelle, la plus évidente et celle qui sert de modèle aux autres. Mais il est également paradoxal de procéder ainsi car l’autorité parentale est la forme la plus mêlée, la moins pure de l’autorité : elle est toujours engagée dans un lien génétique, qui devient ensuite un lien sentimental. Par exemple, l’autorité parentale est le plus souvent imbriquée à l’amour des parents pour leurs enfants. Or cette imbrication ne peut être totalement harmonieuse : elle est une tension entre deux logiques différentes. L’autorité creuse l’écart entre les êtres, elle exclut la réciprocité, elle exige le respect des places. À l’inverse, l’amour annule les différences, exige la réciprocité et appelle l’identification. Comment l’autorité parentale pourrait-elle alors demeurer une vraie forme d’autorité si elle est conduite à composer avec quelque chose qui lui est aussi contraire ? D’ailleurs, selon la manière dont s’équilibre cette tension, on obtient des formes différentes de familles, les familles traditionnelles donnant une primauté à l’autorité alors que la famille occidentale la plus récente, cette famille sentimentale que l’on connaît, donne à l’amour une place prépondérante. Mais quelque résolution qu’elle reçoive, cette tension, c’est-à-dire cette ambiguïté, demeure. En effet, même dans la famille la plus sentimentale, une certaine autorité parentale subsiste, et sa dénégation prépare parfois de brusques retours.
Si difficile qu’il soit, donc, de la dissocier du charnel et du sentimental, l’autorité introduit, cependant, dans l’expérience parentale un lien spécifique, et aussi primaire que le lien charnel. En quoi consiste-t-il ? Disons qu’on peut le penser selon trois modèles.
D’abord le modèle instrumental. Dans la perspective qu’il ouvre, l’adulte se sert de l’enfant pour… Pour travailler : les enfants ont souvent été des bras. Il s’agit là d’une instrumentation économique. Mais il existe des formes beaucoup plus psychologiques de l’instrumentation. On peut se servir de l’enfant pour s’aimer soi-même, dans le cadre d’une relation narcissique, et attendre en retour que l’enfant nous aime, nous confirme dans notre être, nous reconnaisse, voire assez souvent nous répare. Il s’agit alors d’une sorte d’appropriation sentimentale de l’enfant dans laquelle l’enfant est un objet psychique. Mais il existe aussi une instrumentalisation politique de l’enfant. Celui-ci est alors un moyen pour commander les autres. Songeons à la publicité qui se sert de l’enfant pour produire des comportements de consommation. Mais songeons aussi à la pratique judiciaire qui, tout en se référant à la protection de l’enfance, ne manque pas de se servir de celui-ci pour gouverner ou sanctionner les parents. Toujours dans cet ordre d’idée mais sur un plan plus épistémologique, on ne peut oublier que l’enfant sert, dans l’image qu’on s’en construit, à asseoir le pouvoir des spécialistes qui parlent au nom de celui qui ne sait pas encore parler ou dont la parole est flottante. Enfin, pour mentionner une quatrième forme d’instrumentation, qu’on peut appeler symbolique, on peut concevoir que l’enfant est là pour reproduire l’ordre socioculturel. À l’intérieur d’une famille, l’enfant peut être plus ou moins sommé de prendre en charge le patrimoine familial, dans le sens matériel, professionnel ou moral (les valeurs) de ce terme. Dans la société, les jeunes sont sommés de s’intégrer, c’est-à-dire de reproduire l’ordre en place. L’enfant est alors objectivé dans le sens où il devient le support de la transmission, l’agent passif de l’héritage.
Il ne peut être question de rejeter totalement un modèle instrumental dont nous venons de voir l’ampleur et la variété des formes. Ce que nous appelons « autorité », c’est aussi, et d’une manière irréductible, une certaine instrumentalisation de l’enfant. Et il est vain de déclarer certaines formes d’instrumentalisation plus légitimes, ou plus hautes, que d’autres : elles sont toutes du même ordre.
Cependant, le modèle instrumental représente une forme inférieure de l’autorité. Une forme qui, bien qu’insuppressible, doit être limitée et subordonnée à un autre type de relation avec l’enfant. La raison en est assez claire. Aristote déjà avait opéré, dans l’ordre des essences, une coupure nette entre l’esclave et l’enfant. Le premier épuise son être dans le service qu’il rend, alors que le second est un être libre, ou du moins promis à la liberté. En tant que tel, il ne saurait être durablement soumis aux besoins économiques, affectifs, politiques ou sociaux des adultes. Certes, entre l’essence et la réalité humaine, il faut faire sa part à l’imperfection qui habite toute relation humaine. Cependant, l’autorité n’est pas fondamentalement se servir de l’enfant pour…
Il existe un deuxième modèle, qu’on peut appeler individualisant, et qui consiste à considérer l’enfant en lui-même et pour lui-même. Depuis Rousseau, c’est ce modèle qui prévaut dans la pédagogie moderne. L’enfant en lui-même, il faut d’abord le connaître, le construire en objet de connaissance. Dans l’Émile, lorsque Rousseau écrit « on ne connaît point l’enfance », il ouvre un étonnement nouveau devant un être que jusqu’alors on se souciait moins de comprendre que, précisément, d’utiliser, ou pour le moins de former de telle sorte qu’il réponde à nos besoins. Ce nouvel étonnement, outre qu’il nous oblige à sortir du modèle instrumental, nous invite à appréhender l’enfant comme être spécifique, qui a sa logique propre, et qu’il faut donc respecter en tant que tel. Françoise Dolto, qui représente un avatar récent du courant rousseauiste, écrit, par exemple, dans le langage d’aujourd’hui : « Les adultes veulent comprendre les enfants et les dominer : ils devraient les écouter. » Cette approche ouvre sur une autre manière de finaliser l’action éducative. Il ne s’agit plus de se servir de l’enfant pour…, de l’inscrire dans nos projets, mais de l’accompagner, de se mettre à son écoute, de le servir. À la limite, l’enfant est à lui-même sa propre finalité. Déjà on trouverait cette idée chez Rousseau qui nous dit, de l’enfant, que « avant la vocation des parents, la nature l’appelle à la vie humaine ». Ici encore la nature sert de guide à l’enfant. Mais, dans des conceptions nettement plus individualisantes et extrémistes, on irait jusqu’à dire que l’enfant est à lui-même son propre guide, et une Françoise Dolto peut écrire : « Nous n’avons rien à imposer aux enfants. »
Ce deuxième modèle, s’il permet utilement de corriger les excès du premier, porte d’autres dangers et ouvre à d’autres excès qu’on pourrait désigner comme « pédocentrisme », en reprenant cette expression au juriste Jean Carbonnier. Le pédocentrisme s’est imposé en pédagogie, dans le droit et dans la vie familiale elle-même où l’on voit apparaître la figure de l’enfant-roi et de l’enfant-tyran. Rousseau déjà, qui, étant un grand penseur ne pense jamais dans un seul sens, rapporte cette parole de Thémistocle : « Ce petit garçon que vous voyez là est l’arbitre de la Grèce, car il gouverne sa mère, sa mère me gouverne, je gouverne les Athéniens, et les Athéniens gouvernent les Grecs. » On voit donc que l’enfant-tyran, s’il caractérise bien la période contemporaine, a connu dans le passé d’autres périodes fastes, par ce jeu cyclique de l’histoire qui ramène des figures semblables dans des contextes différents. Ce qu’il importe de voir, c’est que, dans le pédocentrisme, l’autorité ne disparaît pas, comme on pourrait le croire, mais elle choisit de s’assumer comme le renoncement à soi-même, ou plus encore comme son inversion. L’autorité, en effet, étant un lien primaire, est, en tant que tel, irréductible. Si les parents, qui ont l’autorité, y renoncent, elle ne disparaît pas pour autant : ce sont les enfants qui la prennent. Dans La crise de la culture, Hannah Arendt propose une analyse très lucide des dérives du pédocentrisme. Elle écrit, par exemple : « L’autorité a été abolie par les adultes et cela ne peut que signifier une chose : que les adultes refusent d’assumer la responsabilité du monde dans lequel ils ont placé les enfants. » Dans ce texte, elle souligne le ridicule de l’idée, chère à Dolto, de vouloir « libérer » les enfants, selon l’idéologie simpliste de l’émancipation (des travailleurs, des femmes, etc.). Il n’y a pas de sens à vouloir libérer les enfants, car ce sont des êtres qui ne sont pas encore formés. Mais Hannah Arendt montre aussi le danger que cette conception d’adulte fait peser sur les enfants : « Affranchi de l’autorité des adultes, l’enfant n’a donc pas été libéré, mais soumis à une autorité bien plus effrayante et vraiment tyrannique : la tyrannie de la majorité. » Celle qui s’exerce, notamment, au sein des groupes d’enfants ou d’adolescents, des bandes, etc.
Cette critique du pédocentrisme ne doit pas conduire à refuser en tout le modèle individualisant dont nous venons de parler. Il existe, assurément, une spécificité de l’enfant, une nature en lui, qu’il faut reconnaître et respecter. Mais, à s’interroger davantage sur cette nature, on découvrira peut-être qu’il s’agit moins de la nature d’un être (existant par lui-même, dans une individuation close) que de la nature d’un lien, une certaine manière d’entrer en relation avec… C’est l’enjeu posé par l’introduction d’un troisième modèle.
Dans ce troisième modèle, qu’on peut appeler relationnel, parents et enfants s’engendrent mutuellement par le lien qui les lie. Ce lien n’est pas de subordination, il ne consiste pas à s’approprier l’enfant comme un petit esclave, il n’est pas tourné vers l’exercice d’un pouvoir (par la force) ou d’une domination (par l’habitude). Mais ce lien n’est pas davantage un lien d’égalité. Par exemple, on ne discute pas vraiment avec un enfant. La discussion, qui est d’ordre rationnel, et repose sur la force propre des arguments, exige l’égalité de ceux qui discutent. L’horizon de toute rationalité est de supprimer la relation d’autorité. Or l’enfant ne peut rentrer dans la discussion. Infans, il ne parle pas. Puer, il n’est pas un partenaire. On parle, bien sûr, avec l’enfant. Mais, dans cette parole, la relation d’autorité vient toujours encadrer et arrêter la libre discussion. Parler avec l’enfant, c’est mimer la discussion. On trouve, d’ailleurs, très souvent, de ces discussions mimées entre adultes, dès qu’une autorité (par exemple l’autorité de l’État dans telle ou telle négociation ou dans telle ou telle procédure) vient faire irruption dans l’ordre de la rationalité. En réalité, l’échange verbal avec les enfants a une fonction étrangère à la discussion : et c’est de construire le lien d’autorité. Ce lien, s’il n’est pas égalitaire, n’est pas davantage hiérarchique. Une hiérarchie, en effet, suppose une instance extérieure qui la garantisse. Or, le lien d’autorité, s’il doit être protégé par l’ordre social, n’est pas institué par celui-ci : il se construit de lui-même, dans une relation de face-à-face et dans la dissymétrie qui lui est propre.
Autorité et référence
Ayant vu ce que ce lien d’autorité n’est pas, essayons de préciser ce qu’il est. D’abord nous dirons que le premier aspect de sa dissymétrie est à chercher dans sa genèse. En effet, contrairement à ce qu’on pense, le lien d’autorité naît d’abord par l’enfant, ou de l’enfant. Il répond à un appel de l’enfant et il ne lui est pas imposé. Bien sûr, nous n’allons pas répondre ici à la question : qu’est-ce qu’un enfant ? Mais on peut toujours dire que l’enfant est ce qui vient : c’est lui qui pousse, c’est lui qui croît, c’est lui qui change, toujours en avance sur nous, toujours nous surprenant. Dans la relation adulte/enfant, c’est, le plus souvent, l’enfant qui a l’initiative. C’est à partir de là qu’on pensera l’autorité, comme ce qui se fonde non pas sur celui qui la possède mais sur celui qui la demande. Autant qu’il est l’être qui vient, l’avenant de l’avènement, l’enfant est l’être de la demande, de l’appel. Car il est principalement un être dans la détresse. Fondamentalement insuffisant et dépendant, il a besoin d’être protégé et d’être guidé : il demande à obéir (comme cela se voit encore chez les adultes lorsqu’ils se retrouvent dans des détresses d’enfants). Cette demande a plusieurs formes. L’enfant demande à croire quelqu’un qui sache, ce qui ouvre sur la croyance ; il demande à être confié à quelqu’un qui veuille son bien, ce qui ouvre sur la confiance ; il demande à pouvoir s’attacher, ce qui ouvre sur l’amour.
Le lien d’autorité trouve son origine dans l’appel de l’enfant ; puis il se met en place par la réponse que les parents apportent à cet appel. Cette réponse peut se faire dans deux registres qui ne s’excluent nullement, même s’ils ont des logiques différentes. La réponse peut être, doit être celle de la sollicitude. La sollicitude vient assister l’enfant, le protéger, faire à sa place ce qu’il ne peut pas faire. Autant que nécessaire, elle est insuffisante. Elle doit faire place à une deuxième sorte de réponse, qui est de donner à l’enfant les références dont il a besoin pour grandir dans le monde. C’est cette deuxième réponse qui construit le lien d’autorité. Autrement dit, au cœur de l’autorité, comme ce qui la construit et la reconstruit sans cesse, on trouve le lien référentiel en tant qu’il est une réponse à l’appel que l’enfant lance, dans sa détresse, à ses parents.
Mais que faut-il entendre par « référence » ? Passons rapidement sur le fonctionnement externe de la référence : il est important mais il n’est pas l’essentiel. Entendons par là que l’enfant est référé à ses parents par les autres : par son entourage, par les autorités, par la société dans son ensemble. « C’est elle ta mère », « c’est lui ton père » : ce message existe implicitement dans un très grand nombre de messages adressés à l’enfant. Les parents sont par là désignés comme les « auteurs » de l’enfant, donc ceux qui ont sur lui autorité. Le contraire de ce fonctionnement externe de la référence, c’est le détournement. Si le détournement de mineur est, en tant que tel, un délit, il existe de multiples formes de détournements, dans un sens large, et parfois commandées par les intentions les plus philanthropiques qui soient. On songera aux différents types d’enrôlements dont le plus évident est celui des sectes. Mais il faut reconnaître aussi que l’école, le travail social et l’appareil judiciaire n’ont pas toujours su éviter les travers du détournement, qui consistent à couper la référence de l’enfant à ses parents plutôt qu’à l’étayer.
Mais l’essentiel, c’est la référence qui se construit dans le lien lui-même, dans le face-à-face ou dans la triangulation originaire. C’est cette référence interne qui donne son sens et sa légitimité au fonctionnement externe de la référence. Comme nous l’avons dit, c’est l’enfant qui a l’initiative : c’est lui qui, à partir de sa détresse, se réfère à sa mère comme étant sa mère et à son père comme étant son père. Les parents sont alors mis en demeure de savoir quoi faire de cette manière qu’a l’enfant de se référer à eux. Et là, on se trouve à un moment décisif dans la problématique de l’autorité. Des pères et des mères, en effet, peuvent choisir de faire fonctionner la référence, celle qu’initie l’enfant, et dont ils sont les premiers référents, ils peuvent choisir de l’élargir, de l’amplifier, de l’ouvrir au monde. Mais d’autres mères, d’autres pères peuvent être enclins à bloquer cette dynamique référentielle naissante, à capter ce mouvement de l’enfant et à s’instaurer, eux, premiers référents, comme des référents ultimes, comme des référents totaux. Se met alors en place une parentalité d’obstruction, de fermeture au monde. On en connaît les ressorts psychiques, par exemple ce jeu de miroirs narcissiques dans lequel on enferme l’enfant. On en connaît les manifestations sociales, par exemple cette captation de l’enfant, ce désir de le garder soi, à soi, tout à soi. En réalité, il s’agit là d’un dévoiement de l’autorité, qui relève davantage de la séduction que d’autre chose. Notre thèse est que le lien d’autorité est ce qui fait jouer la référence, ce qui prolonge la dynamique référentielle initiée par l’enfant. Il n’est ni une instrumentalisation de l’enfant, ni son émancipation prématurée au nom du respect de sa mystérieuse singularité. Il n’est pas davantage une captation de l’enfant dans le narcissisme amoureux. Il est le retournement des deux référents premiers en signes. Il s’agit là d’une parentalité de signifiance. Lorsque père et mère renvoient l’enfant à plus qu’eux-mêmes, ils accroissent leur autorité à la mesure de leur propre transparence.
Pour préciser en quoi consiste référer l’enfant au monde, élargir la dynamique référentielle afin que père et mère deviennent les signes du monde, il faudrait élucider la relation entre le monde et la référence. Pour Heidegger, par exemple, qui redéfinit philosophiquement la notion de « monde », celui-ci n’est justement qu’un système de références, de signes, nous ajouterons de symboles. Mais nous ne pouvons nous engager ici dans ce qui constitue l’arrière-plan philosophique de la conception de l’autorité qu’on vient de développer. Restons-en à quelques indications très élémentaires. L’autorité parentale qui réfère l’enfant au monde opère principalement dans trois dimensions. D’abord, elle réfère l’enfant à l’espace. Les parents constituent pour l’enfant ce que Husserl appelle « le point zéro » de toute orientation. Ils sont le point d’ancrage ou d’attache de la spatialité enfantine. C’est ainsi qu’ils ouvrent à l’enfant son « chez soi ». Celui-ci se dispose comme adresse, comme foyer et comme pays (ou patrie si l’on veut). Le foyer comporte une dimension affective que l’adresse ne comprend pas, étant plus administrative. Mais celle-ci a également une valeur symbolique qu’on ne doit pas négliger. Quant au pays, il est plus large mais il est dans la radiance du foyer. Dans l’histoire, les parents réfèrent l’enfant à sa lignée généalogique. C’est par cette profondeur des générations sentie de l’intérieur de la famille, si les parents s’y réfèrent, que le sens de l’histoire peut naître chez l’enfant et qu’ensuite il pourra s’intéresser ou pas à l’histoire savante, celle qu’on apprend à l’école. Cette référence généalogique donne également à l’enfant sa place générationnelle en composant, justement, un prénom à un nom. La troisième dimension de la référence consiste à introduire l’enfant dans le monde du sens, de la culture. Elle s’opère originairement par l’apprentissage linguistique. Apprendre à parler à l’enfant, telle langue plutôt que telle autre, selon tel niveau de langue ou selon tel autre, relève totalement de l’autorité parentale.
La responsabilité parentale
Il pourrait sembler que, jusqu’à présent, en quête de ce qui constitue le lien d’autorité, nous avons laissé de côté la responsabilité. Ce serait le cas s’il fallait effectivement, comme nous l’avons indiqué en introduction, séparer, voire opposer ces deux termes. Or il n’en est rien, puisque, tout en parlant de l’autorité, nous avons déjà élucidé la notion de responsabilité. En effet, nous avons déjà vu que les parents ont doublement à répondre. Ils ont à répondre à l’appel de l’enfant, à sa détresse. En ceci, ils ont la responsabilité d’entrer ou de ne pas entrer (c’est l’abandon, total ou partiel) dans le lien d’autorité, de le construire ou pas. L’attitude démissionnaire face à l’autorité, qui conduit celle-ci à renoncer à elle-même, et qui peut recevoir des justifications spécieuses dans une certaine vision de l’enfance, est déjà une forme d’irresponsabilité, ou une responsabilité clairement assumée dans l’abandon, du moins partiel, de l’enfant, du coup livré à lui-même. Mais les parents ont également à répondre de la réponse qu’ils donnent à l’enfant. Que font-ils, eux les référents premiers, de l’autorité que l’enfant leur confère ? On voit donc que la responsabilité des parents est toujours une responsabilité quant à l’autorité qu’ils ont : l’assumer ou pas, en user pour ouvrir au monde ou pour capter l’enfant. Dans l’expérience parentale, les deux notions sont toujours liées l’une à l’autre et ne peuvent donc, en aucun cas, être opposées.
Cependant, à l’égard de l’autorité parentale, la responsabilité n’est pas seulement celle du parent engagé dans un lien maternel ou paternel. Le lien d’autorité est fragile et il doit, de ce fait, être renforcé de l’extérieur. Il résiste difficilement si ce n’est pas le cas, et encore plus difficilement s’il entre en conflit avec d’autres autorités. Nous avons jusqu’à présent parlé des parents, comme si entre eux une sorte d’accord idéal existait toujours. Sur ce point, la notion juridique d’autorité parentale, au singulier, s’inscrit dans cette vision idéale des choses, et comment ne le ferait-elle pas tant il est vrai que l’autorité parentale exige, pour se maintenir, un accord plus ou moins complet entre les parents ? L’autorité parentale n’est pas l’autorité de la mère ajoutée à l’autorité du père. Elle n’est pas une somme. Elle est l’indifférenciation des deux. Dès que les deux se distinguent, l’autorité diminue, et encore plus si les deux s’opposent. L’autorité parentale est, en fait, celle du couple parental. Comment le mari et la femme s’harmonisent à l’intérieur de ce couple est extérieur au fonctionnement de l’autorité. Le singulier de celle-ci n’est pas la somme de composantes dissociables (volonté du père et volonté de la mère), elle n’est même pas la synthèse d’oppositions (cette synthèse s’opère dans le couple parental mais ne subsiste pas dans le lien d’autorité) : c’est un singulier d’indifférenciation. On voit donc que la responsabilité parentale, en tant qu’elle est responsabilité d’assurer l’autorité qui fait grandir et de bien en user, est aussi, pour le dire brutalement, la responsabilité de faire couple ou pas. Encore une fois, le point de vue de l’adulte sur le couple ne permet pas de croire à cet idéal de l’entente des conjoints, et notamment en ce qui concerne les enfants. Mais ce qui est engagé dans l’autorité parentale, c’est le point de vue de l’enfant sur le couple. Et, de ce point de vue, l’autorité est affaiblie et blessée dès que la dissension s’introduit entre les parents. C’est déjà la fin de l’enfance, lorsque l’adolescent découvre, sans s’en inquiéter, les divergences entre ses parents : ces divergences vont précisément lui permettre de contester une autorité dont il a moins besoin et de gagner en liberté.
Mais il existe également une responsabilité de la société à l’égard de la fragilité de l’autorité parentale. C’est une question politique importante de savoir quelle relation l’autorité politique choisit d’établir avec l’autorité parentale. Elle peut, par exemple, charger les parents, traditionnellement le père, de la représenter, plus ou moins bien, auprès de l’enfant. Elle peut, à l’inverse, se construire pour rééquilibrer l’autorité parentale, ou la corriger en un certain sens. Dans ce cas, elle se pose comme clairement distincte de l’autorité parentale. Or, même si son souci est l’équilibre, elle blesse fondamentalement le lien d’autorité en introduisant une sorte de dyarchie parents/État. On songera aux procédures judiciaires en matière familiale. À partir du moment où un juge s’introduit comme une source d’autorité distincte de celle des parents, quelles que soient ses bonnes intentions, il jette le discrédit sur l’autorité, la sienne et celle des parents. On voit donc que la responsabilité de l’État, en l’occurrence la responsabilité de l’appareil judiciaire, est grande en ce qui concerne l’autorité parentale, son étayage ou son affaiblissement. La responsabilité parentale n’est pas seule en cause dans l’affaiblissement de l’autorité parentale, dans l’échec possible d’un lien, dans sa blessure : la responsabilité du conjoint est souvent engagée et celle de la société, de l’État, de ses institutions l’est également assez souvent.
Il ne s’agit évidemment pas de défendre l’autorité en tant que telle, comme si elle était une fin en elle-même selon ce que certains semblent quelquefois penser. Nous entendons l’autorité sous la forme d’un lien qui, en référant l’enfant au monde, lui fournit le service dont il a besoin pour grandir. Si bien que la responsabilité à l’égard de l’autorité, celle du parent, celle de son conjoint, celle de la société, est une responsabilité à l’égard de l’enfant, et aussi à l’égard du monde, en tant que monde naturel et culturel dont nous sommes les gardiens. Il s’agit de construire l’enfant en le référant au monde et de renouveler le monde par l’enfant. Une approche exclusivement psychologique de l’enfant, qui le refermerait sur son histoire individuelle, nous induit en erreur. L’être de l’enfant, comme l’être de l’homme, est un être-au-monde. Il appartient à la responsabilité parentale d’avoir également souci du monde, car l’enfant lui est promis. Ce n’est qu’en l’introduisant dans un monde qui a du sens qu’on permettra à l’enfant de trouver un sens à sa vie. Plus nous pensons à la responsabilité parentale, plus nous la voyons s’élargir : elle est appelée à avoir aussi souci du sens.
Vers une éthique parentale
Il resterait, à partir de ces rapides indications, à nous demander quelles pourraient être les bases d’une éthique parentale. À partir de sa réflexion dans un tout autre domaine, Hans Jonas a bien montré que, si l’on veut sortir de la logique de la puissance et adopter une attitude responsable, alors il faut encadrer l’action humaine par une éthique. La forme la plus triviale, aujourd’hui, de la volonté de puissance est l’acte de rupture par quoi un conjoint reprend sa liberté sans se soucier de la souffrance des autres, et notamment des enfants. Notre époque doit être celle du renversement de la puissance en souci éthique. Ce qui est vrai dans la relation de la l’homme à la nature, à la nature terrestre comme à la nature biologique, le serait-il moins dans la relation de l’homme à sa descendance ? Il est certes louable de vouloir sauver, sur terre, les conditions de possibilité de la vie biologique ; mais c’est de la vie humaine, de la vie civilisée que nous voulons la perpétuation. Autrement dit, si l’écologie et les biotechnologies appellent une éthique, la génération des enfants en appelle une également. Il est temps d’oser parler d’une éthique parentale, tout en ajoutant immédiatement que l’un de ses principes premiers doit être de reconnaître la pluralité des éthiques d’une famille à l’autre. Cette diversité une fois admise et approuvée, il n’y a peut-être pas beaucoup de principes généraux susceptibles d’être posés. Disons que le lien d’autorité doit être tourné vers son avenir et préparer son déclin, qui est l’émancipation de l’enfant. Qu’un enfant ne peut être totalement inscrit dans un projet parental, puisqu’il est lui-même l’éclosion d’un projet propre. La responsabilité parentale n’est pas l’expression de la volonté parentale, s’il est vrai qu’il ne s’agit pas de vouloir pour l’enfant mais de vouloir l’enfant comme volonté propre. Mais l’éthique parentale trouvera surtout son actualité en posant le devoir de préserver l’intégrité psychique de l’enfant en ne l’exposant pas à la blessure de ses liens fondateurs, à l’éclatement de son système référentiel. L’enfant n’est tout de même pas une matière première informe, dont on pourrait faire ce qu’on veut, et qu’on pourrait acclimater à n’importe quelles mœurs, à n’importe quelle ambiance culturelle. L’enfant est porteur d’une dynamique propre qui va l’amener à faire appel à deux référents fondateurs qui lui renverront, comme premier signe, le couple qu’ils forment. Nous pensons, mais sans pouvoir le développer ici, que le couple n’est pas un signe comme un autre. Il est présent en tout signe, comme loi secrète de la signifiance et du symbolique. Il ne peut pas même y avoir de langage (les signes sont des couples signifiant/signifié), pas même y avoir de monde sans l’union que le couple incarne. Mais, pour l’enfant, le couple est beaucoup plus qu’il ne saurait comprendre : il lui donne le rôle tout à fait étonnant d’exister comme ce qui unit le dissemblable. Tout ce qui va dans le sens de cette union le conforte dans son existence, et tout ce qui va contre cette union le conteste et est ressenti comme la négation de son existence, comme sa propre mort. C’est pourquoi la responsabilité parentale est une coresponsabilité où père et mère sont responsables de l’enfant mais où, aussi, le père est responsable de la mère pour l’enfant et la mère responsable du père pour l’enfant. Le devoir, pour chaque parent, d’assurer à l’enfant la présence de l’autre parent appartient assurément à l’éthique parentale. Si l’on entend bien, pour chaque parent, la double prise en charge qui lui incombe, celle de l’enfant lui-même et celle de l’autre parent pour l’enfant, alors on peut reprendre, pour affirmer qu’il existe bien une éthique parentale, cette formule de Hans Jonas : « Consentir à cette prise en charge était contenu dans l’acte de procréation. »