Organisation parentale et persistance du lien après divorce

Divorce et enfant

Résumé
Cette étude s’insère dans une recherche-action ethnométhodologique sur la vie des pères et de mères divorcés. Dans le groupe étudié, après le divorce, hommes et femmes ont connu un vécu parental différent, qui tient sans doute à une répartition différenciée des rôles pendant la vie conjugale. La co-parentalité subsiste après séparation, ce qui entraîne la persistance d’un lien et requiert la mise en place délicate d’une juste distance. Ce qui, corollairement, rend plus difficile le deuil de la relation conjugale, l’ex-conjoint restant présent à travers les enfants.

Recherche ethnométhodologique avec des hommes et femmes divorcés

Le présent article relate le travail de recherche-action d’un groupe d’hommes et de femmes divorcés qui s’est réuni deux fois par mois, pendant deux heures, de septembre 1998 à avril 1999 [1]. L’objectif de départ était double : d’une part développer une recherche, avec projet de publication de résultats ; d’autre part créer un groupe d’évolution permettant à ses membres de tirer profit personnel de leur participation. Les principes de travail – conformes à ceux de l’ethnométhodologie [2], dont les notions sont indiquées en italique – peuvent s’énoncer ainsi :

  1. On travaille à partir du vécu personnel de chaque membre du groupe, chacun restant libre de son implication. Tous les acteurs de cette recherche – chercheur professionnel ou profanes – sont membres du groupe [3] que l’on étudie, à savoir les pères et mères divorcés. Le sujet est la vie des divorcés sous tous ses aspects, mais on privilégie au départ la parentalité.
  2. Tous participent en tant qu’experts [4] de leur problématique. Ils connaissent un certain nombre des allant de soi des divorcés. Ils ont développé des ethnométhodes pour répondre aux problèmes auxquels ils sont confrontés (ce sont ces ethnométhodes que la recherche nous fait découvrir). Le travail du groupe se fait en exposant des faits vécus et ses membres élaborent ensemble les conclusions qui en sont tirées.
  3. Chaque participant utilise les résultats de la recherche dans sa propre vie. Il ne se situe donc pas en individu passif, mais au contraire en maître d’œuvre de son évolution. Il participe directement à la compréhension de sa situation et n’est donc pas ce que l’ethnométhodologie appelle un idiot culturel [5].
  4. La recherche se situe en dehors de toute idéologie et n’a pas pour but une action militante ; elle est donc protégée contre les risques d’induction [6], vis-à-vis de laquelle l’ethnométhodologie est extrêmement méfiante. Elle garde au contraire l’indifférence ethnométhodologique [7].
  5. Le but n’est pas de trouver une théorie explicative générale des processus du divorce. Au contraire, il s’agit de comprendre ce qui se passe effectivement dans la vie de ces hommes et de ces femmes, sans en rechercher la causalité profonde, psychologique, sociologique, politique ou autre. On reste dans la modestie [8] chère à l’ethnométhodologie.
  6. En confrontant des personnes différentes, en échangeant sur les particularités de chacun, la recherche va permettre de faire un constat : le vécu, le ressenti, les représentations et même les actions des divorcés sont fortement indexés à des paramètres très variables de l’un à l’autre, comme la situation matérielle, l’âge des enfants, l’attitude de l’ancien conjoint et, surtout, le genre (homme ou femme). Le constat de cette indexicalité [9] permet à chaque membre de mieux saisir sa problématique propre.

Un compte rendu, fait à partir des notes prises est envoyé à chacun. Chaque séance commence par la validation ou la correction du compte rendu de la séance précédente. Ces comptes rendus constituent plus qu’un journal de la recherche ; ils contiennent l’élaboration des idées et l’énonciation des résultats. Ils constituent la matière de ce qui va être dit dans les paragraphes suivants.

Les caractéristiques du groupe sont résumées dans le tableau ci-dessous. Précisons que tous les participants appartiennent à la classe moyenne. Une des femmes est titulaire d’une maîtrise de psychologie, les autres participants ne travaillent pas dans les sciences humaines.

Âge Séparé depuis Initiative de Sexe et âge des enfants Enfants résidant chez Situation de famille actuelle
Alex 45 5 ans L’épouse G 15, F 12 Mère Vit seul
Bernard 51 17 ans Lui-même F 27, G 24, G 23 Père/mère/mère, puis père. Aujourd’hui tous établis Vit avec une femme qui a un enfant établi
Catherine 46 En cours Elle-même G 22, F 24 Adultes Vit seule
Fabienne 58 18 ans Elle-même F 30, G 28 Adultes Vit seule
Gabrielle 45 10 ans Elle-même F 24, G 20 Adultes Vit seule : couple non cohabitant en formation
Georges 45 3 ans L’épouse G 8, F 6 Officiellement mère, en pratique mère-père Vit seul
Jean 43 En cours L’épouse G 14, F 12 Mère Vit seul
Martine 46 2 ans Elle-même G 20, F 24, G 28 Adultes Vit seule
Nathalie 56 20 ans Elle-même F 34, F 30, F 28 Adultes Vit seule
Paul 39 1 an L’épouse F 10, G 6, F 3 Mère Couple non cohabitant avec une femme qui a deux enfants
Pierre 53 15 ans L’épouse F 23, G 19 Mère Vit avec une femme qui a deux jeunes enfants
Quentin 35 1 an L’épouse F 8, F 6 Mère En instance de vivre avec une femme qui a deux enfants

Hommes et femmes : un vécu parental différent

La répartition des rôles

Le premier sujet abordé, le vécu parental, va mettre en évidence la différence entre les hommes et les femmes. Après le divorce, à l’exception de Bernard, les pères présents n’ont pas vécu avec leurs enfants chez eux en résidence principale, alors que les enfants des cinq femmes ont tous résidé chez elles – avec une courte interruption pour Gabrielle (résidence alternée) et un arrêt plus long pour Martine, qui n’a pas vu sa fille un certain temps.

Il s’avère que cette différence entre hommes et femmes après divorce est la suite de différences mises en place pendant la vie conjugale, mais qui n’étaient pas apparues alors. Quelle était en effet la répartition des tâches pendant la vie de couple ?

Répartition des territoires pendant la vie de couple

La répartition des tâches pendant la vie de couple s’est faite différemment selon les personnes. Les cinq femmes déclarent qu’elles auraient aimé que leur mari prenne davantage sa place de père, tout en remarquant (Fabienne) qu’on ne la leur a pas forcément laissée. Les hommes se décrivent comme plutôt « modernes », s’occupant de leurs enfants dès le plus jeune âge. Pourtant, ils sont tous les principaux pourvoyeurs financiers. Jean et Georges se sont beaucoup investis dans les tâches ménagères et éducatives, surtout lorsque leur femme a eu une profession plus lucrative que la leur : mais cela a été très tardif. Quant à Paul et Pierre, leur femme ne travaillait pas à l’extérieur.

Il semble que c’est lorsque les couples se sont un peu écartés de la norme traditionnelle de répartition des rôles parentaux (mère présente au foyer, père investi dans sa profession) qu’il y a eu des frictions. Martine a du mal à reprendre un travail à temps plein après s’être arrêtée ; elle l’a fait contre l’avis de son mari. Nathalie ne l’a fait qu’après le divorce. Jean et Georges, qui se sont investis dans les tâches ménagères, ont été critiqués par leurs femmes et Paul s’est vu reprocher par la sienne de n’avoir pas profité de la présence de celle-ci au foyer pour développer sa carrière. Le poids des modèles traditionnel est grand, et il agit sans que l’on en ait vraiment conscience.

Un équilibre s’est instauré pendant la période conjugale, avec un partage des tâches et des responsabilités selon les désirs de chacun, mais aussi selon l’influence que peuvent exercer la société en général et sa propre éducation en particulier. On n’a pas l’impression d’avoir discuté cette répartition : elle s’est faite « naturellement ». En cas de tensions, chacun a fait des concessions et accepté que l’autre dépasse son territoire – avec un peu de contrainte, certes, mais volontairement, pour maintenir l’équilibre du couple et de la famille que l’on ne veut pas voir rompre, ou bien parce qu’on aimait l’autre et qu’on voulait lui faire plaisir. On n’imaginait certes pas les conséquences que cela pouvait avoir en cas de séparation. On ne voyait pas que derrière tout cela se jouait un jeu de positions qui aurait des conséquences dramatiques en terme notamment de pouvoir. En effet, l’attitude visant à sauvegarder le couple n’est pas la même que celle qui prépare la séparation.

Aujourd’hui, après le divorce, chacun porte un regard plus critique sur le rôle parental de son ex-conjoint. Georges trouve que sa femme était « mal présente », Martine et Nathalie parlent de l’absentéisme du père de leurs enfants. Quentin remarque que la mère de ses filles s’occupait des tâches matérielles, mais bien peu de l’éducation psychologique. La séparation a donc révélé des divergences éducatives qui étaient déjà bien réelles pendant la vie maritale. Le partage du « territoire » parental est aujourd’hui délicat, la mère pouvant être « trop présente » ou « mal présente » aux yeux des hommes, et le père pas assez présent aux yeux des femmes. L’idéal serait que l’autre ait exactement le territoire qu’on veut lui assigner, ce qui reviendrait à le faire disparaître en tant que personne indépendante.

Les conflits de pouvoir parental

Au moment du divorce et après, les conflits, lorsqu’il y en a, sont essentiellement des conflits de pouvoir, un des ex-époux se trouvant soumis aux décisions de l’autre sans pouvoir s’y opposer. Or, on s’aperçoit que la répartition du pouvoir se fait d’une part en fonction des rôles réels qui ont été joués, d’autre part en fonction des rôles traditionnels des hommes et des femmes dans la société. C’est ainsi que Pierre et Paul se sont trouvés privés de leurs enfants, Quentin et Alex mis en position de pères du dimanche. Georges, malgré son insistance et le temps qu’il a toujours passé à s’occuper de ses enfants, n’a pu obtenir la résidence principale, Jean se retrouve carrément mis à l’écart. De son côté, Gabrielle a tenté d’organiser un temps partagé entre son mari et elle, mais ce dernier ne semble pas avoir pu assumer ce rôle et les enfants ont préféré vivre avec leur mère.

Père écarté, mère surchargée

On note donc une très nette différence de problématique entre les pères et les mères. Les hommes se plaignent, à des degrés divers, de l’excès de pouvoir de leur ancienne épouse, qui va de la privation de la présence des enfants (Paul) jusqu’aux persécutions (Jean et Alex).

Les femmes, elles, se plaignent de la démission de leur ancien conjoint et de la charge que cela représente pour elles. Martine a particulièrement mal vécu ce qu’elle considère comme une manipulation de son ex-mari, qui est parvenu à garder avec lui un de ses enfants dont il ne s’était guère occupé auparavant. Les échanges entre membres féminins et masculins du groupe sont parfois surréalistes sur le sujet : celles-là écoutent éberluées le discours de ceux-ci, ne correspondant pas du tout à ce qu’elles ont vécu elles-mêmes.

Toujours est-il que la répartition des rôles entre un père plutôt pourvoyeur financier et une mère s’occupant majoritairement des enfants est tenace. Elle n’est pas uniquement dans les faits, mais aussi dans les représentations, héritées de l’éducation et relayées par l’environnement social. Ainsi les acteurs contribuent eux-mêmes sans le savoir à mettre en place pendant la vie conjugale une répartition qui risque de leur être difficile à vivre après. Les femmes ont pris une place maternelle importante, sans toujours laisser à leur compagnon l’espace lui permettant de s’investir comme père. Les hommes ont volontiers laissé leurs épouses prendre cette première place, s’investissant dans leur travail. Les aventures de Gabrielle, Jean et Georges montrent que le désir de créer un autre mode de partage parental ne conduit pas à un succès. La première se retrouve avec une charge financière importante, les deux autres ont été mis en position seconde (Georges) ou carrément exclus (Jean), malgré leur investissement matériel et affectif auprès de leurs enfants.

Bernard est le seul des pères qui ait gardé un des ses enfants avec lui après le divorce (et un deuxième huit ans plus tard). C’est dû, selon lui, à la relation très intense qu’il avait nouée avec tous ses enfants, notamment sa fille aînée, ainsi qu’à la combativité de celle-ci dans son désir de vivre avec lui. Mais cette intense relation père-fille semble insupportable à la mère, qui ne voit plus sa fille. Bernard se demande si son surinvestissement paternel n’empiète pas sur le territoire maternel, mais il observe que, s’il ne l’avait pas eu, il aurait probablement été exclu de la vie de ses enfants.

Persistance de la relation parentale avec l’ancien conjoint

Parallèlement à ce positionnement de rôle parental et cette répartition du pouvoir, on constate la présence persistante dans sa vie de la personne de celui ou celle qui n’est plus conjoint mais reste tout de même parent de ses enfants. Même lorsqu’il n’y a pas de conflit difficile (Quentin et Paul), cette présence peut être difficile à vivre.

L’autre est toujours le même

Le conjoint, devenu ex, reste globalement le même. Ses « défauts », que l’on supportait pendant le mariage, ou qui n’étaient pas perceptibles, deviennent visibles et parfois insupportables. Vivant ensemble, les deux parents compensaient leurs différences d’éducation et maintenaient un équilibre en acceptant des arrangements pour l’intérêt de leurs enfants ou par attachement à leur conjoint. Après la séparation, ce deuxième facteur d’équilibre disparaît et le premier est difficile à maintenir, car les « défauts » de l’autre apparaissent plus nets.

On n’y peut pas grand-chose. Si l’autre est une gêne à l’éducation des enfants telle qu’on la conçoit, on ne peut pas le forcer à faire autrement. On a du mal à expliquer à ses enfants que l’on n’est pas d’accord avec la décision de l’autre, mais que l’on ne peut rien contre elle et qu’ils devront se débrouiller tout seuls. Lorsqu’on laisse faire les enfants, on s’aperçoit que ça va plutôt mieux. Mais on peut avoir tendance à agir en force. Or, plus les enfants grandissent et moins on peut, à leur place, gérer la relation qu’ils ont avec l’autre parent. Il reste que l’attachement que l’on a pour ses enfants et le devoir que l’on se fait de les éduquer oblige à être présent et actif à l’égard des difficultés que peut leur procurer l’autre parent (ou que l’on pense qu’il leur procure). On est dont condamné à subir de la part de l’autre ce que, précisément, on n’apprécie pas en lui.

Les enfants fréquentent l’autre parent, l’aiment et lui ressemblent

Lorsque la fille aînée de Nathalie s’est mariée, son père, résidant loin, est venu et a été très bien accueilli par ses trois filles. À tel point que Nathalie s’est sentie abandonnée et a vécu amèrement la joie manifeste de ses filles à retrouver leur père ; elle avait l’impression de ne plus compter alors qu’elle avait assumé affectivement et matériellement le poids de l’éducation. Pierre supporte mal la défense inconditionnelle que ses enfants font de leur mère, il la ressent comme une dénégation de son propre investissement. Gabrielle est furieuse parce que son fils doit faire une année d’études en Angleterre et que son père ne veut pas payer la moitié des frais. Bernard se prépare au mariage de l’un de ses fils : il devra rencontrer la mère de celui-ci, qu’il n’a pas vue depuis longtemps. Alex constate que son fils n’apprécie pas certaines attitudes éducatives de sa mère mais ne réagit pas, afin de ne pas avoir de conflit avec elle. Quentin reçoit les doléances de ses enfants relatives aux sous-vêtements que leur met leur mère… On voit, à partir de ces exemples, que l’autre parent continue, qu’on le veuille ou non, à exister dans la vie des enfants, et que l’on est donc dans la nécessité de tenir compte de la place qu’il occupe.

Un aspect particulièrement subtil et bien concret de la présence de l’ex, c’est la ressemblance physique ou psychologique des enfants non seulement à leur autre parent, mais aussi à la famille de celui-ci. Le mariage est toujours l’union de deux cultures, ce qui est fécond. Le divorce est aussi celui de ces deux cultures, et les enfants gardent une partie de la culture de l’autre, comme ils gardent certains de ses traits physiques. Ils sont donc, en face de soi, une partie de celle ou celui qui ne vous est plus rien et peut même être devenu un adversaire. Aimer ses enfants inclut d’aimer aussi cette part d’eux-mêmes. Ce qui implique la régulation d’un conflit intérieur qui ne se résoudra peut-être jamais.

Les enfants peuvent s’illusionner

Paul et Quentin ont gardé avec la mère de leurs enfants une communication de bonne qualité. Ils en sont contents, et tous les membres du groupe considèrent que c’est une bonne chose. Mais le message implicite que cette courtoisie constructive envoie à leurs enfants est ambivalent. La petite fille de Paul se demande pourquoi ils ne vivent plus ensemble, puisqu’ils s’entendent si bien. Pour discuter de leurs enfants, Quentin invite son ex-épouse au restaurant ; il en avertit ses filles, qui, en retour, lui demandent si « maman et toi allez revivre ensemble ». Dans l’esprit de ces enfants, il n’est pas facile de distinguer amour et respect mutuel ; le retour à la vie commune est pour eux un souhait latent, motivé sans doute plus par le plaisir et le confort d’avoir ses deux parents avec soi que par l’envie de les voir eux-mêmes réunis ; ils peuvent donc laisser libre cours à leurs fantasmes en s’appuyant sur la réalité qu’ils voient.

Doit-on en déduire qu’il faut que les parents montrent un conflit réel à leurs enfants ? Sûrement pas. Mais on peut en conclure que l’attitude vis-à-vis de l’ancien conjoint est délicate, car elle ne répond pas à des normes sociales nettement définies. Il faut donc la réinventer tout le temps. Chacun est ainsi porté à s’adapter à l’autre, sans pour autant être dépendant de lui. Une complète indépendance est impossible, mais une trop grande adaptation peut signifier une perte d’autonomie et, finalement, un appauvrissement pour les enfants. La coparentalité est dans son essence un conflit ; c’est le dépassement de ce conflit par l’acquisition d’équilibres successifs qui est structurant pour les enfants, et non l’abandon du conflit. Pendant la vie conjugale, les époux puisaient dans leur relation personnelle pour trouver ces équilibres ; après séparation, il faut qu’ils s’en passent.

Difficile de faire le deuil de la relation conjugale

Cela amène le groupe à s’interroger sur la relation conjugale telle qu’elle a été et telle qu’elle est devenue. Ce n’était pas le projet de départ : la recherche était centrée sur la parentalité. Mais il est apparu clairement que l’on ne pouvait séparer les deux et que les difficultés liées à la persistance de la relation parentale pouvaient être liées à la relation tout court entre un homme et une femme qui avaient été époux (et donc amants) et ne l’étaient plus. Par ailleurs, on constatait que, pendant la vie conjugale, il y avait un relatif consensus sur l’éducation et que, si des critiques pouvaient s’exercer contre la manière d’éduquer de l’autre parent, son sentiment parental n’était pas mis en doute. Un seul membre du groupe (Jean) a le sentiment que son ex-conjoint remet en cause son amour paternel : elle dit qu’il n’aime pas ses enfants. Les autres membres ne nient pas l’amour parental de leur conjoint et ne sentent pas le leur nié. Pourquoi la parentalité toujours vivante n’est-elle pas suffisante pour maintenir une entente entre les parents ? Il fallait chercher la réponse dans la relation conjugale et ce qu’elle était devenue.

Genèse de la séparation

La vie conjugale de chaque membre du groupe apparaît somme toute assez classique, ne présentant pas de graves difficultés. La séparation a été le fait des femmes présentes et des épouses des hommes présents, à l’exception d’Alex et de Bernard. Les motifs de cette séparation sont assez banals. Seule Nathalie dit s’être sentie en danger. Les autres, qu’ils aient voulu ou subi le divorce, ne notent pas de catastrophes dignes de romans noirs. Ils ont simplement achoppé sur le manque d’épanouissement dans le couple. Pour Gabrielle, Alex, Bernard, il y a eu en plus l’attrait d’autres relations amoureuses, comme pour l’épouse de Paul. Mais le couple était vivable à leurs yeux – sauf peut-être celui de Nathalie, où se posait un important problème d’appartenance à deux cultures, différentes quant aux rôles masculin et féminin. En comparant avec ce que fut, par exemple, la vie de leurs parents, tous les participants concluent que, quarante ans plus tôt, ils n’auraient sans doute pas divorcé. Cette constatation apporte des arguments à une hypothèse : l’augmentation du nombre de divorces ne vient pas de la dégradation de la vie des couples, mais d’une plus grande exigence sur la relation conjugale et d’une facilité accrue à sortir d’un couple non épanouissant pour un de ses protagonistes – ou pour les deux.

Tous, hommes comme femmes, s’étaient mariés à la suite d’une attirance réciproque avec leur conjoint, cette attirance pouvant être physique ou autre. Il y avait même eu de véritables coups de foudre (Nathalie). Pour tous, le mariage avait été un bon moment et personne n’exprimait un quelconque regret de l’avoir contracté, même si certains (Bernard et Paul) se souviennent des réticences de leur entourage. Chacun a vécu un temps plus ou moins long de bonheur franc, pendant lequel l’idée d’une séparation n’est pas venue à l’esprit. Paul, Pierre, Quentin et Georges auraient volontiers continué la vie conjugale sans l’initiative de rupture de leurs épouses. Pour chacune d’elles, un changement de conditions de vie semble être à l’origine de leur décision. La vie à la campagne, puis rencontre d’un autre homme pour la première, occupation professionnelle du mari pour les deuxième et troisième. Georges et son épouse, après dix-sept ans d’union libre heureuse, se sont séparés peu après leur mariage et la naissance de leurs deux enfants : elle n’avait, semble-t-il, pas supporté de changer de style de vie. Jean, après une période de bonheur, avait vu se dégrader la relation avec l’ascension professionnelle de sa femme : elle n’appréciait plus la vie avec lui ; il a toutefois attendu qu’elle prenne l’initiative.

Tous ceux (trois hommes et les cinq femmes) qui étaient à l’initiative de la séparation donnaient le même type d’explication : les conditions de vie et leurs aspirations avaient changé. Alex a eu une ascension sociale et professionnelle spectaculaire, et voulait en profiter ; Bernard, marié très jeune, a découvert des aspects de l’existence, notamment sur le plan sexuel, incompatibles avec son épouse. L’un et l’autre se sentaient étouffés. Gabrielle aspirait, elle aussi, à une vie plus stimulante. Catherine et Martine vivaient très mal le trop fort engagement politique de leurs maris ; Nathalie est allée vivre dans le pays originaire de son époux, et l’a vu se transformer en un autre homme. Fabienne a assisté à une lente dégradation de son couple, et a ressenti une grande déception, elle qui n’avait pas connu son père.

En somme, tous les membres du groupe s’étaient mariés parce qu’ils aimaient leurs conjoint et avaient un projet de vie commune. Ce projet a pu vivre un certain temps et engendrer du bonheur. Les conditions de vie ayant changé, le projet n’était plus le même et le couple devenait étouffant ou pénalisant. Il n’y avait donc pas eu de drame, catastrophe ou comportements extrêmes de l’un des conjoints, mais modification des conditions de vie ou insatisfaction de l’un des conjoints ou des deux.

Pourquoi des guerres ?

Pourquoi des hommes et des femmes qui ont construit ensemble ce qu’ils souhaitaient et ont ensemble des enfants auxquels ils sont attachés peuvent-ils se lancer dans des batailles qui ne leur apportent pas grand-chose ? C’est ce que nous allons tenter de comprendre à partir des récits d’Alex, Bernard, Nathalie, Martine, Jean, qui ont vécu de véritables guerres. Les autres, soit ne comprennent pas ce qui s’est passé, soit sont restés dans un rapport pacifique avec leur ex-conjoint.

Pour les trois premiers, il y avait dans le couple un risque d’étouffement ; tous décrivent leur ex-conjoint possessif et encombrant. Ils ont eu l’impression qu’il leur fallait absolument quitter ce conjoint. Martine se sentait, quant à elle, coincée dans un rapport pervers, en particulier sur le plan sexuel. Ils ont tout quatre mis fin à ce qu’ils ressentaient comme une emprise. Alex avait connu sont épouse alors qu’il n’était qu’ouvrier ; selon lui, elle considère (à tort ou à raison, là n’est pas notre propos) qu’il lui est redevable de son ascension professionnelle et le départ d’Alex est pour elle une trahison. Bernard a le sentiment que, pour son épouse, il était surtout le moyen d’une réussite, tant matérielle que professionnelle ; elle n’a pas supporté que cette réussite chancelle. Le mari de Nathalie n’a pas admis que sa femme le quitte, car, dans son pays, c’est une situation infamante. Celui de Martine a craint pour sa carrière politique, qu’il a fortement investie. Jean n’a pas pris l’initiative du divorce, mais il n’a pas suivi sa femme dans le nouveau projet de vie qu’elle lui présentait : elle n’a pas supporté cette résistance qui contrecarrait son ambition. Tous quatre ont senti une atteinte au niveau de leur être, ce qui peut expliquer la violence de leur réaction.

Ces récits sont à prendre avec précaution, puisque nous ne connaissons les « ex » que par le truchement de leur ancien conjoint. On peut tout de même faire deux hypothèses, qu’une étude prochaine examinera. D’une part, certaines personnes, lorsqu’elles se marient, investissent trop dans la personne de l’autre, jusqu’à considérer que sa liberté leur appartient. C’est très dangereux, car, à la séparation, elles ont l’impression d’être blessées, privées, mutilées, uniquement parce que l’autre n’accepte plus d’être possédé, qu’il (elle) veut jouir d’un droit élémentaire, celui de disposer de sa personne. D’autre part, la vengeance après séparation n’est pas découragée par la morale sociale, au contraire elle est bien portée. Celle ou celui qui se sent outragé parce qu’on a osé ne plus être conforme à ce qu’il souhaite qu’on soit n’est pas alors contrôlé par l’environnement social ; au contraire, il pourrait même se considérer sans courage et sans honneur s’il tentait de prendre l’affaire avec humanisme et respect de l’ex-conjoint. Ainsi la relation parentale n’est-elle pas assez forte pour empêcher l’expression violente de la blessure narcissique conjugale. C’est ce qui rend possible une guerre éprouvante, contraire à la logique de l’amour parental, qui voudrait au contraire la paix entre les deux parents. On peut penser que la pression de l’ex-conjoint, ou la guerre qu’il livre, sont liés à son incapacité à faire le deuil du couple, alors que le deuil du conjoint est fait : le rapport d’amour devient rapport de haine, mais le lien subsiste.

Contrôle et pression de l’ex-conjoint

Plusieurs membres du groupe ont exprimé le sentiment que, malgré la séparation, leur conjoint passé avait encore à leur égard des attitudes de type marital. Paul a l’impression, à travers les réflexions de ses enfants, que leur mère envisagerait un rapprochement et même un retour à la vie commune, ce qu’il ne veut pas. Nathalie ressent toujours la pression de son ancien mari, qui questionne amis et enfants sur ses faits et gestes. Bernard a peu apprécié la reprise de contact de son ex-épouse avec ses propres parents avec qui elle avait rompu pendant plus de dix ans, et ce peu avant leur mort. Lui-même a été contacté par un ex beau-frère, à cause d’un problème d’héritage.

Ce sentiment que l’autre veut conserver un contrôle marital est décrit comme désagréable, sans que l’on sache exactement s’il correspond à une réalité ou à un fantasme. Il n’est pas partagé par tous les membres du groupe. Quentin et Martine disent y être étrangers. Par ailleurs, tous disent qu’à présent leur ex-conjoint est vraiment ex et qu’ils n’envisagent plus de relation conjugale avec lui. Autrement dit, le deuil a été fait de cette relation conjugale. Mais il a fallu du temps, et l’on remarque que le deuil de la personne a été plus rapide que le deuil de la vie conjugale : on a plus vite rompu le lien affectif et amoureux avec l’autre qu’on n’a accepté la fin d’une vie qui avait tout de même des aspects positifs.

Nécessité d’une juste distance

Cela nous amène au problème délicat de la juste distance avec cet autre qui n’est plus conjoint, mais reste père ou mère de ses propres enfants, donc un personnage que l’on ne peut pas oublier ou classer dans ses souvenirs. L’opinion générale du groupe, qui reprend une idée répandue, est qu’il est souhaitable, en particulier pour l’avenir des enfants, qu’il y ait un dialogue entre les parents. Ce dialogue exige une certaine proximité relationnelle entre eux. Or cette proximité ne peut s’envisager sans une relation affective. La coparentalité telle qu’elle se déroule réellement, quand elle n’est pas forcée par une règle juridique ou morale, s’accompagne d’une complicité qui prolonge celle qu’on avait durant le mariage ou éventuellement la modifie. Comment, en effet, élever ensemble des enfants sans un minimum de complicité ? Or, la complicité entretient ou engendre une relation affective. Celle-ci est nécessaire pour affronter certaines difficultés de l’éducation des enfants, elle est aussi alimentée par les événements heureux de la vie parentale, y compris lorsque les enfants deviennent adultes. Le mariage de l’un d’eux est, par exemple, l’occasion pour ses deux parents de vivre un bonheur que, volens nolens, ils partagent.

D’un autre côté, la rupture conjugale entraîne une prise de distance, nécessaire au deuil du couple. La présence trop prégnante de l’autre peut apparaître insupportable et perturbante pour la reconstruction de son identité de célibataire ou la constitution d’un nouveau couple. En outre, une attitude trop complice des parents peut induire les enfants en erreur.

Il y a donc une distance à trouver en tenant compte de deux facteurs contradictoires : proximité pour la bonne gestion de la coparentalité, éloignement pour le dépassement de la crise de rupture conjugale. Chaque membre du groupe, et sans doute chaque divorcé, tente de trouver cette distance équilibrée, et développe pour cela des stratégies : ce sont les ethnométhodes des couples séparés.

Construction d’un autre couple

Que devient la vie amoureuse après séparation ? La réponse des membres de notre groupe fait apparaître d’une part un point commun très net, d’autre part une grande diversité.

Derrière la diversité des situations, ce qui ressort le plus, c’est le désir de ne pas revivre « en couple » dès la fin du mariage, que l’on soit à l’origine de la séparation ou non. Gabrielle est partie à cause d’une passion pour un autre homme, alors que son couple avait connu diverses difficultés. Mais cette passion a été de courte durée et elle ne souhaitait pas que cet homme partage l’appartement qu’elle occupait, seule avec son chat d’abord, puis avec ses enfants. Bernard, qui a revécu en couple avant même la fin de son divorce, ne le souhaitait pas en fait : il ne l’a accepté que parce que sa nouvelle compagne était dans une situation matérielle difficile ; il regrette de n’avoir pas eu une période de vie en solo. Tous les autres participants ont vécu seuls un certain temps, sans relation suivie. Ils affirment tous l’importance de ce moment et leur peu d’empressement à y mettre fin. Le passage par la solitude est une nécessité, génératrice d’apaisement, de retour sur soi-même. Il y a unanimité sur cette question, qui apparaît comme un allant de soi de notre groupe.

Plusieurs raisons sont invoquées : la persistance de la blessure due à un échec, la prudence avant de recommencer, le besoin de profiter des charmes de la solitude, mais aussi tout simplement le manque de désir de revivre en couple. Personne n’était vraiment en recherche, mais soit en repli, soit disponible mais sans volonté explicite de se remettre en ménage. Aucun membre n’a peur de la solitude, du célibat ; au contraire. La manière de le vivre reste très différente de l’un à l’autre, allant du célibat complet au couple marital en passant par des relations amoureuses multiples ou le couple non cohabitant. Mais, pour tous, l’expérience d’un mariage et d’un divorce semble avoir été riche d’enseignements à reporter sur les prochaines relations.

Par ailleurs, la parentalité a priorité sur les relations amoureuses. Il ne semble pas possible de nouer de relations qui mettraient en péril la relation avec les enfants : leur avis, leurs réactions comptent beaucoup et peuvent même parasiter les amours. On a besoin de l’affirmer clairement à ses enfants : un autre conjoint, et d’autres enfants, ne changeront rien à ce qu’on ressent pour eux et au devoir parental. À noter que les hommes sont plus affirmatifs que les femmes – peut-être parce que ces dernières n’ont jamais craint que leur maternité soit mise en doute, alors que les hommes ont tous, à un moment donné, ressenti plus ou moins cette peur.

Lorsqu’une nouvelle relation de couple se profile, on s’inquiète des interférences entre les enfants des deux partenaires. Trois paramètres semblent intervenir : l’âge des enfants, les conditions matérielles et l’attitude des autres parents. Les jeunes enfants posent plus de problèmes, en particulier de résidence. Quentin envisage de changer d’appartement pour que ses filles (qui n’habitent pas chez lui) n’aient pas l’impression qu’on leur prend leur territoire. Paul, comme l’avait fait Bernard quinze ans plus tôt, donne sa propre chambre à l’enfant de sa compagne pour que les siens ne perdent pas la leur. Pour les enfants adultes, le partage du territoire se pose en termes différents, mais le problème existe tout de même et leur opinion est prise en compte : la fille de Gabrielle souhaite que sa mère ne dorme pas avec son nouveau compagnon dans l’appartement qu’elles partagent, et celle de Martine lui pose la question « tu fréquentes des hommes, lequel vas-tu choisir ? », ce qui surprend sa mère. Il est clair que les possibilités matérielles, en particulier financières, jouent un rôle important : les problèmes de territoires sont plus faciles à résoudre lorsqu’on a les moyens de s’offrir un grand logement ou deux résidences séparées.

Le dernier facteur que nous avons mis en lumière est l’attitude des anciens conjoints, qui peut favoriser ou au contraire gêner la nouvelle union. Paul constate à travers le discours de ses enfants que son ex-épouse accepte mal son nouveau couple, probablement parce que cette nouvelle union rend impossible un retour à l’ancienne vie conjugale. Le mari de sa nouvelle compagne a manifesté son désir de divorcer dès qu’il a appris l’existence de Paul, alors qu’il vivait séparé de sa femme. Il a dit à ses filles que, si elles vivaient chez Paul, il ne les verrait plus, ce qui a entraîné chez elle une animosité contre Paul ; mais, au fil du temps, cette animosité s’est résolue. Quentin n’a, lui, de problème ni avec ses filles ni avec leur mère, dont il dit : « Je lui ai f… la paix lorsqu’elle a eu quelqu’un, et elle fait de même maintenant. » Par contre, le père des filles de sa nouvelle compagne a voulu qu’elles viennent vivre chez lui, s’opposant dans un premier temps à leur déménagement chez Quentin, puis a changé d’avis. Quentin accepte bien de vivre avec les filles de sa compagne, en voyant moins ses propres enfants.

Conclusion : parentalité et conjugalité, un couple infernal

Notre étude nous plonge dans le rapport délicat de ce couple infernal que constituent la parentalité et la conjugalité. Lorsque, après divorce ou séparation, le couple conjugal est dissous, que devient la parentalité ? Cette question est au centre de la problématique du divorce.

Diverses « réponses » ont été données par des auteurs. Dans un livre ancien [10], Anna Freud et ses co-auteurs proposaient que le parent qui ne réside pas principalement avec les enfants s’efface de leur vie et laisse l’autre reformer une famille. Une telle position revient à privilégier absolument la reconstruction conjugale, en éliminant la persistance parentale. En pratique, elle risque surtout de séparer les enfants de leur père. Personne n’oserait sérieusement la proposer actuellement en France.

Plus récemment, un slogan a été développé par diverses associations travaillant sur le divorce : « le couple parental doit survivre au couple conjugal ». Irène Théry dénonce la contradiction de l’expression « couple parental », puisque, par définition, après séparation, il n’y a plus de couple [11]. Nous la suivons sur ce point et préférons parler de relation parentale plutôt que de couple parental.

Notre étude montre combien la persistance de la relation parentale (et non du couple) freine le deuil de la relation conjugale ; réciproquement, ne pas réussir à faire le deuil de ce qui fut un couple peut rendre impossible la continuation d’une relation parentale entamée pendant la vie commune. Il y a donc interaction paradoxale entre parentalité et ex-conjugalité. Il est clair que la collaboration pacifique des deux parents divorcés est utile, voire indispensable, à la poursuite de l’éducation des enfants, et donc à leur équilibre. Mais il est illusoire de penser qu’une simple pétition de principe peut faire table rase d’une conjugalité qui avait été supposée durable, et que l’on peut faire fi des difficultés déclenchées par la séparation chez l’un ou l’autre des conjoints.

L’intérêt d’une recherche ethnométhodologique est multiple. En partant sans hypothèses préconçues, mais avec l’indifférence ethnométhodologique, on peut débusquer des idées qui n’apparaissaient pas au départ, comme l’interaction forte entre continuation parentale et deuil conjugal. Il y a donc une dimension heuristique. Au sein du groupe de travail, la confrontation entre les expériences de chaque membre donne une dimension différentielle à la recherche. La validation par les acteurs des comptes rendus permet de s’assurer de leur exactitude, et de constituer un corpus de travail fiable. La participation active à la recherche de tous les membres du groupe – et non seulement du chercheur professionnel – accroît sa pertinence et son authenticité. La durée de la recherche et son interactivité avec la vie des acteurs permettent de tester les premières hypothèses in vivo. C’est ainsi que la reprise par Paul d’une relation de couple a pu être suivie « en direct » et a servi à celle que Quentin débute à la fin de notre travail. Les données recueillies sur la vie courante de personnes « normales » aident à comprendre la mécanique interne de leur problématique. Cet apport n’est possible ni aux études démographiques, qui portent sur les grands nombres mais ne peuvent étudier la dynamique fine, ni aux études juridiques, qui tirent le corpus de dossiers, ni aux approches de psychologie clinique, qui s’appuient sur des cas pathologiques. Il y a complémentarité entre ces disciplines.

Enfin, le profit que les membres du groupe ont unanimement affirmé avoir tiré de l’expérience dans leur vie quotidienne montre l’utilité pragmatique d’une telle recherche. La réflexion commune, la prise de conscience de l’indexicalité [12] des situations personnelles, l’utilisation de l’avis des autres ajoute une dimension compréhensive à la vie de ces hommes et de ces femmes. En analysant les ethnométhodes [13], en leur donnant un nom, ils peuvent les améliorer, les mieux utiliser, ou en découvrir d’autres. La coexistence d’une psychosociologie profane et d’une recherche formalisée profite autant à la production de connaissances qu’à l’utilisation pratique pour ceux qui ont mené la recherche.

Les connaissances ainsi produites serviront, nous l’espérons, à un meilleur traitement des suites du divorce par ceux qui y sont confrontés pour raison professionnelles et, surtout, par les acteurs sociaux directement concernés.

Notes
  1. Il fait suite à une première recherche, publiée sous le titre « Gradient de paternité et stratégies d’adaptation du père divorcé. Recherche-action ethnométhodologique » dans La revue internationale de recherche en éducation familiale, vol. 2, nº 2, 1998, pp. 25-38.
  2. Cf. Coulon (Alain), L’Ethnométhodologie, Paris, Presses universitaires de France, collection « Que sais-je ? » (nº 2393), 1987, et Luze (Hubert, de), L’Ethnométhodologie, Paris, Anthropos, collection « Poche ethno-sociologie » (nº 8), 1997.
  3. Cf. Luze, p. 24.
  4. Cf. Luze, p. 22.
  5. Cf. Coulon, p. 50 ; Luze, p. 21.
  6. Cf. Luze, pp. 69 sq.
  7. Cf. Coulon, pp. 71 sq. ; Luze, p. 25.
  8. Cf. Luze, p. 80.
  9. Cf. Coulon, pp. 28 sq. ; Luze, pp. 40 sq.
  10. Freud (Anna), Goldstein (Joseph), Solnit (Albert J.), Beyond the Best Interests of the Child, New York, MacMillan, 1973 (traduction française : Dans l’intérêt de l’enfant ? Vers un nouveau statut de l’enfance, Paris, Éditions E.S.F., collection « Les Milieux éducatifs de l’enfant », 1978).
  11. Théry (Irène), Le Démariage. Justice et vie privée, Paris, Odile Jacob, 1993.
  12. L’indexicalité est une notion empruntée à la linguistique. La signification de la plupart des mots d’un énoncé dépend du contexte : on dit qu’elle est indexée à ce contexte. Par extension, l’ethnométhodologie parle de l’indexicalité des actions ou des attitudes lorsque leur signification est indexée à la situation où elles s’insèrent. Ici, les attitudes parentales sont indexées au sexe du parent, à l’âge des enfants, au comportement de l’autre parent. Il n’y a donc pas de « bonne » attitude parentale dans l’absolu, mais des attitudes indexées à la situation de chacun. C’est cette prise de conscience qui est intéressante et conduit les participants du groupe à définir une stratégie personnelle d’organisation parentale. Cf. note 2.
  13. C’est-à-dire les méthodes développées par les acteurs sociaux pour résoudre leurs problématiques. Cf. notes 4 et 2.
Mise à jour du 23 mars 2001

Cet article a été publié, avec quelques modifications mineures, dans la revue Dialogue, nº 151, 23 mars 2001, pp. 39-50.

Dialogue, nº 151, 23 mars 2001


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