L’état de la famille en France, sous l’angle statistique, et la part nouvelle prise par les foyers recomposés

Desplanques (Guy), « L’état de la famille en France, sous l’angle statistique, et la part nouvelle prise par les foyers recomposés », allocution prononcée à Paris le 11 juin 1994, lors du colloque organisé dans le cadre du troisième congrès SOS PAPA sur le thème « Devenir et rester père, quel combat ? ». Guy Desplanques est statisticien et démographe.

Geneviève Delaisi, Guy Desplanques, Christiane Olivier, Jean-Pierre Cuny, colloque du troisième congrès SOS PAPA, Paris, 11 juin 1994 (© SOS PAPA)

Geneviève Delaisi, Guy Desplanques, Christiane Olivier, Jean-Pierre Cuny, colloque du troisième congrès SOS PAPA, Paris, 11 juin 1994 (© SOS PAPA)

Guy Desplanques, ancien élève de l’X et de l’ENSAE, est devenu démographe, puis administrateur à l’INSEE. Il y a conduit de nombreuses études statistiques de tout premier plan. Il est délégué aux affaires scientifiques à l’INED. On lui doit de nombreux articles et études publiés par l’INSEE ou l’INED.

Je crois qu’il faut essayer de regarder un peu l’histoire mais je dois dire que la sociologie de la famille s’est quelquefois trompée dans ses pronostics ; il sera donc un peu difficile de faire des pronostics pour le futur.

Quand on regarde ce qui se passait il y a trente ans, on a l’image d’un monde en expansion économique durant les Trente glorieuses, et d’une forme de famille qui paraissait aller vers ce qu’on appelait la famille nucléaire, c’est-à-dire le couple et ses enfants ; une famille unie, qui était mariée, qui ne divorçait pas. Je parle ici des pays industrialisés d’aujourd’hui. On avait l’impression, quand on regardait vers un passé ancien, deux ou trois siècles avant, que l’évolution vers cette famille nucléaire se faisait sous la forme d’une décohabitation des générations : en 1960-70, il y avait peu, et de moins en moins, de ménages avec trois générations, les parents, les enfants et les enfants de ses enfants. On en trouvait encore un peu dans le sud-ouest, mais ce phénomène était en large diminution.

Guy Desplanques

Guy Desplanques (© SOS PAPA)

On voyait donc la famille nucléaire comme l’avenir ou la forme évoluée de la famille, qui allait accompagner le fonctionnement économique de la société, avec la raréfaction de ce qu’est l’entreprise économique familiale. Ce qu’on voit aujourd’hui, évidemment, oblige à revenir un petit peu sur ce sens de l’évolution que l’on a décrit et qui était présentée, dans les ouvrages de sociologie par exemple, dans les années 60 ou 70. Pourquoi ces changements d’orientation ?

Eh bien ! parce qu’on voit apparaître des familles recomposées et des familles monoparentales. Aujourd’hui, on commence à décliner cette forme-là, à cause de la fragilité accrue des couples, et donc essentiellement à cause du divorce. Il n’y a pas évidemment que cela en terme d’évolution de structure familiale ; quand on est habitué à mettre en avant, en terme de famille, la baisse de la fécondité en France, l’indice de fécondité vaut 1,65 enfants en 1993, alors qu’il était voisin de 2,8 ou 2,9 en 1960, donc plus élevé.

Il y a plusieurs siècles, le nombre d’enfants par femme était beaucoup plus élevé : il était de quatre ou cinq. Cela dit, cette baisse de fécondité doit être relativisée, mais la période du baby boom, c’est-à-dire celle associée aux Trente Glorieuses, les années 1945 à 1975, est tout à fait particulière dans l’histoire de la population française ; on voit que jamais il n’y eu une capacité de remplacement, de renouvellement de la population, aussi importante qu’au cours de ces années-là.

Ce que j’appelle « capacité de remplacement », c’est le fait qu’auparavant, par exemple au XVIIe siècle, les femmes avaient souvent quatre ou cinq enfants ; mais compte tenu de la mortalité, elles ne pouvaient finalement faire venir à l’âge adulte que deux de ces enfants. Au cours des Trente Glorieuses, il n’y avait certes que 2,6 ou 2,8 enfants, mais la mortalité infantile ayant beaucoup décru, pratiquement tous ces enfants étaient assurés d’atteindre l’âge adulte. Aujourd’hui, on revient à un niveau de fécondité qui n’assure pas actuellement, il faut bien le dire, le remplacement des générations pour la France. Mais il est vrai que cela a été le cas pratiquement pendant tout le XIXe siècle et, si on excepte ces trente années de baby boom, cela a été le cas pendant une bonne partie du XXe siècle.

Donc, en ce sens, la fécondité faible aujourd’hui n’est peut-être pas aussi marquante qu’on pourrait le croire. Il y a eu d’autres changements qui ont marqué énormément ; ce sont des changements qui n’entrent pas directement dans la sphère familiale mais qui relèvent plutôt de la sphère économique ou socio-économique. Tout d’abord, la prolongation des études : c’est un phénomène tout à fait majeur, qui a été plus fort pour les femmes que pour les hommes dans les quarante dernières années. C’est un fait qu’il y a aujourd’hui en proportion plus de femmes qui accèdent au bac que d’hommes, ce qui a retardé un certain nombre d’étapes dans la vie ; le passage à l’âge adulte en quelque sorte s’en trouve un peu retardé, car quand on est étudiant on a évidemment beaucoup moins d’indépendance économique. D’autant que les études se sont démocratisées chez les catégories qui ne peuvent pas assurer une indépendance économique à leurs enfants. Ceux-ci se trouvent finalement, tout en étant étudiants, encore à charge de leurs parents, et on voit aujourd’hui que les jeunes adultes restent plus longtemps à la maison. C’est une évolution qu’on peut lier directement à cette prolongation des études.

Autre effet de la prolongation des études : c’est un début accru de participation au monde du travail, les femmes les plus diplômées étant celles qui sont les plus présentes sur le marché du travail. C’est vrai aujourd’hui, ce ne l’était peut-être pas tout à fait au début du siècle, où un certain nombre de femmes allaient jusqu’au bac, puis épousaient un médecin, un cadre, ou un ingénieur qui fondait une famille ; la femme, elle, restait au foyer. On a aujourd’hui un schéma tout à fait différent.

Autre mobilisation qui est forcément à relier à l’évolution des structures familiales, c’est justement cette évolution du monde du travail avec le développement tout à fait important d’emplois tertiaires, qui a donné des emplois pour les femmes mais qui lui-même se nourrit de la place des femmes sur le marché du travail.

En effet, si les femmes ont besoin de travailler, eh bien ! on a besoin de prendre en charge des tâches qui auparavant étaient assurées dans la sphère domestique. On constate donc une professionnalisation d’un certain nombre de tâches domestiques.

Un exemple précis : la garde des enfants. C’est une évolution que l’on voit assez forte : un déplacement dans ce qu’on pourrait appeler la « sphère du privé ». Cela concernait la famille et le collectif ne s’en occupait pas. Tout ce qui est pris en charge au niveau collectif est désocialisé en quelque sorte. On a un déplacement très fort, et d’ailleurs probablement plus fort encore en France que dans d’autres pays voisins qui ont des contextes a priori assez proches du nôtre.

Il y a un nombre important de modifications sur d’autres plans. Si l’on en revient à l’évolution de la structure familiale elle-même, en quoi les choses se modifient-elles aujourd’hui ? Eh bien ! c’est en cassant un petit peu cette unité qu’était le logement. Avec la famille nucléaire, il y a pratiquement identification entre la famille et le logement. Il n’y a plus d’autres personnes que la famille nucléaire dans le logement. Il y a de moins en moins de cohabitation de plusieurs générations, et en même temps il n’y a pas d’autres personnes de la famille, si on appelle famille une famille fondée sur un lien conjugal ou un lien parental. Ce qui se passe aujourd’hui, c’est qu’il y a un éclatement de la famille au-delà du logement par le fait qu’effectivement, avec le divorce, un certain nombre d’enfants vont avoir un lien parental qui se trouve éclaté, avec un père qui vit ici et une mère qui vit là. On n’en a pas totalement mesuré les conséquences ; les démographes et les statisticiens en premier, parce qu’ils se trouvent relativement démunis pour mesurer cela.

Dans nos enquêtes, dans les recensements, l’unité par laquelle on entre pour observer la population c’est le logement, et c’est un mode d’observation simple. Si le logement perd de sa pertinence dans l’analyse, on se trouve évidemment un peu gêné pour l’observation. C’est l’évolution qu’on voit le plus fortement en France. Combien de personnes sont-elles concernées ?

On peut le voir au niveau des enfants comme au niveau des adultes. Si on essaie de comptabiliser les enfants de dix-huit ans qui ne vivent pas avec leurs deux parents biologiques, on a à peu près 15 % des enfants de moins de dix-huit ans qui ne sont pas avec leurs deux parents, c’est-à-dire qui vivent, soit avec un seul parent en terme de logement, soit dans ce qu’on appelle une famille recomposée, c’est-à-dire lorsque son parent s’est remis en couple avec un autre ou une autre. Bien souvent, c’est avec la mère que l’enfant vit car, dans les cas de divorce, c’est à peu près 85 % des enfants qui sont confiés à la mère, grosso modo. Les chiffres ont pu changer ces dernières années, je me tiens à des chiffres de 1985-1987, mais je crois que ça reste relativement stable. Il y a donc maintenant une forte minorité d’enfants qui vivent dans ces situations et qui ont un parcours qui n’est plus du tout celui d’avant, c’est-à-dire vivre pendant toute leur adolescence avec leurs deux parents, éventuellement avec un seul parent du fait d’un veuvage précoce.

Il faut penser quand même que les situations que l’on voit aujourd’hui, on les a vues dans le passé. Aux XVIII-XIXe siècles, par exemple, il y avait énormément d’enfants qui vivaient dans des familles dites recomposées. La recomposition venait du décès d’un des deux conjoints et du remariage de l’autre. Là, la situation était complètement différente car dans ce cas, évidemment, l’unité de logement pouvait demeurer. Il y avait des liens avec d’autres membres de la famille.

Aujourd’hui, cette unité de logement disparaît parce qu’il y a aussi cette unité de père ou de mère, plus souvent de père, qui disparaît également. On vient d’en parler tout à l’heure. Si l’on veut brosser un peu l’avenir, je crois qu’il faut penser aussi aux liens parentaux, mais au sens plus large. Avec la moitié de la famille nucléaire, on a vu disparaître des grands-parents qui n’étaient plus présents, qui devenaient d’ailleurs souvent géographiquement plus éloignés, en particulier dans les années 60-70. À cause aussi de l’exode rural, qui a souvent séparé les générations, puisque les jeunes allaient en ville tandis que les parents restaient là où ils étaient, en campagne ou dans les petites villes. Il y a donc une dislocation géographie des réseaux familiaux. Aujourd’hui, cet exode familial rural s’est un peu tari mais, d’autre part, il y a manifestement un besoin, dans les cas de rupture, de retrouver un peu ce lien avec les parents, parce que ça peut fournir une solidarité tout à fait importante et utile pour aider les couples dissous à se retrouver au moins momentanément.

On le voit à partir de quelques statistiques : quand on regarde le mode de garde des enfants qui vivent avec leur mère, cette mère vivant seule, sans conjoint, on voit qu’un certain nombre de ces enfants vivent dans une famille avec un des grands-parents parce que, momentanément, leur mère est hébergée par ses parents.

On retrouve donc ce lien. Il y a un poids idéologique, en quelque sorte. On a cru, du fait de la diminution de la cohabitation entre générations, que c’était aussi une disparition des liens familiaux. En fait, on voit aujourd’hui – il y a un certain nombre d’enquêtes qui ont été faites – que les liens familiaux dépassent évidemment largement ce qui se passe uniquement dans le cadre d’un logement. Il y a des échanges qui, même financièrement, sont tout à fait gigantesques, et qu’on pourrait chiffrer monétairement : des échanges de services, des échanges de cadeaux, qui sont magnifiques, manifestement tout à fait énormes, et qui montrent bien qu’on peut encore largement compter sur ces liens de parenté que l’on croyait un peu disparus ou disparaissant.

Pour l’évolution des familles, je crois qu’on peut penser effectivement à ce regain de relations familiales un peu distendues en opposition à cette augmentation de la séparation.

Un autre point qu’on peut évoquer à propos de cette évolution en France, ce sont les problèmes de politique familiale. Pendant longtemps nous avons été marqués en France par une politique dite « familialiste », c’est-à-dire qu’on aide la famille, mais en partant de l’idée d’une famille unie, d’un couple avec ses enfants. Par exemple : toute la politique familiale consistant dans le versement d’allocations familiales ; on voit bien maintenant qu’il faut peut-être faire autrement, voir si on ne peut pas aider l’enfant ou l’individu, donc trouver une politique familiale qui évite des problèmes, qui évite les effets pervers nés des situations qui sont apparues depuis une vingtaine d’années.

[Applaudissements]

Michel Thizon – J’ai été cette année dans un centre culturel suédois où il y avait un colloque de deux jours sur la paternité. Les Suédois n’ont pas de politique familiale mais il ont un indice démographique supérieur à 2. Par contre, pour la politique familiale, il y a des débats actuellement en France, mais on ne voit pas très bien la préoccupation liée au père. Il fait toujours partie de la famille ! Par contre, en Suède, je crois qu’ils sont arrivés à 57 % de pères ayant pris un congé parental. Le père prend réellement un congé parental, et ça peut être éventuellement un an. Ils ne font pas de politique familiale mais ils n’ont pas de problème démographique ! Il faut peut-être corriger cela chez nous, tout de même ?

Effectivement, la Suède a vu remonter son indice de fécondité. Cet indice, qui est de 1,65 en France, est remonté à un peu plus de 2 en Suède depuis deux ou trois ans. Cela a été obtenu à partir de facilitations pour permettre le travail des couples, pour les congés parentaux. Il y a pas mal de choses qui sont faites dans les pays nordiques, ou dans les pays anglo-saxons, qui ne s’appellent par politique familiale mais qui, en fait, facilitent pas mal les chose.

En Grande-Bretagne – c’est peut-être tout à fait critiquable et on ne peut pas juger que ce soit nécessairement bon – il est clair que le travail à temps partiel est beaucoup plus facile du point de vue de l’entreprise, du point de vue du chef d’entreprise, parce qu’il n’y a pas de cotisation sociale sur les emplois à temps partiel, lesquels ne sont pas rémunérés de manière très élevée. De ce fait-là, énormément de mères prennent un travail à temps partiel. En France, on pourrait très bien penser que le désir des femmes est le même, encore que ce ne soit pas sûr. On a une norme de travail à temps complet en France qui s’est quand même imposée et, à supposer que ce désir de travail à temps partiel soit le même, il n’est pas sûr que les entrepreneurs soient prêts à prendre autant de personnes à temps partiel, pour des problèmes de gestion du personnel et pour des problèmes évidents de cotisations sociales.

Alors, effectivement, pour revenir à la politique familiale, la France est aujourd’hui réputée avoir une politique familiale, et on met souvent sur le compte de cette politique familiale, qui s’est mise en place à la fin des années 30 et après la grande guerre, vers 1945-1946, une forte natalité, en particulier dans les années 45-49. On l’explique souvent par la politique familiale. Cela dit, il est vrai que cela n’explique peut-être pas 0,3 ou 0,4 points de l’indice de fécondité.

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