La Cour de cassation a rendu, le 24 février 2006, un arrêt qui autorise la mère de deux fillettes à déléguer l’exercice de son autorité parentale à la femme avec qui elle vit dans le cadre d’un couple homosexuel. Les journaux ont commenté cet arrêt comme une prise de position de la Cour de cassation en faveur de l’homoparentalité, et les associations sont également entrées dans cette manière de poser le problème. C’est un fait que de cet arrêt résulte une famille homoparentale, qui se trouve en quelque sorte fondée judiciairement. Mais est-ce que ce résultat de fait exprime véritablement le sens de cet arrêt ? Pour répondre à cette question, il faut le situer dans un plus vaste contexte, qui est le contexte politique actuel.
La mise en place de la commission parlementaire pour réfléchir sur l’affaire d’Outreau, son travail et les réactions qu’il suscite dans le corps de la magistrature, la médiatisation de ces travaux et l’intérêt du public pour cette médiatisation constituent un événement national qui dépasse largement les problèmes liés à l’organisation de la procédure pénale. Ce qui s’y est joué, en une sorte de psychodrame, c’est un rééquilibrage des pouvoirs. La judiciarisation de la société et l’affaiblissement du politique, tant de l’exécutif que du Parlement, ont ouvert, ces dernières années, sur une prédominance du judiciaire. Sous une revendication légitime d’indépendance, celui-ci est parvenu à mettre en place un rapport de pouvoir assez favorable pour qu’il lui soit possible de prétendre construire la loi, par un travail de jurisprudence et d’interprétation, presque autant qu’un Parlement qui s’est souvent plaint de voter des lois sans pouvoir les faire appliquer. L’enjeu de la commission parlementaire est de savoir si, au-delà de la rhétorique de l’indépendance, l’autorité législative peut retrouver, à l’égard du judiciaire, un poids plus conforme au régime démocratique.
Du point de vue de la philosophie politique, ce jeu de pouvoir entre deux institutions importantes, le Parlement et la Cour de cassation, constitue la problématique institutionnelle qui détermine la manière dont cette affaire d’autorité parentale va être traitée. La conjoncture politique a plus de poids que les éléments du dossier.
En effet, le 25 janvier 2006 le rapport Pecresse était adopté par le Parlement. Résultat des travaux approfondis de la mission parlementaire d’information sur la famille et les droits de enfants, travaux qui ont été l’occasion de très nombreuses auditions d’associations de tous bords, ce rapport dessine les axes censés inspirer les prochaines réformes législatives sur la famille. Il représente, en quelque sorte, le projet du législateur. Or ce rapport oppose un clair refus aux revendications en faveur de l’homoparentalité, refus notamment d’ouvrir la possibilité d’adoption aux couples homosexuels. C’est juste un peu après que la Cour de cassation, sous la présidence de Jean-Pierre Ancel, propose une interprétation de son cru selon laquelle le code civil « ne s’oppose pas à ce qu’une mère seule titulaire de l’autorité parentale en délègue tout ou partie de l’exercice à la femme avec laquelle elle vit en union stable et continue, dès lors que les circonstances l’exigent et que la mesure est conforme à l’intérêt supérieur de l’enfant ».
Si l’on considère ce dernier point, à savoir la référence à l’intérêt supérieur de l’enfant, le paradoxe est que tout le rapport parlementaire est orienté, non sans redondance, par la référence aux droits de l’enfant. On voit donc, non sans ironie, que l’appréciation de ce qui est bon pour les enfants dépend beaucoup de la position institutionnelle que l’on occupe ! Car, en réalité, il apparaît assez bien que la considération de ce qui est bon pour les petites Camille et Lou, ce qui constitue la matière même de l’affaire, passe largement au second plan par rapport à la relation qui se met ici en place entre le Parlement et la Cour. Le problème est de savoir qui doit légiférer sur la question. Le Parlement pense que c’est à lui et il se prépare peut-être à le faire et la Cour soutient que, sur des affaires comme celles-ci, la jurisprudence, définie par ses propres arrêts, doit être une source non négligeable du droit. Les plus hauts magistrats de cette Cour ne cessent de revendiquer, à la faveur de la prédominance conjoncturelle du pouvoir judiciaire dont nous avons parlé plus haut, les droits de la jurisprudence à être source du Droit. Entre autres exemples, on peut se référer au discours prononcé par le premier président de cette Cour, Guy Canivet, lors de l’audience solennelle du début de l’année judiciaire, le 7 janvier 2005, en présence du Président de la République, où il dit :
« Tels sont, dans la complémentarité entre la loi et la jurisprudence, l’originalité et le génie du système juridique français, à la fois soucieux de permanence, de stabilité, de sécurité, mais évolutif, apte à s’adapter aux situations nouvelles et à gérer la complexité. »
Juste un peu avant, il s’était inquiété de la sorte, suite peut-être à la manière dont le Parlement avait corrigé l’arrêt Perruche :
« Nier la fonction supplétive, intégratrice et adaptatrice du juge, la dénaturer, la caricaturer, en dénoncer de prétendus excès en l’opposant à la suprématie de la loi revient à compromettre l’un des mécanismes les plus forts et les plus durables de notre science juridique. »
Les commentateurs de l’arrêt du 24 février dernier peuvent bien se perdre tant qu’ils veulent dans des considérations psychologiques sur les enfants, dans des considérations éducatives ou éthiques : on voit bien qu’en réalité ce qui a motivé le jugement de ces hauts magistrats n’a rien à voir avec deux pauvres petites filles, ni rien à voir avec un réel souci de l’intérêt ou des droits des enfants. Il n’a rien à voir non plus avec une quelconque réflexion sur l’homoparentalité. Le jugement est motivé non par la matière sur laquelle il s’applique mais par des considérations institutionnelles : la Cour a vu là l’opportunité de rappeler ses prérogatives jurisprudentielles. Car, à l’évidence, aux yeux d’un magistrat, c’est lui qui est le mieux placé pour assurer la stabilité des lois, la prévisibilité des jugements et, en même temps, une évolution judiciaire lente et progressive en fonction des mœurs.
Rien ne démontre mieux la double finalité d’un jugement institutionnel, qui est à la fois de traiter une affaire et d’affirmer un pouvoir. Le jugement est orienté par une logique d’institution, par la nécessité pour celle-ci de se reproduire, par les pratiques propres de l’institution. Le plus souvent, c’est ainsi que les affaires familiales sont traitées dans notre pays. Alors qu’elles sont des drames pour ceux qui les vivent, qu’elles leur semblent poser des questions de fond sur ce qu’est la famille et comment on doit élever les enfants, elles sont principalement pour l’institution judiciaire qui en traite l’occasion de répondre à la question : qui doit décider en pareil cas ? Peu importe la décision qui est prise, peu importe le « comment » de la décision : ce qui compte, c’est le « qui ? »
- Références
- Cour de cassation
Chambre civile 1
Audience publique du 24 février 2006
Nº de pourvoi : 04-17090
Arrêt archivé au format PDF (36 Ko, 4 p.).