C’est une grande révélation de la philosophie du vingtième siècle d’avoir su dire qu’habiter, selon le mot de Heidegger, « est le trait fondamental de la condition humaine ». Habiter ne s’ajoute pas à notre vie comme une circonstance particulière, une contingence, une sorte de donnée biographique seconde, et il ne s’agit pas tout simplement de « loger » une personne qui existerait en elle-même et par elle-même. Habiter construit la personne, et la construit dès son plus jeune âge. C’est pourquoi la question de l’habitation est si importante pour les enfants : leur offrir habitation est une composante essentielle de leur éducation à l’humanité, c’est les accueillir dans le monde. Tous les parents, d’ailleurs, n’ont-ils pas le souci, lorsqu’ils attendent un enfant, de préparer la chambre et le lit, le gîte et l’abri ? Cette demeure, selon les racines les plus anciennes du vocabulaire dont nous nous servons pour la désigner, est un lieu de repos, de protection. Gaston Bachelard a montré combien la maison natale continue à hanter l’espace, durant toute notre vie, en lui conférant ses valeurs d’intimité. Il dit que la maison natale est « la maison d’intimité absolue, la maison où l’on a pris le sens de l’intimité ». Cette intimité ne s’oppose pas du tout à l’ouverture au monde : elle la rend possible, au contraire, dans la mesure où la maison natale est « la maison qui a des puissances cosmiques », c’est-à-dire qu’elle est le lieu, le siège, sedes, le chez soi à partir duquel on peut lire le monde. Et cela est sans rapport avec la spaciosité du lieu d’habitation ou son degré de confort : la mansarde le permet autant que la maison, et la masure pareillement. Notre langue dit bien, par cette communauté de racines, que la valeur d’habitation d’un lieu n’a rien à voir avec sa valeur marchande. Le chez du « chez soi » se retrouve même dans le nomadisme dans la mesure où, dans la tente comme dans la roulotte, toutes les valeurs d’intimité sont également mises en place. Ce qui est essentiel, comme j’ai essayé de le montrer dans Pour une éthique parentale, c’est l’alliance du toit et du foyer, avec toutes les valeurs parentales que ces deux mots-là contiennent.
C’est un lieu commun, depuis Heidegger, de dire que la crise de l’habitation est une question de culture. Il ne faut pas la confondre avec la crise du logement, situation où les espaces locatifs sont trop chers ou trop rares. Et, par ailleurs, un lieu d’habitation n’est pas forcément mauvais parce qu’il est petit, pauvre ou inconfortable. La crise de l’habitation est l’impossibilité de transformer des lieux de vie en « chez soi », ce qui engage tout une réflexion sur le déracinement et l’habitat moderne. C’est dans ce contexte d’un déracinement de l’existence qu’on pourrait poser le problème de la résidence des enfants après la séparation parentale.
Nous produisons une génération d’enfants qui ne savent plus où ils habitent. Ils ne le savent plus parce que les parents ne se mettent pas d’accord pour dire où ils doivent habiter. Ce qui nourrit, pour une grande part, les contentieux entre père et mère, c’est la question de la résidence des enfants. Or ce qui importe, ce n’est pas tellement de savoir où logent les enfants, mais de savoir comment ils peuvent encore habiter quelque part alors même que le toit du père et le foyer de la mère sont séparés. Comment peuvent-ils entrer dans leur humanité alors que les valeurs de l’intimité sont déchirées et qu’on a mis, à la place du lieu protecteur, sécurisant qu’est la maison, un mouvement de va-et-vient, une dispute longue, une déchirure ? Ils ne peuvent plus alors se sentir accueillis : ils sont disputés. Ils ne sont plus cette compagnie familière, rêveuse et joueuse tour à tour, mais ils sont des enjeux, ils accèdent à une sorte d’objectivité en devenant objets de la dispute. En forçant un peu le trait, on pourrait dire qu’ils ne sont plus des hôtes, mais des otages. Le mot « hôte » est très beau puisqu’il désigne celui qui est accueilli, mais il désigne aussi celui qui accueille, ce qui peut signifier que les enfants, d’abord accueillis chez leurs parents, y deviennent vraiment chez eux. Dans les mots de la langue, on entend beaucoup de vérités qui révèlent le mouvement profond de l’existence : l’enfant est celui qui transforme le monde étranger où il naît en un monde familier, un chez soi. Et c’est précisément cela, pour lui, habiter. Or l’enfance du divorce et de la séparation est profondément blessée dans son habitation.
Sur cette question, le droit a connu récemment une évolution. Encore qu’il faille distinguer les principes, qui sont la rationalité du droit, et les mentalités de ceux qui sont censés les mettre en œuvre, ce qu’on pourrait appeler la mentalité judiciaire. Cette mentalité comporte tout une dimension d’irrationalité, de conservatismes, de craintes, de réflexes mentaux presque inconscients et bien ancrés. Longtemps l’on a tenu le divorce pour une situation exceptionnelle, résultant de la faute d’un époux, de sa perversité. La question était alors d’identifier le coupable, puis de l’exclure de la maison et de la vie des enfants. Cette exclusion venait en somme le punir d’une sorte d’atteinte aux bonnes mœurs, entendues comme le respect des devoirs familiaux. Il s’agissait de réparer ce qu’on pouvait alors considérer comme une déviance sociale, notamment en permettant à l’époux innocent de poursuivre sa vie avec les enfants, et aussi de se remarier. Les remariages après divorce étaient plus nombreux à cette époque qu’aujourd’hui. En tant qu’exception à l’ordre matrimonial, le divorce devait être traité comme une situation dangereuse pour les enfants et ceux-ci devaient être principalement protégés. L’une des références du droit de la famille, depuis le XIXe siècle, est la protection des enfants. C’est dans le cadre de ce souci de protection qu’il faut comprendre la jurisprudence qui excluait la possibilité d’une résidence alternée. Protéger l’enfant, c’est lui assurer un domicile stable, chez un seul de ses parents : le parent innocent, ou parfois la mère même coupable, si cette culpabilité n’entache pas sa compétence maternelle. Cette conception du divorce s’est sédimentée dans les mentalités, et encore plus dans la mentalité judiciaire.
Elle a été, pourtant, bousculée par deux évolutions. La première est sociologique. La séparation est devenue une situation banale. Elle relève d’un choix de vie, et non d’une culpabilité. Elle a franchi un seuil quantitatif qui nous empêche de la considérer comme une déviance. On évite, autant que possible, d’introduire la notion de faute, et la question de la résidence ne peut plus être tranchée ainsi. La deuxième évolution est au niveau des principes. L’égalité des conjoints dans le mariage est devenue la règle dans notre droit. Il en résulte une égalité du père et de la mère. Ce principe enclenche une dynamique rationnelle extrêmement active dans le droit contemporain. Il s’est traduit d’abord par l’exercice partagé de l’autorité parentale après la séparation, désormais garanti, en France, par l’article 372 du code civil. Il a même été rappelé, dans la loi française du 4 mars 2002, que « la séparation parentale est sans incidence sur les règles de dévolution de l’exercice de l’autorité parentale ». Mais il s’agit là d’un partage théorique qui n’a de sens que s’il peut vivre dans les relations quotidiennes. Le maintien d’une résidence principale, et donc d’un parent principal, socialement et psychiquement, est une entrave considérable à l’égalité parentale. Le vocabulaire qui continue à désigner le droit du parent secondaire comme un « droit de visite » est le symptôme évident de cette inégalité. C’est donc dans la logique de cette évolution juridique vers l’égalité parentale qu’il faut comprendre la loi du 4 mars 2002, ouvrant la possibilité d’une résidence alternée. Il est évident qu’une simple possibilité juridique ne suffit pas pour traduire dans la vie réelle des familles l’orientation juridique vers l’égalité du père et de la mère.
Néanmoins, les résistances que la logique profonde de cette loi a soulevées révèlent le poids de la mentalité judiciaire, encore largement imprégnée du vieux modèle. On a opposé à l’égalité parentale la référence traditionnelle à la protection des enfants. On a interprété constamment l’intérêt de l’enfant en terme de protection, en faisant resurgir l’idée que tout divorce ouvre une situation de danger, suffisante pour que l’État se donne le droit de faire prévaloir des mesures de protection, lesquelles doivent d’abord consister à préserver pour l’enfant une résidence fixe, habituelle, première. On a repris l’idée que, finalement, il ne saurait y avoir de divorce sans l’exclusion d’un parent. La question de la résidence alternée est à présent au centre d’une véritable polémique, si bien qu’une commission parlementaire sur la famille et les droit des enfants, en France, est en train d’essayer d’en reprendre l’étude.
Il faut d’abord considérer comment le problème a été construit dans la presse, et je voudrais attirer l’attention sur trois points. D’abord, on a voulu faire admettre qu’il y avait deux positions antagonistes, les pour et les contre, et donc que le débat est bipolaire. Or, en réalité, il n’en est pas ainsi. Il y a, certes, une position hostile à la résidence alternée, mais elle est très minoritaire. Elle est représentée par une association, réduite en ses assises, mais très active : L’Enfant d’Abord. Cette association est bien introduite dans le monde de la presse et elle a, par exemple, fait passer un article sans nuance dans un magazine censé être « moderniste », Psychologies, dont le titre est « Garde alternée : attention danger ! » Elle est même allée jusqu’à organiser une manifestation, à Paris, le 19 novembre dernier, à l’occasion de la journée internationale contre l’enfance maltraitée. Cependant, la table ronde organisée à l’Assemblée nationale le 23 novembre dernier a montré que le rejet de la résidence alternée n’est partagé ni par les représentants familiaux, ni par les médiateurs, ni par les magistrats, ni par les psychologues, etc. En fait, nous n’avons pas deux positions en présence, mais un mouvement fort, assez général, en faveur de la résidence alternée et une résistance sporadique bien organisée. Organiser tout débat sur un mode bipolaire peut donc avoir quelque chose de faux et de trompeur.
Le deuxième point à remarquer est que la résistance à la résidence alternée existe surtout par l’argumentation du pédopsychiatre Maurice Berger. Or, comme je l’ai montré par ailleurs, ce qu’il y a de plus remarquable dans la position de ce psychiatre, ce n’est pas sa position sur la résidence alternée mais sa conception du rôle de l’expert. Pour lui, en effet, l’expert, en l’occurrence le psychiatre, est celui qui devrait inspirer la politique familiale et l’évolution juridique. C’est à lui qu’il appartiendrait de dire quels sont les modèles acceptables de vie familiale et quels sont ceux qui ne le sont pas. Il y a, chez Berger, un relent de l’hygiénisme du XIXe siècle qui consiste à faire du médecin en général, et du psychiatre en particulier, le gardien d’un certain ordre socio-politique, en l’occurrence le gardien d’une éducation matricentrée. Cette position revient à ignorer l’ordre profond du droit et à minimiser grandement l’autorité parentale dans sa dimension éthique et réfléchie. Si bien que, à en croire Berger, il y aurait d’un côté des militants, ou des parents aveuglés par leur conflit, et, de l’autre, l’homme de science, le connaisseur des enfants qui, sans être tout à fait contre la résidence alternée (parce que, bien sûr, il sait faire la part des choses et qu’il est modéré), cherche à en limiter grandement l’application au nom d’une sagesse supérieure. Pourtant, cette posture n’est pas crédible, au moins pour deux raisons. D’abord parce que les « comptages » que Berger met en avant ne sont pas représentatifs, et qu’en outre personne n’a le recul suffisant pour dire quoi que ce soit de sérieux. Mais surtout, d’autres psychologues, nombreux, sérieux, ne pensent pas comme Berger. Ce qui veut dire qu’en la matière, ce n’est pas la psychologie qui peut trancher, encore moins la clinique, et il y a quelque chose de vain à vouloir chercher dans la psychologie une réponse à une question juridique et éthique, qui est celle de savoir comment nous voulons faire habiter les enfants frappés par le divorce des parents.
La troisième remarque est que, faute de poser correctement le problème, on est en train de le réduire à une question absurde, celle de savoir s’il faudrait interdire la résidence alternée en dessous d’un certain âge. Ce qui est absurde dans cette question est qu’elle appelle une réponse générale, au mépris des situations particulières, de la volonté des parents, et surtout qu’elle feint de ne pas comprendre qu’un enfant conditionné, dès son plus jeune âge, à un mode de résidence, va s’organiser psychiquement sur un attachement exclusif au parent principal et qu’après il sera trop tard pour changer. On ne voit pas comment on pourrait apporter une réponse de type réglementaire à un problème éthico-politique.
On voit donc que, autour de la résidence alternée, le travail qui est à faire n’est pas un travail d’expérimentation mais d’élucidation de la question. Quels problèmes posent la question de la résidence des enfants et quels types de réponses doit-on construire ? La science est quelque chose de sérieux, notamment dans sa recherche de certitude, et il n’est pas bon de la laisser galvauder par des « experts » dont on sent bien qu’ils expriment avant tout des convictions personnelles. Dans les questions que nous nous posons sur l’enfance, aucune science ne peut nous éclairer. Pour reprendre la distinction de Kant, aucune connaissance théorique (sciences) ne peut éclairer un problème pratique (morale). Ou, pour le dire encore autrement, la connaissance de ce qui est ne nous aide pas à discerner ce qui doit être. Comme nous l’a montré l’aporie communiste, vouloir construire une politique à partir de la science conduit souvent à la catastrophe.
En revanche, on voit clairement, autour de la résidence alternée, se dessiner deux lignes de recherche.
D’abord, il y a une question clairement politique, qui est celle de la prise de décision. Elle se subdivise en deux cas de figure.
- Lorsque les parents sont d’accord, qu’ils mettent en œuvre conjointement leur autorité parentale, peut-on leur interdire un mode de résidence, par exemple si l’enfant a moins de six ans ? Qui pourrait le faire ? Le juge ? Mais en vertu de quelle connaissance de l’intérêt de l’enfant ? Le psychiatre au moyen du juge ? On voit que répondre par l’affirmative à ces questions est difficile car ce serait ou bien ruiner la notion même d’autorité parentale ou bien étendre abusivement la notion d’enfance en danger. Dans les deux cas, il semble qu’il y ait incompatibilité avec le modèle politique de la démocratie.
- Lorsque les parents ne sont pas d’accord et qu’ils se disputent la résidence de l’enfant, qui décide ? Habituellement, on se réfère à la décision subsidiaire du juge. Seulement ce n’est pas faire avancer beaucoup le problème car la question est de savoir à quoi se réfère le juge. Souvent à l’avis d’un expert, dont on a vu ce qu’il fallait en penser. D’autres fois, à des modèles anciens, des dispositifs traditionnels constituant un parent principal et un parent secondaire. Et puis, se pose la question difficile, que nous traiterons ailleurs, de la légitimité du pouvoir discrétionnaire du juge. Pourquoi aussi ne pas tirer à la courte paille ?! Si l’on considère que les juges prononcent rarement la résidence alternée lorsque les deux parents sont en désaccord, on voit que la plupart des jugements sont entachés de ne pas se référer suffisamment, comme ils devraient pourtant le faire, au principe de l’égalité parentale, qui assure pourtant la rationalité de notre droit. C’est évidemment à ce niveau-là que la médiation familiale doit travailler pour conduire les parents, qui dans un premier temps ne seraient pas d’accord, à s’entendre afin d’harmoniser l’autorité parentale.
La deuxième ligne de recherche consiste à se demander si l’on peut construire l’habitation de l’enfant sur l’exclusion d’un parent. Question qui n’a de sens que si l’on prend bien soin de distinguer l’habitation de la résidence.
Lorsque Heidegger tente de préciser le sens de l’habitation, il met en lumière ce qui lui semble en être le trait dominant, à savoir le rassemblement. Lorsqu’il prend l’exemple d’un bâtiment qui illustre ce qu’est un pays habité, il ne choisit pas la maison mais le pont, car c’est par le pont que s’exprime ce mouvement de rapprochement et de rassemblement en quoi toute habitation consiste. C’est pourquoi j’ai essayé, pour ma part, d’expliquer la maison elle-même comme une sorte de pont, un lien entre le toit paternel et le foyer maternel.
Il ne faut jamais minimiser le traumatisme que constitue pour un enfant la séparation de ses parents, l’éclatement qui en résulte quant à son habitation. Ceux qui insistent sur le danger que court un enfant dans le divorce ont raison et nous n’avons pas voulu plus haut disqualifier leur souci. Quoi qu’il en soit par ailleurs, les propos de Maurice Berger sont très utiles lorsqu’ils servent à ne pas banaliser le divorce et la souffrance qui en résulte. Si habiter, pour l’enfant, c’est construire l’espace, avec ses valeurs d’intimité, si c’est construire son être au monde, aux autres et finalement aussi son propre espace intérieur, son monde de rêves, alors le divorce déchire bien plus que le couple parental : il fait éclater le monde aussi bien que le rêve et met en péril l’intégrité de sa tendre personne. La tentation pourrait être grande, alors, chez les adultes, chez les magistrats, chez les « experts » commis, de dénier la réalité de cet éclatement. Et l’on voudra maintenir l’enfant dans une résidence unique, ou du moins principale, et renvoyer l’un des deux parents à la périphérie. D’ailleurs, l’aubaine pour les avocats, pour les magistrats, pour les experts, mais pas pour l’enfant, c’est lorsque les domiciles des deux parents sont suffisamment éloignés pour que la question se tranche d’elle-même, matériellement, du fait de la distance géographique. C’est pourquoi d’ailleurs on tient si peu rigueur au parent qui déménage loin, alors que sous un autre point de vue il s’agit là d’une vraie maltraitance contre l’enfant. Mais, de bonne foi, on croit qu’on peut protéger l’enfant, sauver sa tranquillité en l’assignant à une résidence habituelle.
Cette conception est erronée et repose sur une incompréhension du sens même de ce qu’est habiter pour un enfant. Dans sa profonde méditation de l’habitation, Heidegger écrit : « sauver n’est pas seulement arracher à un danger, c’est proprement libérer un être, le laisser revenir à ce qui lui est propre ». Or le propre d’un enfant, c’est d’avoir une double origine, une double fidélité et un double attachement. La théorie de l’attachement préférentiel qu’on trouve chez Berger nous semble plutôt introduire une pathologie dans la définition de la normalité. Sauver un enfant, le protéger, c’est précisément sauvegarder son double attachement, et au besoin le sauvegarder contre son caprice du moment. Habiter est effectivement faire lien, et lorsqu’on ne peut plus faire lien entre foyer et toit dans la même maison, alors il reste à faire lien entre les deux domiciles, celui du père et celui de la mère.
Ne dit-on pas que l’enfer est pavé de bonnes intentions ? En voulant protéger l’enfant d’un va-et-vient entre père et mère, en voulant l’assigner à une résidence, on exclut forcément l’un des parents de sa vie quotidienne. Et c’est cette exclusion qui empêche l’enfant de se rassembler, de retrouver son unité propre. Car il demeure en pensée là où il ne vit pas. Bref, les dispositifs traditionnels d’hébergement ajoutent au traumatisme du divorce un traumatisme d’après divorce, plus durable, plus blessant, et organisé judiciairement.
La meilleure manière pour un enfant de sauver son habitation, lorsque ses parents sont séparés, c’est d’être le lien entre les deux résidences. L’enfant du divorce rejoint ce symbole de toute habitation qu’est le pont. Il n’habite pas ici, ni là : il habite entre. Lorsqu’on met en avant l’inconfort d’une vie qui consiste à toujours trimbaler ses affaires d’un endroit à l’autre, on a raison de le faire si c’est pour dire qu’il vaudrait mieux que les parents habitent ensemble. Le divorce est assurément source de complications, d’inconfort et de peine. Mais si l’on pense que l’exclusion d’un parent est, pour l’enfant, une meilleure solution que l’inconfort des transports et déplacements, on se trompe. On ne peut pas placer sur le même plan les tracas matériels d’une résidence alternée et la souffrance psychique générée par la marginalisation et l’humiliation d’un parent. La double résidence est une complication matérielle, pas une souffrance en soi. Elle peut permettre de sauver l’essentiel, à savoir l’unité d’habitation de l’enfant, si l’on est bien conscient qu’habiter c’est rassembler.
Quelque paradoxal que cela puisse paraître, le risque de produire des enfants ne sachant pas où ils habitent est plus grand lorsqu’il y a assignation de résidence, avec tous les conflits et toutes les souffrances qui accompagnent cette assignation, que lorsqu’il y a résidence alternée. La résidence alternée ne requiert pas forcément un accord préalable : elle produit cet accord parce qu’elle est la conséquence logique, et comme telle incontestable, de l’égalité parentale.
Reste que la mentalité judiciaire se révèle souvent plus forte que le mouvement rationnel du droit d’une part et la compréhension profonde des besoins d’une existence d’autre part. L’irrationalité du judiciaire, sa tradition résolument agonale nuisent à la reconnaissance du besoin des personnes et à l’application sereine des principes du droit. Et cela nous renvoie à la question politique de la décision : le pouvoir discrétionnaire qu’on confère aux juges, notamment dans ce qu’on appelle couramment, et l’expression de manque pas de sel, « l’attribution de la résidence habituelle », pourrait bien n’être que la primauté indue qu’on accorde à la mentalité judiciaire sur le respect des personnes et les principes rationnels du droit.