Conférence prononcée en ouverture du colloque de l’Association internationale francophone des intervenants auprès des familles séparées, à Bruxelles, le 20 mai 2005.
Partons d’un point du vue ontologique, qui est celui du philosophe, mais qui n’est pas, comme on le verra, sans applications pratiques. La thèse est que la crise est du temps intensif. Il y aurait deux régimes de temporalité : la durée est extensive, la crise est intensive. Ce qui signifie que dans la crise le temps atteint un degré d’actualisation beaucoup plus fort que dans la durée. La crise, c’est du temps qui se concentre. Les grandes crises sont de la densité temporelle pure.
Il y a donc des crises dans tout ce qui est temporel, comme il y a aussi de la durée. Il y a des crises dans la nature, qui prennent la forme de ce que nous appelons des catastrophes. Par exemple, l’énergie accumulée longtemps s’actualise dans la crise que représente l’irruption volcanique. Il y a des crises en histoire, dont les guerres sont le meilleur exemple. La guerre est un moment où toutes les durées antérieures se condensent et d’où toutes les durées ultérieures découleront. Il y a des crises dans les vies, comme sont les délires psychotiques où les tensions psychiques viennent comme se résumer et chercher solution.
Dans le temps, la crise est ce qui a valeur décisive. Le mot κρίσις, en grec, signifie ce fragment de temps qui fait pencher la balance d’un côté plutôt que de l’autre. Le moment critique signifie couramment un moment de crise et un moment de choix. De choix, non pas dans le sens où nous prendrions une décision, mais dans celui où une décision se dégage, une décision qui nous concerne mais qui n’est pas la nôtre. Autrement dit, la crise est un moment crucial, une croisée. La crise est la croisée des destins, alors que la durée n’en est que le déroulement. C’est pourquoi on trouve une crise dans tous les moments décisifs, c’est-à-dire dans tout ce qui naît, dans tout ce qui se bouleverse, dans tout ce qui disparaît. À propos de ce qui naît, on peut parler de crise génétique, et elle est le mode d’effectuation de ce mouvement qu’Aristote appelle γένεσις. L’accouchement est une crise. Pas de naissance, pas de fondation sans crise. À propos de ce qui disparaît, on peut parler de crise agonale, ou tout simplement d’agonie et celle-ci correspond à ce mouvement qu’Aristote appelle φθορά. Et à propos de ce qui bouleverse, on peut parler de crise de mutation en faisant référence à ce que les Grecs appelaient μετάνοια. Μετάνοια ne signifie pas seulement le changement. Le changement, qu’il soit transport, croissance ou vieillissement, ou encore altération, se déroule dans la durée : il n’y a pas besoin de crise pour changer. Μετάνοια signifie le renversement. C’est le mot dont on se sert pour désigner cette crise qui jette Saul par terre, le convertit et le relève en apôtre Paul. C’est une déprise de soi, un repentir, suivie d’une reprise de soi à la base, d’une conversion. C’est en somme une régénération. La crise génétique, l’agonie et la conversion sont les trois sortes de crise qui intensifient le temps et l’actualisent comme instant décisif.
On peut dire que, à l’origine grecque de notre civilisation, la tragédie est une pensée de la crise. La crise est toujours une tragédie. Ou on pourrait dire que la tragédie est le langage de la crise. Une situation de crise est caractérisée, premièrement, par le πάθος qui l’habite. Elle est un moment de souffrance et d’angoisse. Elle est deuxièmement une montée vers le paroxysme, et c’est ce qui en fait toute l’acuité. Dans la crise, tout est excessif, exagéré, tout est hyperbolique : les sentiments, les pensées, les paroles, les gestes. Elle est, troisièmement, un moment où l’on ne voit plus clair, où l’on est comme aveuglé. Les Grecs parlent de l’ἄτη, cette sorte de brouillard où les dieux plongent parfois les hommes. Les références habituelles sont troublées, elles ne nous permettent plus de nous orienter. La relation au sens semble perdue. Si bien que, pris dans la crise, on ne voit pas comment on pourrait s’en sortir : elle semble sans issue, elle ouvre sur le désespoir. Et, en même temps, c’est son quatrième caractère, elle est un moment critique où quelque chose va devoir se décider, pencher dans un sens ou dans l’autre. Si bien qu’elle est une situation extrêmement tendue. Cinquièmement, la mort est l’horizon de la situation de crise. Pour toutes les raisons qu’on vient de dire, pris dans la crise, on sent bien que, faute d’en pouvoir sortir, c’est le risque de mort qu’on court. Elle est le moment des actes violents, des guerres, des combats désespérés, des meurtres, des suicides, des effondrements dans la folie. Ces cinq caractères de la crise que la tragédie dégage, on les retrouve dans les crises personnelles, qu’elles soient maladies telles que les médecins les décrivent, crises morales telles que la psychiatrie pourrait en parler, ou crises spirituelles. Mais on les retrouve aussi dans les crises collectives, crises internationales, crises civiles ou crises familiales.
On doit distinguer, toutefois, les crises personnelles des crises collectives. Les premières sont internes tandis que les deuxièmes dressent les uns contre les autres : elles sont des conflits. Mais nuançons. Les crises intérieures sont peut-être bien, elles aussi, des conflits intimes entre le conscient et l’inconscient, entre l’idéal qu’on porte et la réalité d’une situation qu’on vit, entre le corps qui se meurt et l’âme qui veut vivre. Mais les conflits intérieurs, dira-t-on, appellent d’autres solutions que les conflits entre personnes. Traditionnellement, on dit qu’ils relèvent de la psychologie. Certes, mais les conflits intérieurs ne sont-ils pas souvent l’intériorisation d’une situation conflictuelle ? Les âmes ne sont-elles pas faites des liens qui les unissent aux autres et en soignant les liens ne guérit-on pas les âmes ? On touche là un enjeu important de la médiation. Plus modeste que la psychologie, elle peut parfois guérir ce que la psychologie ne guérit pas parce qu’au lieu de réparer l’âme, dans son extrême complexité, elle répare simplement les liens ou les absences de liens qui la font souffrir. C’est pourquoi, à mieux y penser, on peut dire que le conflit est au cœur de bien des crises, qu’elles soient personnelles ou collectives.
On distinguera, cependant, le conflit de l’échec. L’échec est une rencontre avec le réel marqué par la déception, par l’impossibilité d’y faire passer les valeurs que nous portons. Il vient inscrire dans la condition humaine le rappel de la finitude. Par exemple, nous échouons à vaincre la mort, la nôtre ou celle de ceux que nous aimons, nous échouons à empêcher la maladie, les catastrophes naturelles, etc. L’échec produit des crises mais il faut distinguer les crises par échec et les crises par conflit. Dire que le conflit est un échec à s’entendre est, à mon avis, une mauvaise manière de parler. C’est source de confusion. Car le conflit est une relation non au réel mais aux autres hommes, et ça change tout. C’est pourquoi on ne devrait pas parler, par exemple, de l’échec d’un mariage mais toujours d’un conflit entre époux. L’idée d’un divorce pour cause objective est une monstruosité conceptuelle, une grande source de confusion. Il y a donc des crises-échec et des crises-conflit. Nous traiterons des secondes.
Si l’on revient aux origines de notre civilisation, on s’aperçoit qu’aux situations tragiques on ne peut guère donner que quatre solutions : la représentation, le sacrifice, le procès ou le dialogue. Ce sont là les quatre issues possibles d’une crise. Précisons.
La tragédie, en tant qu’elle est la représentation sur scène d’une crise tragique, est une solution paradoxale, une solution qui n’en est pas une. Ce qu’elle nous montre, en effet, c’est qu’aucune solution n’est possible, que la crise est irrémédiable : Antigone va à sa perte et Créon aussi. Aucune dialectique ne peut conduire le conflit à sa résolution et à son dépassement. La tragédie est assurément un pessimisme et même, presque, un désespoir. Pourtant il ne faut pas oublier que la crise tragique est portée, par Sophocle, à la représentation, et qu’au lieu d’être une crise vécue elle devient une crise montrée. C’est tout le miracle de la simple représentation. Aristote nous avait déjà dit qu’elle est cathartique, c’est-à-dire qu’elle détourne le vivre en voir, qu’elle fait de l’homme un spectateur de ses propres crises, il peut les voir en face, ce qui est déjà en soi une manière de les désamorcer. Schopenhauer et Nietzsche sont les deux penseurs modernes qui ont dégagé toute la sagesse qu’il peut y avoir dans la représentation. Ils promeuvent une sagesse qui soit un art de la représentation. Il en résulte que le destin d’un conflit, c’est d’abord de se mettre en forme. Une crise doit être élaborée, c’est-à-dire conduite à sa symbolisation. Il s’agit d’accoucher, dans une crise, du langage qu’elle porte. Ce langage peut être celui des mots et parler de la crise c’est déjà lui donner accès à la représentation. Mais ce langage peut être aussi celui des gestes, des mises en scènes (parler d’une scène de ménage, c’est reconnaître qu’il y a bien quelque chose de l’ordre de la mise en scène) ; il peut être celui des images (dessins d’enfants par exemple) ou celui des symptômes. Il est encore ces espèces de rites qu’on appelle des protocoles. Mais dès qu’il accède ainsi à la représentation, le conflit est mis à distance, la crise décroît et délaisse le paroxysme où elle s’était portée, les protagonistes deviennent les spectateurs de leur propre conflit. Ils en restent aussi évidemment les acteurs, ou plutôt les personnages, c’est-à-dire ceux qui présentant le masque (persona) pour le visage, entrent dans la simulation de la crise. La représentation symbolique, quelle que soit sa forme, désactive la crise, c’est-à-dire qu’elle détourne d’agir, elle désactive le πάθος et éloigne de ce fait le moment critique, qui est celui où l’on peut accomplir le geste irréparable. En revanche, la représentation va réveiller l’imaginaire, ouvrir les âmes à une respiration nouvelle. Et elle va même, comme en prime, procurer un plaisir particulier, qui est le plaisir de parler et d’analyser, le plaisir de se dire et de jouer, bref toutes sortes de plaisir qui sont des plaisirs de représentation. La représentation de la crise, par son élaboration symbolique, diminue l’intensité de la crise, elle la décrispe, mais elle est néanmoins, et c’est là sa limite, un renoncement, par excès de pessimisme peut-être, à la solution puisqu’elle ne conduit pas le conflit vers sa résolution.
Cependant, poursuivant notre méditation sur la tragédie, il faut nous souvenir que si effectivement celle-ci représente un conflit, elle porte aussi la trace d’une solution très archaïque, qui est la solution sacrificielle, d’où la tragédie tire son origine. Il ne suffit pas que les hommes abandonnent la religion pour que cessent les mécanismes psycho-sociaux auxquels la religion était une réponse. Le sacrifice rituel consiste, comme l’a montré René Girard, à transformer la violence du « tous contre tous » en une violence du « tous contre un seul » et à circonscrire la violence contre cet « un seul » sur un animal portant symboliquement tous les maux. Ritualisé, le sacrifice entre dans un langage. Par la métaphore, il se déplace de l’homme à l’animal et, par la métonymie, il se déplace du tout à la partie. Mais le sacrifice, lorsqu’il n’est plus ritualisé, devient une sorte de sacrifice sauvage qui est un retour à la violence. C’est ce qui se passe lors de ce que Girard appelle des crises sacrificielles. La crise sacrificielle s’ouvre lorsque les mécanismes symboliques pour résoudre les conflits sont en panne si bien qu’une communauté donnée ne peut plus se purger des angoisses qui l’inquiètent. Elle va alors mettre en place une sorte de délire expiatoire, ce que Platon appelle un délire télestique, au bout duquel une solution va être trouvée dans le sacrifice réel, c’est-à-dire violent et non symbolique, d’un ou de plusieurs innocents. Comme l’avait déjà vu Georges Bataille, la violence réelle provient souvent d’une crise des codes religieux qui sont faits pour la conjurer. Lorsque la crise ouverte par le conflit ne peut compter sur aucun symbolisme rituel pour la désamorcer, elle s’invente alors une solution sacrificielle, dans le sens où il s’agit d’un sacrifice sauvage, non ritualisé, qui ouvre sur une violence à vertu purgative. Il est évident que cette solution, bien qu’elle marche à grande comme à petite échelle, est une solution dont on ne peut se satisfaire puisqu’elle est une solution violente et puisqu’elle fait payer les innocents. À ce compte, mieux vaut encore l’absence de solution que représente la tragédie. Mieux vaut s’en tenir à la pure représentation de la crise plutôt qu’à sa résolution violente.
La conscience des limites d’une résolution sacrificielle des crises est à l’origine d’une autre solution, qui est la solution judiciaire, la résolution par le procès. La judiciarisation de la crise est le moyen d’en faire sortir une vérité, la vérité sur l’identité du coupable, de l’auteur de la faute. Tout le soin va alors consister à écarter le risque d’erreur car la condamnation des innocents devient, d’un point de vue judiciaire, quelque chose d’insupportable. Pour écarter l’erreur, une enquête est nécessaire. L’enquête consiste à se renseigner sur les faits et à entendre des témoins. Dès que le coupable est identifié peut intervenir une violence qui est celle de la condamnation à une peine. Mais cette violence sera dite légitime car elle porte contre un coupable et est prononcée selon des lois préalables, des lois pénales.
Cependant, la judiciarisation de la crise n’est pas exempte d’inconvénients. C’est ce qui est apparu aux yeux de Platon alors même que la solution judiciaire ne faisait qu’entamer un essor historique qui trouve de nos jours une sorte d’apogée. On peut même dire que Platon, non seulement à travers la manière dont il raconte le procès de Socrate mais à travers toute son œuvre, construit la philosophie comme un procès du procès. Le procès ne saurait être la solution qu’il prétend être pour régler une crise et il n’est surtout pas le lieu où une vérité peut surgir. La parole qui s’y tient, à savoir la rhétorique, non seulement n’est pas une parole de vérité mais elle est une parole qui fait constamment obstacle à la vérité. Elle englue le débat dans un πάθος feint, dans une vaine émotion, mais surtout, elle n’est orientée que par l’effet qu’elle veut produire sur l’auditoire, par le jeu social dans lequel elle vient s’inscrire mais nullement par une recherche de la vérité. De sorte que plus elle abuse l’auditoire, mieux elle remplit son rôle. Il faut dire que les intentions qui la portent n’ont rien à faire de la vérité. L’accusation est inspirée par la haine et le désir de vengeance, elle s’alimente à la rumeur publique et à la vindicte populaire. Le procès, contrairement à ce qu’il voudrait, retombe dans un mécanisme sacrificiel sauvage où, finalement, la condamnation, sur un vrai ou un faux coupable, peut avoir valeur expiatoire. Mais là où le procès s’éloigne le plus de la vérité et de la faute autour de quoi il prétend organiser une sortie de la crise, c’est en confondant vérité et faute avec du factuel. Dans un procès, jamais les idées dont on parle ne sont élucidées. Il est le règne du préjugé et il ouvre sur un jugement sans connaissance de la chose dont on parle. Pour Platon, la vérité est le fruit de l’étude, elle ne peut se trouver que par une enquête sur la définition même de ce dont on parle.
Cette critique philosophique originaire du procès engage à chercher une autre solution à la crise, une quatrième solution, qui est la dialectique. Au centre de toute crise, il y a une problématique qu’il s’agit de dégager et autour de laquelle un dialogue doit être mis en place. Il s’agit de sortir du conflit par le questionnement, et à partir de ce questionnement d’organiser une communauté qui cherche, qui cherche à comprendre et à connaître. Là où le conflit avait ouvert une crise, un risque de faire éclater la communauté par la violence, c’est autour d’une commune recherche que la communauté peut se restaurer. C’est autour de la parole dialoguante qu’une nouvelle entente peut se construire. Il s’agit alors de transformer la crise en pensée, en pensée partagée.
Et il est vrai que la pensée est elle-même une crise. Lorsque la philosophie parle de la crise, elle parle d’elle-même et du travail critique qu’elle ne cesse d’être. Si par le mot de « critique » on entend le conflit des thèses et des arguments, il désigne aussi le passage de l’indécis, du doute, à la décision, passage qui n’est rien d’autre que cet acte de juger en quoi, pour certain, consiste toute opération intellectuelle. Mais cette crise interne à la pensée, ce moment de doute, d’embarras et d’ébranlement, est une moment hautement heuristique, un moment de découverte. L’expérience de la pensée nous apprend que la crise est le creuset d’une révélation, un lieu où peut surgir la vérité, idée que retrouveront les psychanalystes. La solution philosophique de la crise consiste à la spiritualiser, c’est-à-dire à la répéter dans la pensée, jusqu’à ce qu’elle ouvre sur le discernement à partir duquel une nouvelle disposition sera possible dans la vie. Il s’agira alors, au sortir de la crise, de refonder la vie dans la connaissance.
Ces quatre solutions qui permettent de sortir, plus ou moins bien, de ces crises par lesquelles doit passer tout ce qui a à naître, à mourir et à se convertir, le plus souvent ne sont pas pures, elles se mêlent, se chevauchent. C’est qu’il faudrait essayer de montrer en appliquant ce savoir acquis sur la crise aux crises familiales.
Dès qu’on veut articuler la crise à la famille, on se heurte à plusieurs difficultés. La première, c’est qu’il faut bien distinguer la crise dans une famille et la crise de la famille. Cette dernière désigne un état socio-historique de l’institution familiale tandis que la première est un événement singulier. Cette distinction est d’autant plus importante à faire que la thèse que nous voudrions soutenir est la suivante : la crise de la famille se révèle à ce que les familles ne savent plus résoudre leurs propres crises.
Il ne saurait y avoir, en effet, de vie familiale sans crise, pas plus qu’il ne saurait y avoir d’existence sans crise. La famille, parce qu’elle est le lieu de la plus grande proximité des existences, est traversée par les crises que vivent ses membres, par exemple par la crise d’adolescence des enfants ou par celles qui résultent de la maladie (qui engendre angoisse et dépendance) et de la mort (deuil). Par ailleurs, la famille est une structure où les relations sont plus étroites et où, par conséquent, les conflits sont plus intenses. Bien sûr que la famille repose sur des liens d’affections mais ceux-ci n’empêchent nullement l’affrontement des existences. Dans la famille, les disputes peuvent être ouvertes ou sourdes, les ruptures peuvent être sans lendemain, comme de bouder une heure, ou durables. Cependant, si l’on parle de crise de la famille, c’est que la famille d’aujourd’hui ne parvient pas à résoudre elle-même ses propres crises. Il se peut que les crises qui la traversent soient plus intenses, ou bien que la famille soit devenue trop faible pour surmonter les crises qui normalement l’affectent. Toujours est-il qu’au lieu d’être la structure d’intimité où se vivent les crises, elle est bien souvent aujourd’hui une structure qui se laisse éclater par ses propres crises.
Cependant, il ne va pas de soi de parler de crise de la famille, et on se heurte là à une deuxième difficulté. Pour certains, en effet, le mot même de « crise » appartient à une rhétorique réactionnaire. Il révélerait la nostalgie d’un passé, qu’on poserait mythologiquement comme équilibré, et à la lumière duquel notre présent ne pourrait apparaître que comme une décadence. La crise est une notion anti-moderne parce qu’elle suppose toujours une critique de la modernité. À l’extrême, parler de la famille en terme de « crise », ce serait dramatiser et faire du catastrophisme. D’ailleurs, dans des familles singulières, ne peut-on pas reprocher aussi à ceux qui ne font pas bien à cause d’une situation d’exagérer, de dramatiser, par exemple en refusant une rupture alors que, dit-on, elle est dans le cours des choses et dans le mouvement de la vie. C’est tout juste si l’on ne reproche pas à celui qui dit la crise de piquer sa crise, c’est-à-dire d’exagérer et d’empêcher la résolution douce du conflit.
Pourtant ce rejet de la notion de crise est lui-même idéologique et assez superficiel. La crise est liée à notre temporalité qui n’est pas toujours continue et qui peut subir des changements radicaux d’orientation. La crise n’est une vaine dramatisation et un obstacle au cours des choses que pour ceux qui refusent l’idée même d’une réorientation de l’histoire. La crise est un ébranlement du sens, de notre interprétation habituelle du cours des choses mais c’est à sa faveur qu’on peut obtenir une nouvelle compréhension, plus profonde. Car la crise est heuristique, comme nous l’avons dit, elle est ce moment où se manifeste l’être profond d’une personne, d’une relation, d’un ordre collectif. Dans la crise se manifestent aussi les valeurs irréductibles, celles pour lesquelles la vie peut se sacrifier. La crise porte l’éclair de la révélation, dans le sens le plus fort du terme. La vérité ne surgit que dans la crise.
Toutefois, une crise n’en est une véritable, elle n’est ce moment heuristique et décisif où le temps s’intensifie, que si elle va jusqu’à son aboutissement. C’est pourquoi nous avons parlé de la crise à partir des possibilités de sa résolution. Lorsque la crise ne trouve pas à se dépasser, elle se maintient d’une manière chronique, elle ne cesse pas de se recommencer. La souffrance, l’angoisse, et les situations paroxystiques ne cessent pas leur réitération épuisante. On entre alors dans une période mouvementée mais immobile de répétitions, de confusion et de désordre, une période qu’on peut dire chaotique parce qu’elle n’est ni de la durée, ni de la κρίσις dans le sens du moment décisif où le temps se réoriente. Cette période, on peut aussi l’appeler une période de crise, mais en employant le mot en un autre sens. Il s’agit alors d’une crise larvée et permanente qui ne parvient pas à sa résolution, d’une période d’attente et de latence, d’aveuglement prolongé. C’est pourquoi, dans ce que nous appelons généralement « crise », il me semble important de distinguer κρίσις et χάος. Κρίσις désigne la crise qui va au bout d’elle-même, qui aboutit et se dépasse ; χάος désigne la crise qui ne parvient pas à se résoudre et ne peut que se répéter.
C’est à partir de cette distinction que prendra sens la reformulation de ma thèse : la crise de la famille, dans le sens socio-historique du terme, est une période de chaos qui ne permet plus aux crises familiales, qui sont des moment de κρίσις, de se surmonter. Et il me resterait maintenant à dire, à la lumière des analyses générales qui viennent d’être posées, pourquoi il en est ainsi dans la vie familiale d’aujourd’hui. Je le dirai rapidement, laissant aux travaux ultérieurs le soin de revenir sur ces différents aspects.
D’abord, dans un livre intitulé La séparation des familles et dont le premier chapitre s’appelle « Théâtre de la séparation », j’ai essayé de dégager une sorte de crise de la représentation qui fait que nous nous berçons très souvent d’une image idéale du couple et de la famille sans être capables d’introduire dans cette image la juste représentation des conflits inhérents à cet idéal. La psychologie, la sociologie de la famille, au plus grand détriment de l’ambition scientifique qui devrait les animer, ont voulu construire, en instrumentalisant l’outil socio-judiciaire, une norme familiale, quasi utopique, où s’harmoniseraient l’intensité du sentiment, la qualité de la relation, le respect de chaque liberté, l’écoute des enfants, la primauté de la communication et de la transparence, la fluidité des histoires, grâce à cette clé magique qu’on appelle la séparation du conjugal et du parental. L’énergie socio-psychique investie à défendre et à promouvoir ce nouveau modèle a refoulé de notre représentation l’intensité destructrice des ruptures et l’irréductibilité du mal ainsi que de toutes les blessures qu’il produit. Or les sciences du psychisme autant que les sciences politiques nous apprennent que plus une réalité est refoulée de notre représentation, plus elle est agissante. On ne peut pas, au nom d’un moralisme nouveau et conquérant, fondé sur la dénégation du tragique, supprimer purement et simplement l’expérience du mal et de la faute. Comment pourrions-nous résoudre les crises familiales, dont la réalité irréductible vient constamment se rappeler à nous, si nous construisons une image de la famille où la crise n’aurait pas sa place ? Dissoudre les familles parce qu’elles traversent une crise, croire que la séparation, et le divorce qui en est la forme juridique, est un remède à tout est un leurre duquel il nous faut sortir. La séparation en tant que telle ne résout rien. Sa valorisation excessive relève d’une certaine idéologie et sa mise en œuvre judiciaire révèle certaines techniques de gouvernement, comme disait Michel Foucault, mais, en réalité, elle est bien souvent un obstacle à la résolution des crises dans la mesure où elle les pérennise. Pour sortir de tant de confusion, il faut regarder la crise en face, s’en donner une représentation même si elle nous réveille de nos utopies sentimentalistes. Réintroduire, dans notre image de la famille, le réel, c’est-à-dire la marque tragique du destin telle que les Grecs nous ont appris à la penser, me semble un préalable indispensable pour y voir clair dans la crise d’une famille et pour pouvoir y intervenir.
La deuxième source de chaos dans la situation contemporaine des familles tient au refus de tout sacrifice. Le sacrifice est un remède à la violence dans la mesure où il la circonscrit et la symbolise, c’est-à-dire l’inscrit dans du langage, dans de la métaphore et de la métonymie. Or, de ce point de vue, notre époque ressemble à une crise sacrificielle. Les membres d’une famille ne veulent plus rien sacrifier d’eux-mêmes, de leur bonheur et de leur bien, de leur droit à consommer. Il faut que chacun aille au bout de son épanouissement. Mais là où le sacrifice limité d’une part de soi n’est plus consenti, ont lieu des crises expiatoires beaucoup plus sauvages, des sacrifices du tout. Dans La séparation des familles, je me suis risqué à l’analyse de ces formes de délire expiatoire que constituent, selon moi, l’accusation et la mise à l’écart des pères ainsi que la blessure psychique imposée aux enfants dans les divorces. Si nous voulons pouvoir aider à la résolution des crises, je crois qu’il faut poser deux principes qui s’équilibrent mutuellement. Le premier est de considérer qu’il n’y a pas d’équilibre familial sans sacrifice de quelque chose, sans sacrifice d’une part. Le deuxième est ce que j’appelle, dans Pour une éthique parentale, le refus des solutions sacrificielles, c’est-à-dire que la chose ou la part sacrifiée à la vie familiale ne doit jamais être quelqu’un, à savoir l’un de ses membres. Ce qui revient, ni plus ni moins, à considérer que l’équité et la justice sont la base de toute technique d’intervention.
Il ne faut pas croire, cependant, qu’équité et justice puissent être préserver par la judiciarisation de la crise. C’est presque le contraire. La situation chaotique qui fait obstacle à la résolution de bien des crises familiales a partie liée avec la judiciarisation des conflits familiaux. D’abord le procès familial, contrairement à ce qu’il aurait vocation à être, ne met pas hors jeu les solutions sacrificielles. En dressant les parties l’une contre l’autre, en engageant des recherches d’attestations selon une logique du camp contre camp, le procès nourrit bien souvent les délires expiatoires et il ouvre fréquemment sur le sacrifice d’un parent, en général le père, dégradé au statut de mauvais parent ou de parent périphérique. Le procès familial est souvent un procès extrêmement perverti, une procédure perverse où le juridique se mêle à une psychiatrie politique au service des tribunaux et à une part très importante d’arbitraire. C’est ce que j’ai décrit, dans L’État et les liens familiaux, comme un droit des coups tordus. Il faut dire que la situation juridique en ces matières a évolué vite et selon des principes contradictoires, si bien que la confusion est grande. Après avoir tenté une lecture de l’évolution de la législation familiale ces dernières décennies, j’ai été conforté dans mes conclusions par des experts de différents domaines, Jacques Commaille allant même jusqu’à parlé de « bricolage législatif ». Mais ce qui est le plus grave, à mon avis, c’est que la confusion juridique ouvre sur de nombreuses situations (les plus difficiles) où l’imperium politique du juge unique ou du parquet fait de la famille le lieu d’une nouvelle forme de tyrannie, le lieu d’une oppression caractérisée. Dans les procès familiaux pointent certaines dérives politiques qui ont de quoi inquiéter. Comment les crises de la famille peuvent-elles se résoudre si l’institution ô combien nécessaire qui doit y aider par ses interventions souffre elle-même d’un manque de clarté, de prévisibilité, de rationalité et de cohérence ?
Aussi convient-il, dans une telle crise de la famille, de répéter le geste fondateur de la philosophie qui consiste à délaisser le judiciaire au profit du dialogue. Et là est tout l’enjeu de la médiation familiale. Celle-ci se heurte à une quatrième source de chaos, qui est la culture du conflit sur quoi ouvre l’individualisme et la lecture partisane des droits de l’homme et du droit des personnes que produit cet individualisme. Le droit, d’essence pacificatrice, devient alors polémogène. Les morales de l’entente et de la fraternité sont marginalisées au profit d’une revendication des droits subjectifs. En dépit de la promotion d’une éthique de la discussion par un grand philosophe comme Habermas, nos démocraties ne dégagent pas, comme elles devraient le faire, des espaces de dialogue mais elles mettent en place un jeu de forces où des idéologies dominante, des modes socio-culturelles exercent une importante pression sociale et forment les opinions. Comment empêcher que cette culture du conflit, toujours prête à faire rejaillir la guerre des sexes, ne nuise pas, dans les familles en crise, au désir de s’entendre ? Reconstruire une éthique de l’entente et du dialogue est loin d’être gagné. C’est pourtant la condition nécessaire pour que la médiation familiale deviennent une réelle alternative à la judiciarisation des conflits. Dans le défaut de cette condition, la médiation familiale pourrait bien n’être qu’un gadget, ou en tout cas une solution périphérique, facile à instrumentaliser par l’institution judiciaire. À l’inverse, si cette condition est remplie, la médiation familiale comme mode d’intervention dans les familles en crise, pourrait bien peu à peu changer l’institution judiciaire elle-même avec laquelle elle a vocation à collaborer.
Comme on le voit, il y a là un enjeu culturel assez vaste. Pour finir, je dirai qu’il est double. Premièrement, il s’agit de savoir si la famille fragile d’aujourd’hui peut trouver dans la médiation familiale un moyen pour redevenir le lieu où les crises se vivent et se résolvent. Non pas une structure qui éclate à la première crise mais un dispositif capable de produire ses propres solutions dialectiques pour dépasser ses crises. Deuxièmement, il s’agit de savoir si nos démocraties occidentales peuvent répéter rien de moins que le geste fondateur de la philosophie qui consiste à renverser le jeu de la force et de la violence en cet art de parler ensemble, et d’autant plus qu’on est moins d’accord, pour chercher à s’entendre.