Déclaration de Ségolène Royal, ministre déléguée à la famille et à l’enfance, sur les droits de l’enfant, la portée de la Convention internationale des droits de l’enfant et la coopération entre les pays européens dans ce domaine, à l’occasion de la première journée de « l’Europe de l’enfance », à Paris, le 20 novembre 2000. Nous avons mis en gras les passages en rapport direct avec nos préoccupations.
Comme vous le savez, la Convention internationale des droits de l’enfant que tous nos pays ont ratifiée est un texte qui vient de loin : la première impulsion, européenne, remonte aux années 20 lorsque le polonais Janusz Korczak demandait à la Société des Nations une Charte des droits de l’enfant et l’anglaise Eglantyne Jebb rédigeait le premier texte relatif à sa protection. Protection due aux enfants et devoirs en résultant pour les adultes : Korczak, médecin, pédagogue et écrivain, les assuma jusqu’aux chambres à gaz de Treblinka où il mourut aux côtés des enfants de l’orphelinat du ghetto de Varsovie qu’il dirigeait. C’était en 1942. Il était minuit dans le siècle.
Texte juridiquement fort, l’actuelle Convention engage les États signataires (les États-Unis ne l’ont d’ailleurs pas signée car elle fait obstacle à l’exécution des mineurs, pratique hélas encore en usage dans nombre d’États américains adeptes de la peine de mort qu’a supprimée l’Europe). La Convention dit ce qui doit être, le but reconnu comme légitime, le droit commun à garantir. Ce n’est pas un catalogue vain mais un guide pour l’action, une utopie concrète que l’Europe a décidé de prendre au sérieux.
La France, dans son droit interne, s’apprête à en tirer les ultimes conséquences afin de mieux garantir l’axe prioritaire de la filiation et le droit effectif de tout enfant à être éduqué par ses deux parents, mariés ou non, vivant ensemble ou séparés. Tel est (dans le droit fil de l’article 2 de la Convention internationale) le sens de l’égalisation des droits entre enfants adultérins et légitimes prévue dans le cadre de la réforme de notre droit de la famille. Tel est également (en application de l’article 7 de la Convention des droits de l’enfant et de l’article 30 de la Convention de La Haye) le sens du projet de loi créant un conseil national pour l’accès aux origines personnelles, qui aménage l’accouchement secret de manière à garantir le droit de tout enfant à connaître son histoire.
Disons-le franchement : la Convention internationale est aussi un texte qui prête à débats. Toutes les lectures des droits de l’enfant ne convergent pas forcément. Tant mieux car c’est en confrontant et en clarifiant les approches que l’on peut, au-delà des vœux pieux et des consensus vagues, mettre en place des politiques lucides, averties des effets négatifs ou imprévus qui accompagnent parfois les meilleures intentions.
Dès son préambule et ses premiers articles, la Convention dit l’essentiel : l’enfance a droit à une protection particulière dont les États sont garants et les familles doivent être aidées à jouer pleinement leur rôle. En effet, l’intérêt bien compris de l’enfant ce n’est pas l’abandonner au triste sort d’objet malmené par les libertés que les adultes s’accordent sans considération de ses droits. Ce n’est pas non plus en faire précocement un simulacre de citoyen aux responsabilités surdimensionnées pour ses épaules encore frêles. C’est prendre l’enfant pour ce qu’il est : une personne en devenir et, comme telle, un sujet de protection. Ce n’est donc pas gommer l’asymétrie, protectrice et structurante, de ses rapports avec l’adulte. C’est lui permettre de bénéficier (dans la famille, à l’école et ailleurs) de l’éducation, des repères et des sécurités nécessaires à son développement et à la conquête progressive de son autonomie.
La Convention internationale ne se borne pas à énoncer des droits formels mais décline les différents domaine où les droits réels des enfants sont à assurer, y compris celui, essentiel à mes yeux, des solidarités sociales à l’égard des familles ébranlées par la pauvreté et la précarité. Dans notre Europe riche et démocratique, la misère n’a pas totalement disparu. Des formes nouvelles d’insécurité sociale portent directement atteinte aux droits fondamentaux à la santé, à l’éducation, au logement, à la protection contre l’exploitation économique des enfants et contre les interventions arbitraires dans leur vie privée (nous aurons l’occasion d’en parler tout à l’heure à la lumière des contributions italienne, belge et portugaise). Le respect dû à l’enfant passe aussi par la reconnaissance de la dignité de sa famille et la mise en œuvre de solidarités qui ne disqualifient pas les parents démunis dans l’exercice de leurs responsabilités éducatives. Les familles pauvres ne sont pas de pauvres familles.
Mieux garantir ces droits, c’est pouvoir mettre en commun nos réflexions, nos difficultés et le meilleur de nos expériences. C’est aller au-delà des coopérations ponctuelles et des informations fragmentaires. C’est puiser, les uns chez les autres, une inspiration réciproque et tirer ensemble l’Europe de l’Enfance vers le haut.
Pourtant, avouons-le, aucun de nous ne sait vraiment comment ses voisins s’y prennent, à quelles difficultés ils se heurtent, de quels succès il serait possible tirer des leçons. On sait qu’en Suède, le congé de paternité est conçu de telle sorte que les pères puissent s’impliquer dès la naissance, ou qu’au Portugal le divorce sans juge est désormais possible, mais on aimerait en savoir plus. On croit savoir que la spécificité française de l’école maternelle intéresse au-delà de nos frontières, de même que l’autorisation de délivrer la pilule du lendemain dans les établissements scolaires à des mineures en danger de grossesse précoce (cette disposition, pour laquelle je me suis personnellement battue, m’a toujours paru doublement protectrice : des adolescentes et des enfants qui, naissant dans ces conditions, sont exposés à tous les risques). On sait que les critères d’attribution des prestations bénéficiant à la famille ou aux individus qui la composent procèdent de logiques différentes dans nos pays et que tous, nous nous interrogeons sur l’efficacité de nos choix : nous gagnerions aussi à nous interroger ensemble.
Je sais, pour m’y être engagée, combien il est difficile de lever le tabou de l’inceste et de la pédophilie qui sévit dans certaines institutions à vocation pourtant éducative : pour nous, Français, l’expérience d’autres pays (comme, par exemple, le Royaume-Uni qui a pris des décisions récentes d’aide aux jeunes victimes de ces pratiques) serait précieuse. Comme a été précieuse, lorsque nous avons entrepris de combattre le bizutage (ces rites initiatiques cruels et dégradants qui étaient en vigueur dans nombre de nos établissements éducatifs et sportifs), la réaction scandalisée d’étudiants allemands élèves de l’École des arts et métiers et de classes préparatoires de haut niveau qui ont publiquement dénoncé ces pratiques barbares. Nous voir dans le regard des autres, fût-il critique, nous a aidés.
En matière de droits de l’enfant, nous avons beaucoup à apprendre les uns des autres. Jusqu’à présent, cela a été trop peu le cas. Faute de base légale : le Traité de l’Union ne mentionne pas l’enfance, seule l’adoption de la Charte européenne des droits fondamentaux fera explicitement exister l’enfance dans les textes européens. Faute aussi d’outils nous permettant d’échanger sur nos pratiques et nos politiques : les ONG ont, sur ce point, une longueur d’avance sur les États !
Voilà pourquoi je suis heureuse que nous nous retrouvions aujourd’hui pour une première journée qui constitue l’amorce de rendez-vous réguliers. Sous le thème générique « Droits des enfants, devoirs des pays », nous avons choisi de commencer à mettre en commun nos questions et nos expériences, sur la base de contributions réparties entre nos différents pays. Je remercie d’ailleurs nos amis italiens d’avoir accueilli à Florence, le 13 novembre, la réunion préparatoire qui a permis de finaliser le programme de cette journée.
Nous y aborderons les droits de l’enfant à être protégé et éduqué et plus précisément : la prévention des violences contre les plus jeunes, les maltraitances institutionnelles et familiales, l’exploitation sexuelle et l’impact des médias ; les relations enfance, familles et pauvreté ; la situation des mineurs isolés d’origine étrangère. Nous évoquerons ensuite les droits de l’enfant à être respecté : à connaître son histoire, accéder à ses origines et garder son identité ; à être éduqué par ses deux parents exerçant leur commune responsabilité ; à participer aux décisions qui le concernent selon des modalités adaptées à son âge.
Tous nos pays, quelles que soient leurs différences (historiques, culturelles, organisationnelles, politiques), mènent des politiques actives en direction des enfants et de leurs familles. Tous nos pays, quelle que soit la variété de leurs modes de vie, sont confrontés aux grandes mutations de la famille contemporaine, aux questions que posent ses libertés nouvelles et ses risques inédits. Tous nos pays sont engagés dans un difficile combat pour faire reculer la loi du silence qui couvre les violences faites aux enfants. Tous s’interrogent sur l’éthique des médias accessibles aux plus jeunes et sur le rôle éducatif des nouvelles technologies de l’information.
C’est pourquoi nous avons besoin de l’Europe comme intelligence collective. Non pour homogénéiser artificiellement nos politiques mais pour agir ensemble quand il s’agit de protéger nos enfants de menaces qui se jouent des frontières et pour parler d’une même voix quand, à l’échelle mondiale, nos valeurs et nos responsabilités sont en jeu, en particulier à l’égard des pays du Sud ou de l’Europe centrale et orientale.
Pour les jeunes générations, l’Europe sera, plus encore que pour nous, la maison commune où se déploieront et se mêleront leurs vies, studieuses et professionnelles, amoureuses et familiales. À nous de leur donner, dès aujourd’hui, la place qui leur revient dans l’Europe que nous voulons. La responsabilité à l’égard de l’enfant, figure par excellence de l’avenir, est, comme l’écrivait le philosophe allemand Hans Jonas, le paradigme de toute responsabilité, humaine et politique. Car ce que nous bâtissons va plus loin que l’Euro, utile et nécessaire : c’est une Europe meilleure à vivre pour tous, à commencer par les enfants qui la peuplent et les familles qui les élèvent. Une Europe de droits mieux assurés et de solidarité vécues, pour laquelle un investissement vaut plus que tous les autres : celui au bénéfice des jeunes générations dont elle sera le territoire partagé. Ce territoire, comme l’a joliment dit Edgar Morin, est « une notion historique devenue géographique », façon de dire ce qu’elle doit à la culture plus qu’à la nature et d’abord à la volonté des siens.
Déclaration archivée au format PDF (37 Ko, 3 p.).