Quelle place pour le père au XXIe siècle ?

Neyrand (Gérard), « Quelle place pour le père au XXIe siècle ? », allocution prononcée à Paris le 27 mai 2000, lors du colloque organisé dans le cadre du neuvième congrès SOS PAPA sur le thème « La place du père dans la famille du XXIe siècle » (texte publié dans SOS PAPA magazine nº 38, juin 2000, pp. 11-15). Gérard Neyrand est sociologue et directeur du CIMERSS (Centre Interdisciplinaire Méditerranéen d’Études et de Recherches en Sciences Sociales).

La place du père au XXIe siècle sera celle qu’on lui fera, mais elle ne sera pas construite à partir de rien. Elle sera tributaire de ce qu’elle est devenue en cette fin de XXe siècle et devra prendre en compte ce qu’elle a été.

À voir les choses de la vie familiale évoluer dans nos sociétés à une telle vitesse, on pourrait avoir tendance à négliger ce poids du passé et penser que les choses seront ce que les acteurs familiaux veulent qu’elles soient. Après tout, les femmes travaillent désormais dans une proportion proche de celle des hommes [1] et les pères s’occupent de plus en plus de leurs jeunes enfants, comme ils et elles semblent le désirer. Mais cela signifie-t-il que chaque sexe dispose dorénavant de la même légitimité sociale à occuper le terrain dont l’autre était le spécialiste ? Loin s’en faut. On n’octroie toujours pas au travail des femmes la même valeur sociale qu’à celui des hommes, comme le montre par exemple la baisse de prestige et d’attractivité des professions qui se féminisent, et l’on continue à considérer que, malgré tout, le père reste l’adjoint éducatif de la mère pour élever l’enfant. Vous savez comme moi que cette secondarisation du rôle éducatif du père trouve sa plus cruelle expression lorsque les circonstances amènent à ce que les parents se séparent. On a alors l’impression que tout se conjugue pour reléguer le père à une place secondaire par rapport aux enfants, chose que beaucoup de gens acceptent comme allant de soi, étant dans l’ordre naturel des choses, qu’il s’agisse d’ailleurs de professionnels de la justice ou de parents.

Ce qu’il faut en retenir, c’est que la principale caractéristique des normes sociales est, non seulement qu’elles sont intégrées et mises en actes par les institutions, mais qu’elles sont intériorisées par les acteurs sociaux que nous sommes tous. Il est vrai que de nouvelles normes familiales et éducatives sont apparues et sont entrées en contradiction avec les normes traditionnelles, que donc le champ des possibles s’est ouvert, mais plus que jamais c’est un champ contradictoire, polémique et conflictuel. Que faudrait-il alors pour que la question du père soit envisagée de façon plus sereine et qu’une place plus conforme aux objectifs égalitaires des sociétés démocratiques lui soit faite au siècle qui vient ? Sans doute qu’après la mise à mal salutaire de l’ancien statut patriarcal, la nouvelle définition du père qui est en train de se faire jour atteigne à une véritable légitimité sociale, et que soit reconnue l’égalité des compétences des deux parents à l’égard de l’enfant.

La science comme instance de légitimation

Or, dans nos sociétés, quel est l’instrument qui va permettre à la fois d’agir sur les représentations sociales de la parentalité et le positionnement des institutions à son égard ?

C’est ce nouveau principe de légitimité sociale que constitue la science, en l’occurrence ici les sciences humaines. Comme le dit le sociologue anglais Anthony Giddens, « la révision chronique des pratiques sociales à la lumière de la connaissance de ces pratiques fait intimement partie du tissu des institutions modernes [2] ».

L’enjeu pour les scientifiques est donc majeur, mais ce que tout un chacun ne peut pas voir, tellement le fonctionnement des médias le gomme, c’est que le champ des théories scientifiques est un champ polémique, et que si le chercheur tend vers l’objectivité, il reste, comme les autres, soumis aux influences de son environnement et des constructions idéologiques qui structurent l’imaginaire de la société où il vit.

Mon dernier travail s’est ainsi attaché à montrer comment les savoirs en sciences humaines et sociales constituent bien souvent des discours qui ne sont pas d’accord entre eux, mais qui vont avoir pour fonction dans le domaine qui nous préoccupe d’imposer une image de ce que doivent être une mère, un père, des éducateurs, et la place de chacun par rapport aux autres. Or, ce qui montre bien la relativité des connaissances c’est que ces images avec le temps ont changé, notamment l’image du père, comme Jean Le Camus l’a bien montré.

Neyrand (Gérard), L’enfant, la mère et la question du père. Un bilan critique de l’évolution des savoirs sur la petite enfance, Paris, Presses universitaires de France, collection « Recherches scientifiques », 2000.C’est pourquoi j’ai intitulé l’ouvrage qui vient de paraître sur cette recherche L’enfant, la mère et la question du père, pour insister sur le fait qu’à l’heure actuelle on se pose plus de questions sur le père qu’on n’y apporte de réponses.

Pour bien comprendre le sens de ces interrogations, il faut, je crois, en rappeler la genèse. Très rapidement, je vais donc vous tracer un relevé schématique de l’évolution des conceptions sur la place de la mère et du père auprès de l’enfant depuis la seconde guerre mondiale. Ce qui permettra peut-être de mieux saisir les interrogations actuelles.

L’après-guerre et la théorie de la carence maternelle

Dans la première moitié de ce siècle, de grands auteurs comme Freud, Wallon, Piaget, Lacan ont apporté des contributions décisives à la compréhension de la petite enfance et de la parentalité, mais la période où les travaux psychologiques vont commencer à avoir un impact généralisé sur l’attitude à l’égard de la petite enfance, par le biais notamment des médecins et des pédiatres, me semble bien être celle de l’après-guerre.

Pour quelle raison ? Parce qu’à ce moment-là, un certain nombre de travaux vont mettre en évidence une chose fondamentale : l’importance de l’affectivité chez le très jeune enfant. Jusque-là, beaucoup de gens et beaucoup de médecins restaient sceptiques quant à cette importance, et la représentation prévalente du bébé à l’époque était celle d’un tube digestif, sur lequel allait progressivement se greffer des sentiments en même temps que s’acquerrait le langage.

Or, à cette période, un grand nombre de bébés se sont retrouvés orphelins ou séparés de leurs parents et ont été placés en hôpital ou en institution de soin. Très bien soignés sur le plan physique par des infirmières ou des nurses qui n’avaient guère le temps de s’occuper d’eux par ailleurs, beaucoup ont présenté de graves troubles psychologiques, devenant atones, refermés sur eux-mêmes, autistes. Des chercheurs psychanalystes comme René Spitz, John Bowlby ou, en France, Jenny Aubry, ont alors montré que ce dont souffraient ces bébés était l’absence d’une relation affective, d’une attention aimante à leur personne qui dépasse la simple réponse à leurs besoins physiologiques.

On peut dire qu’à cette occasion la psychanalyse a véritablement fait irruption dans la pédiatrie et qu’à partir de ce moment-là l’affectivité du jeune enfant a commencé à être véritablement prise en compte dans les pratiques médicales et, plus largement, les discours sociaux.

La prise en charge des bébés dans les institutions s’est progressivement modifiée de façon radicale et d’immenses progrès ont été accomplis dans leur accueil. Mais cette évolution positive n’a pas été sans produire ce que l’on peut appeler des effets pervers.

D’une part, l’accueil collectif du jeune enfant a été globalement discrédité, y compris l’accueil en crèche, très critiqué par beaucoup de médecins, psychiatres ou cliniciens. On rencontre alors des formulations très excessives, car il ne faut pas oublier qu’on est en pleine période de guerre froide, et que pour beaucoup il s’agit de dénoncer à la fois les pratiques appelées « collectivistes » de garde des enfants et le travail des mères.

D’autre part, le père n’est pas pris en compte dans la mise en évidence d’une carence affective possible du bébé, qui est désignée comme carence maternelle uniquement. Il s’en trouve un peu plus marginalisé quant à sa place auprès du bébé, relégué au rôle d’avoir à bien « s’occuper de l’environnement de la mère », comme le dit Winnicott.

Il est vrai qu’à l’époque le modèle de la mère au foyer est à son apogée et que la répartition tranchée des rôles laisse bien peu de place au père dans l’éducation et l’élevage concrets de l’enfant.

Les théories scientifiques vont donc contribuer à marginaliser un peu plus le père, à le renvoyer à son rôle instrumental de soutien de la famille, et à présenter la mère comme la seule personne véritablement bien fondée à s’occuper de l’enfant. Et nous ne sommes pas sortis de cette représentation sociale qui dit qu’au fond elle est la seule qui compte pour l’enfant, comme un certain nombre de juges nous le rappelle encore aujourd’hui.

Mouvements sociaux et émergence de la question paternelle

Pourtant, des bouleversements sociaux très profonds se sont réalisés à la fin des années 60 et durant les années 70. La démocratisation de l’enseignement et l’allongement des études a produit une génération du baby boom qui va remettre en question l’ordre ancien. Les effets en sont multiples et fondamentaux : l’investissement professionnel des femmes, l’explosion des divorces, la revendication à la réalisation de soi, et le nouvel investissement des pères auprès des bébés. De nombreux écrits scientifiques ou philosophiques accompagnent cette période ou l’inspirent. À travers le mouvement d’émancipation des femmes se fait jour la remise en cause violente de l’assimilation du féminin au maternel et la volonté que soit reconnue et symbolisée la nouvelle autonomie des femmes, de leur corps et de leur activité professionnelle. Nombreux sont les écrits qui convergent pour relativiser l’importance de la relation mère-enfant, voire même en faire ressortir les dangers, avec par exemple les risques de fusion excessive que dénonce Françoise Dolto.

Un nouveau modèle familial est mis en avant, celui de l’égalité entre les conjoints, du couple à double carrière où le père investit le privé et le rapport à l’enfant et la mère la vie professionnelle. La position patriarcale du père de l’ancien régime passe définitivement aux oubliettes avec la reconnaissance juridique de l’égalité parentale.

Mais si l’accueil collectif des enfants est réhabilité dans les discours, une question émerge comme posant véritablement problème, celle du père. Dans les années 80, on assiste à un foisonnement de parutions sur le père, car les écrits et théorisations antérieurs n’apparaissent plus adéquats pour rendre compte de la situation des pères modernes.

L’ancienne figure du père tout-puissant a disparu, mais se manifeste chez les chercheurs et les scientifiques une grande difficulté à théoriser la place sociale du père et sa fonction dans la famille. La difficulté est d’autant plus grande qu’on ne peut nier les acquis des travaux antérieurs mais qu’en même temps ils peuvent faire obstacle au renouvellement de l’analyse. Par exemple, la théorie de la fonction symbolique du père, inspirée de Lacan, qui a tendance à figer le père dans une représentation du père distant, qui exerce son influence de loin sans avoir à se confronter à l’enfant. On suppute en quoi la manipulation orientée d’une telle théorisation peut causer du tort aux pères divorcés ou séparés qui veulent rester en contact étroit avec leurs enfants.

Les choses ne sont donc pas claires et dans le champ des savoirs des conceptions divergentes s’affrontent, ce d’autant plus qu’un progrès médical très important va venir complexifier encore plus la situation, celui qui a permis l’introduction des procréations médicalement assistées. Dorénavant, il est possible d’avoir un enfant en faisant appel à un tiers, le médecin bien sûr, mais aussi parfois un donneur de gamète, qu’il s’agisse de don de sperme ou d’ovule. Les chercheurs sont alors directement interpellés pour éclairer les attitudes que doivent tenir aussi bien les médecins que le législateur.

Je ne rentrerai pas ici dans les controverses qui s’en sont suivies, y compris à l’intérieur des « comités d’éthique » créés à l’occasion. Toujours est-il que les hésitations législatives aussi bien que les différence de législation selon les pays sur le sujet montrent bien qu’il s’agit d’une enjeu très complexe et délicat de la parentalité, qui repose la question de ce qu’est un parent, une mère et un père.

Notons seulement une chose, c’est l’inversion des certitudes sur la parenté qu’apporte la médecine. Désormais, avec l’empreinte génétique, la paternité peut être établie avec certitude, mais qui est la mère biologique lors d’une procréation avec don d’ovule : la donneuse d’ovocyte ou la porteuse de l’embryon [3] ?

On le voit, les choses sont complexes, même au niveau qui apparaissait comme le plus simple, celui de la biologie.

Si bien que récemment tout un nouvel ensemble de livres concernant le père sont sortis, dont le mien et celui de Jean Le Camus, livres qui essayent de reposer d’une façon renouvelée la question qui demeure celle du père, et commencent – me semble-t-il – à lui donner des éléments de réponse.


Notes

1. 80 % d’entre elles, pour 95 % d’entre eux entre vingt-cinq et quarante-cinq ans.

2. Giddens (Anthony), Les conséquences de la modernité, traduit de l’anglais, Paris, L’Harmattan, collection « Théorie sociale contemporaine », 1994, p. 47.

3. C’est la donneuse et le donneur de gènes qui donnent à l’enfant ses caractéristiques innées : physiques, neurologiques et endocrinologiques. Quelle que soit la porteuse, l’enfant aura le même potentiel unique à la naissance. De plus : d’une part, les atomes qui composent le corps à la naissance ne représentent que 5 % de la masse d’adulte ; d’autre part, les échanges statistiques atomiques et moléculaires renouvellent plusieurs fois les atomes du corps au cours d’une vie. Le don de gènes conduit donc au même état que l’adoption. La mère « fœtale » n’est pas la mère. Les apports originaux ensuite sont ceux de l’affection et de l’éducation qui influent sur les acquisitions liées à la personnalité et partiellement au caractère. Mais l’individu n’est pas la « chair ». [Note de SOS PAPA]

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