Le Camus (Jean), « Être père autrement », allocution prononcée à Paris le 27 mai 2000, lors du colloque organisé dans le cadre du neuvième congrès SOS PAPA sur le thème « La place du père dans la famille du XXIe siècle » (texte publié dans SOS PAPA magazine nº 38, juin 2000, pp. 10-11). Jean Le Camus est professeur émérite de psychologie à l’université de Toulouse II.
Même si j’ai mis beaucoup de passion à écrire plusieurs ouvrages sur la paternité, même si l’association que j’anime à Toulouse, le Relais Enfants Parents, intervient presque uniquement auprès des pères (les pères détenus momentanément séparés de leurs enfants et explicitement désireux de rencontrer leurs enfants au parloir), je ne suis pas venu ici pour tenir le discours militant des mouvements de défense des pères. Ce n’est pas mon domaine de compétence. Ce n’est pas ma fonction. J’accepte par contre d’être identifié comme militant de la « cause des enfants » et, par voie de conséquence, militant de la biparentalité ou, comme on le dit aussi, de la coparentalité. C’est donc depuis ma place de chercheur en psychologie que je vais m’exprimer et depuis cette place que je vais essayer de répondre à la question : à quoi sert un père dans la construction de la personnalité de l’enfant ? Y répondre en me servant des concepts et des méthodes de la psychologie du développement, discipline qui, à partir d’observations prélevées dans la vie quotidienne, vise à expliquer les conditions, les étapes, les modalités, les processus, les crises, voire les ratés de l’évolution affective, cognitive et sociale de l’enfant et de l’adolescent. Y répondre en vous proposant de différencier les trois volets d’un triptyque : le registre d’influence du père, le moment de son intervention, le mécanisme de son action.
Registre d’influence
On disait classiquement : la mère doit combler le besoin de tendresse et le père le besoin d’autorité. Les psychanalystes ont ajouté : le père permet à l’enfant des deux sexes de structurer le surmoi, instance d’intériorisation de la loi, et en même temps d’acquérir l’identité sexuée (idéal du même sexe pour le garçon, idéal de l’autre sexe pour la fille). Les cliniciens qui privilégient la fonction de « séparation » et d’« interdiction » vont jusqu’à écrire : « Le père, c’est celui qui dit non, non à tout ».
Les travaux des psychologues s’inscrivent dans une perspective assez proche lorsqu’ils conduisent à désigner le père comme catalyseur de prise de risques, tremplin vers le milieu social, initiateur aux règles du jeu et aux stratégies de résolution des conflits, repère identificatoire… ou lorsqu’ils conduisent à le désigner comme agent de socialisation différenciée selon le sexe, plus enclin que la mère à induire chez ses enfants, ses garçons surtout, les comportements et les attitudes conformes aux rôles sociaux propres à chaque sexe.
Cependant, les recherches récentes ont mis en exergue bien d’autres aspects de la contribution paternelle avec notamment les études sur le langage, les apprentissages cognitifs et l’attachement. Je vais parler d’observations réalisées avec de jeunes enfants.
Le père se présente comme un partenaire de la communication plus difficile que la mère dans la mesure où il a tendance à faire usage d’un vocabulaire plus technique, plus sophistiqué (par exemple, il dira à propos d’une voiture « C’est une Mégane ou une 306 » plutôt que « C’est une auto » ou même une « toto »). Ou il a tendance aussi à faire plus de demandes de clarification (« Quoi ? Que dis-tu ? »). En conséquence, il incite l’enfant à conventionnaliser son discours, à se rendre compréhensible pour d’autres personnes que la mère : le père joue ainsi un rôle de « pont linguistique ».
De la même façon, les deux parents affichent des modalités de conduite spécifiques lorsqu’ils ont à encadrer des activités impliquant la résolution d’un problème (par exemple, vers deux ans, construire une tour ou une pyramide avec des cubes, réorganiser un puzzle). La façon d’accompagner l’enfant vers la réussite se différencie sur certains critères : les pères posent plus de défis, ils se montrent plus perturbateurs (plus taquins), ils stimulent plus et gratifient moins, et ils ont surtout tendance à laisser l’enfant trouver en lui-même les ressources nécessaires à la solution du problème. Le fait de mettre des obstacles (surmontables) oblige l’enfant à s’adapter, à inventer et à se dépasser.
Enfin, il est bien clair désormais qu’un père suffisamment présent auprès de l’enfant devient une « figure d’attachement », c’est-à-dire une personne capable d’apporter la sécurité affective et la consolation, au même titre que les autres adultes qui vivent dans l’intimité de l’enfant. Même s’il est fréquent que la mère ait un pouvoir d’attractivité supérieur (un bébé malade ou fatigué aura le plus souvent tendance à préférer sa mère à son père pour trouver du réconfort), de nombreuses observations ont abouti à décrire le père comme « figure d’attachement » fiable, prévisible, stable dans le temps, voire plus apte que la mère à rendre le bébé confiant face à l’étrangeté ou à la solitude (c’était le cas pour plus de la moitié des bébés garçons observés dans un travail récent réalisé aux USA). Si l’on considère la relation affective dans l’autre direction (du père vers l’enfant), il est tout aussi évident que la tendresse paternelle existe et qu’elle peut parfaitement se manifester sans que les pères soient immédiatement soupçonnés de dérives incestueuses ou pédophiliques.
Moment de l’intervention
On disait classiquement : le père doit entrer en scène une fois passé « l’âge de la mère », au-delà de l’âge tendre. Certains n’hésitaient pas à préciser : pas avant l’âge de la marche, vers dix-huit mois, sous peine de passer pour « jaloux des mères, les porteuses » et d’être taxé de « féminité ».
Un tel point de vue n’est guère soutenable depuis qu’on a mis en évidence les bénéfices qu’apporte à la mère et au père lui-même une implication appropriée dans l’attente et l’accueil de l’enfant : dans l’idéal, un enfant est désiré à deux, attendu à deux, accueilli à deux. Il faut bien sûr parler d’un optimum de la fonction car on sait bien que toutes les mères ne veulent pas être accompagnées (certaines préférant accoucher sous X ou faire un bébé toutes seules) et que tous les pères ne répondent pas à l’appel (certains ont déjà retiré leurs billes).
Les effets positifs de la présence du père sur le développement de l’enfant lui-même peuvent être objectivés au cours des premiers mois de la vie. Pas encore sans doute lorsque, vers deux mois, le bébé manifeste par sa mimique, sa posture, sa gestualité qu’il différencie son père de sa mère. Mais probablement vers quatre mois, l’âge où, selon les travaux australiens récents, les bébés ayant vécu dans la proximité de leur père pendant les quatre semaines qui suivaient la naissance se montraient à son égard plus ouverts et moins réticents que les bébés d’un groupe témoin privés de cette forme de parentage. À coup sûr, vers six mois, comme en atteste une recherche plus ancienne qui comparait des bébés de pères engagés dans l’interaction avec des bébés de pères le plus souvent absents du foyer : l’avantage des premiers s’exprimait jusque dans l’habileté manuelle et la sécurité face à l’arrivée d’une étrangère. L’un des membres de notre équipe a démontré qu’à neuf mois les bébés des pères différenciés des mères sur l’axe masculinité-féminité se révélaient émotionnellement et socialement plus matures que des bébés des pères définis comme peu différenciés, du type papa-poule. Bref, les preuves d’une influence précoce deviennent de plus en plus convaincantes et rien ne s’oppose au fait que les pères prennent part au caregiving, c’est-à-dire aux activités de soins, à l’éveil psychomoteur et à l’éducation première de l’enfant.
Mécanisme d’action
On disait classiquement (et on écrit encore) que pour commencer le rôle du père est indirect : le père était jugé utile à l’enfant parce qu’il pouvait soutenir la mère. Les psychanalystes ont enfoncé le clou en affirmant que le père était rendu opérant par la pensée et la parole de la mère – « Le père est dans la mère et pas ailleurs », écrivent les plus radicaux –, en affirmant même que l’exercice de la fonction paternelle importait plus que le statut sexuel ou juridique de la personne qui assure la fonction.
Là encore, les psychologues du développement font entendre un autre discours. Non pas qu’ils mettent en doute le bien fondé d’une reconnaissance du père par la mère, en n’oubliant pas du reste que la réciproque est aussi vraie : c’est le père qui fait la mère, sans quoi elle reste symboliquement fille-mère. Mais ils insistent sur d’autres considérations :
- La maternité et la paternité doivent être considérés non pas comme un statut mais comme un engagement. Être père, c’est d’abord se reconnaître comme tel et investir une place, une place entière, pas un strapontin. Ce qui importe, ce n’est pas le « nom du père » mais plutôt… le oui du père.
- Le mode d’action du père ne se réduit pas à la fameuse fonction symbolique, c’est-à-dire à l’efficacité de la représentation du père ou, si l’on préfère, à son « image ». Il réside aussi et surtout dans le jeu des interactions précoces (échanges pré-verbaux de la première année de la vie), dans la participation aux soins et aux activités d’éveil, dans l’accompagnement éducatif qui commence dans la petite enfance et se prolonge avec l’école maternelle, l’école primaire, le collège… Implication ne signifie pas, bien sûr, complicité et permissivité sans mesure : être père suppose que l’on accepte de vivre des moments de confrontation et de contrôle. Mais pour donner des repères et fixer des limites, il faut être là, faire acte de présence, avoir gagné la confiance et l’affection de l’enfant.
Les psychologues du développement sont de plus en plus en mesure de démontrer que l’enfant a besoin de ses deux parents, dès le commencement, tout au long de son évolution et aussi, bien sûr, lorsque les parents divorcent (ou se séparent). À ce titre, je me trouve en phase avec vous lorsque vous revendiquez le droit de l’enfant à conserver ses deux parents après la rupture, et le droit du père à investir durablement sa parentalité, quelles que soient les vicissitudes du couple conjugal. Sans approuver systématiquement toutes les paroles et tous les actes des pères « dépossédés », je comprends facilement leur détresse, leur amertume et même leur exaspération. En tant que chercheur, en tant que père et grand-père, en tant que citoyen aussi, je souscris à votre démarche et je soutiens votre combat en faveur de la coparentalité.