Conflit parental entre l’Angleterre et la Russie (suite)

Courts and Tribunal Judiciary

Notre chronique du 1er mars dernier avait commenté une intéressante décision du juge Nicholas Cusworth au regard de l’article 13 de la Convention de La Haye du 19 octobre 1996 concernant la compétence, la loi applicable, la reconnaissance, l’exécution et la coopération en matière de responsabilité parentale et de mesures de protection des enfants. Cette décision a été infirmée aujourd’hui, de façon tout aussi intéressante, par la Cour d’appel d’Angleterre et du Pays de Galles. Nonobstant les particularités du régime de common law en vigueur outre-Manche, il nous paraît utile de signaler cette décision à l’attention de nos lecteurs.

Contexte

En l’espèce, un couple russe s’était marié en 2006 et avait eu deux filles, en 2006 et 2016, toutes deux aujourd’hui scolarisées à Londres. Résidant dans les deux pays, la famille possède d’importants biens en Angleterre et en Russie, où se trouvent les principaux intérêts financiers de la mère. S’étant séparé en septembre 2020, le couple était depuis lors en litige au sujet de leurs enfants et de leurs finances, et diverses décisions s’étaient succédées au fil de procédures intentées par chaque parent, dont voici les principales étapes :

  • 2 octobre 2020 : le juge britannique David Hodson ordonne le gel des biens de la famille.
  • 28 octobre 2020 : la mère saisit un tribunal russe pour faire reconnaître que les enfants résident habituellement en Russie ; rejetée par deux fois, la requête est finalement acceptée le 26 novembre.
  • 3 novembre 2020 : un non-molestation order est rendu en Angleterre et est été annulé dès le lendemain pour vice de forme, mais la mère interjette appel de cette annulation.
  • 6 novembre 2020 : le père saisit les juridictions anglaises pour demander un Prohibited Steps Order afin que ses enfants ne puissent quitter la Grande-Bretagne.
  • 9 novembre 2020 : le père saisit à nouveau les juridictions anglaises pour qu’un child arrangements order fixe la résidence des enfants chez lui et accorde à la mère un droit de visite et d’hébergement.
  • 1er décembre 2020 : le juge Nicholas Cusworth rend une ordonnance interdisant notamment aux parties de poursuivre la procédure devant une juridiction étrangère.
  • 7 décembre 2020 : la juge Jennifer Roberts rend une ordonnance visant à réglementer les arrangements financiers entre les parties et à rejeter les demandes croisées de non-molestation orders.
  • 16 décembre 2020 : le juge Philip Moor ordonne à la mère de payer une somme mensuelle de 11 166 £ au père.
  • 18 décembre 2020 : alléguant des violences du père, la mère engage une nouvelle procédure devant les juridictions anglaises.
  • 21 décembre 2020 : la juge Laura Elsie Barrie rend un child arrangements order dans lequel elle prend acte du débat pendant sur la résidence habituelle des enfants et refuse subséquemment de se prononcer sur les relation d’icelles avec leur père – icelui interjette évidemment appel de cette décision.
  • 21 janvier 2021 : le juge Nicholas Cusworth rend une nouvelle ordonnance pour régler certains arrangement financiers.
  • 22 janvier 2021 : la mère saisit les juridictions anglaises pour demander la suspension de la procédure paternelle en vertu de l’article 13 de la Convention de La Haye du 19 octobre 1996 concernant la compétence, la loi applicable, la reconnaissance, l’exécution et la coopération en matière de responsabilité parentale et de mesures de protection des enfants, du fait de la procédure en cours en Russie. Ledit article prévoit en effet que « les autorités d’un État contractant qui sont compétentes selon les articles 5 à 10 pour prendre des mesures de protection de la personne ou des biens de l’enfant doivent s’abstenir de statuer si, lors de l’introduction de la procédure, des mesures correspondantes ont été demandées aux autorités d’un autre État contractant alors compétentes en vertu des articles 5 à 10 et sont encore en cours d’examen ».

Décision de première instance

Les avocats du père avaient notamment répliqué que l’article 13 de la Convention de La Haye du 19 octobre 1996 concernant la compétence, la loi applicable, la reconnaissance, l’exécution et la coopération en matière de responsabilité parentale et de mesures de protection des enfants ne pouvait s’appliquer en l’espèce. Bien que le Royaume-Uni ait cessé d’être un État membre de l’Union européenne le 31 janvier 2020, il résulte des termes de l’Agreement on the withdrawal of the United Kingdom of Great Britain and Northern Ireland from the European Union and the European Atomic Energy Community que le droit européen continue de s’appliquer pour les procédures engagées avant la fin de la période de transition fixée au 31 décembre 2020. Déposée le 9 novembre 2020, la requête paternelle est donc régie par le droit européen, et c’est l’article 61 du règlement (CE) nº 2201/2003 du Conseil du 27 novembre 2003 relatif à la compétence, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière matrimoniale et en matière de responsabilité parentale, dit règlement « Bruxelles II bis », qui doit s’appliquer. Les règles de litispendance dans ledit règlement s’appliquant uniquement entre États contractants, dont la Russie ne fait pas partie, le tribunal ne peut par conséquent imposer une suspension de la procédure anglaise (§ 10).

Fournissant d’intéressantes orientations sur l’application et l’interprétation de l’article 13 de la Convention de La Haye du 19 octobre 1996 concernant la compétence, la loi applicable, la reconnaissance, l’exécution et la coopération en matière de responsabilité parentale et de mesures de protection des enfants, le juge Nicholas Cusworth avait ainsi réfuté l’argumentation des avocats du père dans sa décision du 1er mars dernier (Richard Harrison et Teertha Gupta sont, respectivement, les principaux avocats du père et de la mère) :

« 24. […] I am quite satisfied tha[t] this case does not fall into the unsatisfactory lacuna which Mr Harrison says is the inevitable consequence of his interpretation of Article 61. Rather, the situation here is not “governed by” Article 19 of the Regulation, but by contrast is undoubtedly governed by Article 13 of the 1996 Hague Convention, involving as this case does a lis pendens issue between the UK and a 1996 Convention country that is not a signatory to BIIR.

[…]

« 27. Finally on this issue, I note that with effect from 2022, the recasting of BIIR will provide expressly for this situation under what will become Article 97(2), which will provide that:

« (c) where proceedings relating to parental responsibility are pending before a court of a State Party to the 1996 Hague Convention in which this Regulation does not apply at the time when a court of a Member State is seised of proceedings relating to the same child and involving the same cause of action, Article 13 of that Convention shall apply.

« That prospective provision serves in my view to confirm the above interpretation of the current situation, and that a purposive interpretation of the current unspecific provision is entirely justified. »

[…]

« 37. The parties disagree about the point in time at which the last element – the measures still being under consideration – must be measured. Mr Harrison says that the natural construction of the words is that they must relate back to the phrase “at the time of commencement of proceedings”, whereas Mr Gupta suggests that it must refer to the time when the court hears the application for a stay to be imposed. The explanation of Article 13 set out in the Practical Handbook on the operation of the Hague Convention 1996 at para 4.32 would tend to support this later position, in that it makes clear that the Article applies:

« “…for as long as the proceedings in respect of the « corresponding measures » in the other Contracting State are still under consideration.”

« 38. However, the Lagarde Explanatory Report in relation to the 1996 Convention at [79] restates the import of this paragraph thus:

« The authority having jurisdiction under Articles 5-10 should abstain from deciding on the request for measures with which it has been seised if corresponding measures have been requested from the authorities of another Contracting State which then had jurisdiction under the same Articles 5-10, such measures then being still under examination.

« 39. The use of the word “then” both in relation to the second state having jurisdiction, and the measures being still under examination, might suggest that the same temporal requirement applied to both. However, I note that the French version of the report uses 2 different words, both rendered into English as “then” – “alors” for the possession of jurisdiction, “encore” for the measures being under examination – which might more naturally have been rendered as “still” – the word in the Practical Handbook. That would tend to support Mr Gupta’s position, which I prefer of the two. Ultimately, I suspect that the drafters of this clause did not expect that there would be a substantial difference between the time when the second set of proceedings were commenced, and the time when the requirement to impose a stay arose. Even if I am wrong in this, however, my overall determination of this issue would not be affected, as I will explain.

[…]

« 46. […] I consider that even if I am wrong about the time for application of the phrase “are still under consideration” for the purposes of the Convention, the Russian proceedings were sufficiently extant on 6 November to qualify as being under consideration for the purposes of Article 13 (1).

[…]

« 52. I consider that […] the proceedings would only cease to exist, and matters would only cease to be under consideration for the purposes of Article 13, once the usual time for appeal of any order dismissing or rejecting the proceedings had expired. If that time had expired, then no proceedings would exist from that point, and the circumstances of a prior request still being under consideration would not be met. […] »

Ayant estimé que la procédure russe devait d’abord suivre son cours, le juge Nicholas Cusworth avait donc accédé à la requête de la mère. Le père avait évidemment sollicité l’autorisation d’interjeter appel de la décision [1].

Appel autorisé

Après avoir examiné attentivement les articles pertinents du règlement (CE) nº 2201/2003 du Conseil du 27 novembre 2003 relatif à la compétence, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière matrimoniale et en matière de responsabilité parentale, le juge Andrew Moylan a analysé de façon détaillée l’interrelation entre ledit règlement et la Convention de La Haye du 19 octobre 1996 concernant la compétence, la loi applicable, la reconnaissance, l’exécution et la coopération en matière de responsabilité parentale et de mesures de protection des enfants (§§ 80-92) :

« 92. […] If the children were habitually resident in England and Wales when the English proceedings commenced, BIIa applies to them, including the jurisdiction provisions, and article 13 of the 1996 Hague Convention does not apply. »

L’appel a donc été accueilli et la décision du juge Nicholas Cusworth a été annulée.

Références
England and Wales Court of Appeal (Civil Division)
Date : 24 août 2021
Décision : X (Children) (Article 61 Biia) [2021] EWCA Civ 1305
Notes
  1. La législation du Royaume-Uni (cf. section VIII des Civil Procedure Rules 1998 et sections 54 à 58 de l’Access to Justice Act 1999) prévoit une autorisation préalable pour pouvoir faire appel d’une décision judiciaire.
  2. Cour de justice de l’Union européenne, UD v XB, affaire C-393/18 PPU, § 41.
  3. Borrás (Alegría), « Explanatory Report on the Convention, drawn up on the basis of Article K.3 of the Treaty on European Union, on Jurisdiction and the Recognition and Enforcement of Judgments in Matrimonial Matters (approved by the Council on 28 May 1998) », Official Journal of the European Communities, nº C 221, 16 juillet 1998, p. 60 (§ 115).

Pro memoria :

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