Naître sans père est un préjudice

Cour de cassation

Lors de son audience publique de ce 10 novembre 2020, la chambre criminelle de la Cour de cassation a rendu un arrêt qu’il nous paraît intéressant de signaler à l’attention de nos lecteurs. Elle a en effet confirmé l’analyse et la jurisprudence que la deuxième chambre civile de la même Cour avait formées dans un arrêt rendu il y a trois ans et commenté sur notre site : naître sans père est un préjudice. L’enfant conçu qui perd accidentellement son père avant sa naissance souffrira de cette absence définitive toute sa vie et subira des dommages, notamment psychiques et psychologiques.

En l’espèce, une femme avait été déclarée coupable d’homicide involontaire par conducteur de véhicule terrestre à moteur sous l’emprise d’un état alcoolique et de conduite d’un véhicule à une vitesse excessive eu égard aux circonstances, au préjudice d’un futur père décédé à la suite d’un accident de la circulation survenu en mai 2016. La compagne du père s’était constituée partie civile en son nom personnel et en qualité de représentante légale de leur fils, né un mois après l’accident. La Garantie mutuelle des fonctionnaires – assureur responsabilité civile de la conductrice – était intervenue à l’instance et l’affaire avait été renvoyée sur les intérêts civils. Un tribunal correctionnel avait condamné la conductrice à payer la somme de 10 000 euros à la mère en qualité de représentante légale de l’enfant, au titre du préjudice moral d’icelui. La Garantie mutuelle des fonctionnaires avait relevé appel de cette décision mais la cour d’appel de Rennes avait confirmé le jugement de première instance en octobre 2019.

La Garantie mutuelle des fonctionnaires avait alors formé un pourvoi en cassation, arguant notamment que « l’enfant qui n’est pas encore conçu au moment de l’accident dont son père a été victime ne saurait obtenir par principe la réparation d’un préjudice moral par ricochet ». L’énoncé du moyen soulevé laisse penser que les avocats de l’assureur – pourtant bien connu et ayant les moyens d’avoir un service juridique de qualité – ont des notions assez confuses en matière de biologie, puisqu’ils semblent croire qu’on peut être le père d’un enfant pas encore conçu…

Le pourvoi a bien sûr été rejeté aujourd’hui par la chambre criminelle de la Cour de cassation, laquelle a même cité le précédent jurisprudentiel de la deuxième chambre civile :

« 7. Pour confirmer le jugement, l’arrêt attaqué, après avoir énoncé que, dès sa naissance, l’enfant peut demander réparation du préjudice résultant du décès accidentel de son père survenu alors qu’il était conçu, relève que l’enfant […] est né […] de l’union de [son père] et de [sa mère], lesquels vivaient en concubinage depuis mars 2013. Ils en déduisent que, contrairement à ce que postule le moyen, l’enfant était conçu au jour du décès de son père, intervenu un mois et sept jours avant sa naissance.

« 8. Les juges retiennent que l’absence [du père] auprès de son fils […] sera toujours ressentie douloureusement par l’enfant qui devra se contenter des souvenirs de sa mère et de ceux de ses proches pour connaître son père et construire son identité, et que [l’enfant] souffrira de l’absence définitive de son père qu’il ne connaîtra jamais, toute sa vie.

« 9. Ils en déduisent que le préjudice moral de l’enfant est caractérisé ainsi qu’un lien de causalité entre le décès accidentel et ce préjudice.

« 10. En statuant ainsi, la cour d’appel n’a méconnu aucun des textes visés au moyen.

« 11. La deuxième chambre civile statue dans le même sens, reconnaissant le droit de l’enfant, dès sa naissance, à demander réparation du préjudice résultant du décès accidentel de son père survenu alors qu’il était conçu (2e Civ., 14 décembre 2017, nº 16-26.687, Bull. 235).

« 12. Dès lors, le moyen doit être écarté.

« 13. Par ailleurs l’arrêt est régulier en la forme. »

La chambre criminelle de la Cour de cassation a appliqué ici un vieux principe du droit romain, qu’on retrouve dans la plupart des législations américaines et européennes : infans conceptus pro nato habetur quoties de comodo ejus agitur (l’enfant conçu sera considéré comme né chaque fois qu’il pourra en tirer avantage). Ce principe permet de reconnaître à l’enfant une personnalité juridique dès sa conception dans certains cas si c’est son intérêt. L’application la plus connue est celle qui en est faite par l’article 725 du code civil pour admettre un enfant parmi les héritiers à l’instant de l’ouverture d’une succession.

En affirmant qu’un enfant « souffrira de l’absence définitive [d’un] père qu’il ne connaîtra jamais, toute sa vie », cette décision bat en brèche les arguties des promoteurs du projet de loi relatif à la bioéthique, tout particulièrement de ses dispositions relatives à la procréation médicalement assistée au profit des couples de femmes ou des femme seules. Reste à savoir si des tribunaux indemniseront les souffrances résultant de l’absence définitive d’un père orchestrée par le législateur au seul bénéfice du désir égoïste d’adultes (?) irresponsables.

Nous laissons par ailleurs aux avocats lisant cette chronique le soin de réfléchir à l’application du raisonnement de la Cour de cassation en matière de justice familiale, où tant d’enfants sont aussi privés de leur père au quotidien…

Références
Cour de cassation
Chambre criminelle
Audience publique du 10 novembre 2020
Nº de pourvoi : 19-87136

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