Dommages et intérêts en cas de fraude à la paternité

Courts and Tribunal Judiciary

Même si elle est difficilement quantifiable (les estimations varient de 0,8 % à 30 %), la fraude à la paternité est une réalité incontestable, et il est statistiquement vraisemblable que certains de nos lecteurs en aient été victimes. Le juge Jonathan Cohen, de la Family Division de la High Court of Justice, a rendu aujourd’hui une décision sur ce sujet, qui nous paraît bien illustrer les difficultés auxquelles peut être confronté le système judiciaire en de telles affaires, où il faut tenter de concilier l’intérêt de l’enfant et la légitime réparation à laquelle peut avoir droit le prétendu père.

En l’espèce, un couple s’était marié en 2003. Un enfant naquit quelques années plus tard. Le couple se sépara au début de 2017 et l’épouse introduisit une requête en divorce. L’année suivante, le mari eut vent de rumeurs selon lesquelles son épouse avait entretenu une liaison au moment de la conception de l’enfant. Un test de paternité lui apprit qu’il n’était effectivement pas le père de l’enfant. L’épouse reconnut qu’elle avait bien eu un amant au moment de la conception mais nia avoir cherché à induire son mari en erreur, prétendant qu’elle croyait qu’il était quand même le père de l’enfant. L’époux trompé introduisit alors plusieurs requêtes en justice, notamment :

  1. une demande de dommages-intérêts visant à compenser l’avantage financier reçu par son épouse en raison de sa tromperie ;
  2. une requête en application du Children Act 1989, ordonnant à son épouse de révéler l’identité de son amant, afin que l’enfant puisse être informé de l’identité de son père biologique ;
  3. une demande de réparation financière (financial remedy) en application du Matrimonial Causes Act 1973, visant à répartir équitablement les ressources financières du couple dans le cadre du divorce.

Le deuxième point a été tranché l’été dernier par le juge Cohen dans deux décisions successives, AB v CD (No. 1) et AB v CD (No. 2), qu’on trouvera annexées à la présente chronique. Nos lecteurs anglophones pourront y apprécier la délicatesse mise en œuvre par le juge dans une affaire aussi dévastatrice, tant pour l’enfant que pour les époux, qui tranche singulièrement avec l’inhumanité coutumière des magistrats français. Nous résumons pour nos lecteurs non anglophones : le juge avait d’abord ordonné qu’un courrier fût envoyé à l’amant pour lui demander s’il acceptait la paternité de l’enfant ; l’amant ayant refusé, le juge ordonna alors que l’enfant et l’époux trompé seraient informés par l’épouse adultère de l’identité de cet homme à un moment qu’un travailleur social jugera opportun.

L’examen du troisième point est en cours et fera l’objet en janvier prochain d’une audience finale, dont la durée a été estimée par le juge Cohen entre quinze et vingt jours – rappelons que les juridictions anglo-saxonnes ne tranchent pas les litiges conjugaux en dix minutes sur un coin de table, comme en France…

Le jugement rendu aujourd’hui concerne le premier point, la demande de dommages-intérêts. À l’appui d’icelle, l’époux avait fait valoir qu’il aurait immédiatement demandé le divorce si la véritable paternité de l’enfant lui avait été révélée dès le début, et que le règlement financier du divorce eût alors été moins onéreux pour lui. Il demandait également à être indemnisé pour le coût de l’éducation et de l’entretien d’un enfant qui n’était pas le sien (demande retirée en cours de procédure, l’époux ayant accepté de continuer à être le « psychological father » de l’enfant), ainsi que pour l’argent et les cadeaux qu’il avait donnés à son épouse après avoir appris qu’elle était enceinte, puisqu’il n’aurait rien payé s’il avait connu la vérité (§§ 9-10).

Avant de se prononcer sur le fond, le juge Cohen a dû répondre à deux questions juridiques fondamentales soulevées par les parties (§ 11) : une action en dommages-intérêts contre l’autre en cas de fraude à la paternité peut-elle être intentée dans le cadre du mariage ? Dans l’affirmative, cette demande peut-elle être traitée séparément de la procédure de réparation financière (point 3 supra) ou bien constitue-t-elle une procédure abusive ?

Le juge Cohen a répondu par l’affirmative à la première question (§§ 14-26) : « There is clear authority that paternity fraud applies to unmarried couples » (§ 15) et il n’y a aucune raison pour que la loi traite différemment les couples mariés.

« 26. i) I can see no logical reason why the law should encourage honesty between unmarried couples so as to create an obligation which if breached opens the wrongdoer to an action to deceit yet absolves from such liability a wrongdoing spouse. It seems to me contrary to public policy that the law should be so interpreted. »

La réponse donnée à la deuxième question (§§ 27-49) n’a cependant pas été favorable à l’époux trompé. Le juge Cohen a en effet estimé qu’il ne serait pas opportun d’autoriser une requête indépendante en dommages-intérêts alors que les époux sont déjà engagés dans une procédure de réparation financière au titre du Matrimonial Causes Act 1973, établi par le Parlement du Royaume-Uni comme « a comprehensive statutory scheme » (§ 31) pour résoudre les litiges financiers des couples qui divorcent. Le règlement d’un litige financier particulier en dehors du champ d’application du Matrimonial Causes Act 1973 minerait donc la procédure de réparation financière en ce qu’elle ne permettrait plus au juge de statuer équitablement sur la répartition des actifs et passifs des parties au regard de toutes les circonstances de l’espèce. Le juge Cohen a donc conclu que la requête de l’époux devait être radiée en tant que procédure abusive.

Tout n’est pas pour autant perdu pour l’époux trompé. Le tribunal a le pouvoir d’entreprendre « a full investigation of [the wife]’s conduct » (§ 43) dans le cadre de la procédure de réparation financière en cours. Or, la section 25 (2)(g) du Matrimonial Causes Act 1973 demande au tribunal de prendre en considération « the conduct of each of the parties, if that conduct is such that it would in the opinion of the court be inequitable to disregard it ». Si le tribunal considère que le comportement de l’épouse adultère a été tel qu’il serait « inéquitable de n’en pas tenir compte », le règlement financier du divorce – incluant l’équivalent de la prestation compensatoire prévue en droit français – peut être ajusté en conséquence.

Le juge Cohen a cependant prudemment averti que l’appréciation du comportement de l’épouse adultère serait « a difficult task », et que « there may be a more difficult question as to what the financial consequences should be » (§ 43). Il est en effet inhabituel que les tribunaux anglo-saxons sanctionnent les conjoints pour « mauvais comportement » lors du règlement financier du divorce. Si les époux ne parviennent pas à un accord d’ici-là, il reviendra donc au juge Cohen de statuer en janvier prochain sur les éventuelles conséquences de la fraude à la paternité dans sa décision définitive, attendue avec intérêt.

Références
High Court of Justice (Family Division)
Décision : FRB v DCA [2019] EWHC 2816 (Fam) du 28 octobre 2019

Pro memoria :

Attention ! La jurisprudence et la loi évoluent en permanence. Assurez-vous auprès d’un professionnel du droit de l’actualité des informations données dans cet article, publié à fin d’information du public.

Faire un don

Totalement indépendant, ne bénéficiant à ce jour d’aucune subvention publique et ne vivant que de la générosité privée, P@ternet a besoin du soutien de ses lecteurs pour continuer, et se développer. Si cet article vous a intéressé, vous pouvez soutenir P@ternet grâce à un don ponctuel en cliquant sur l’image ci-dessous.

helloasso

Laissez un commentaire (respectez les règles exposées dans la rubrique “À propos”)

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.