Coup de froid européen sur la Norvège

Cour européenne des droits de l’homme

L’Aide sociale à l’enfance est l’objet de fréquentes critiques en France – et nous savons que certains de nos lecteurs (des mères comme des pères) ont été la proie de cette institution dont les intérêts propres passent assez souvent au-dessus de l’intérêt des enfants qu’elle est censée protéger. Mais notre pays n’a pas le monopole de cette emprise étatique sur les familles, certes animée des meilleures intentions : un peu partout dans le monde, les services sociaux dédiés à la protection de l’enfance sont accusés de faillir à leur mission. Le Jugendamt en Allemagne et en Autriche, ou le Children and Family Court Advisory and Support Service britannique, en sont de proches exemples. C’est aujourd’hui le Barnevernet norvégien qui est placé sous les feux de la rampe : dans un arrêt historique, la Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l’homme a jugé que le royaume de Norvège a violé le droit fondamental au respect de la vie familiale en raison des agissements de ses services dédiés à la protection de l’enfance.

En l’espèce, la requérante est une ressortissante norvégienne, Trude Strand Lobben, née en 1986. Son premier enfant, un garçon, naquit en septembre 2008. Ayant rencontré différentes difficultés au cours de sa grossesse, Trude était suivie par les services de protection de l’enfance, qui l’avaient accueillie dans un foyer où on ne tarda pas à mettre en doute ses capacités parentales – non sans quelques raisons, il faut d’ailleurs le reconnaître. À peine un mois après sa naissance, l’enfant fut enlevé à sa mère et placé en famille d’accueil ; un droit de visite d’une heure et demie par semaine fut accordé à Trude. La lutte judiciaire qui s’ensuivit entre la mère et les services de protection de l’enfance entraîna la réduction de ce droit de visite, à six visites annuelles de deux heures chacune dès l’année suivante, puis à quatre visites annuelles de deux heures chacune, sous surveillance, en 2010. Finalement, en décembre 2011, le droit de visite fut supprimé, l’autorité parentale retirée à la mère et l’adoption de l’enfant par sa famille d’accueil autorisée…

La cour d’appel et la Cour suprême de Norvège ayant rejeté ses recours, Trude saisit alors la Cour européenne des droits de l’homme en avril 2013. Dans un arrêt rendu en novembre 2017, la cinquième section de la Cour jugea qu’il n’y avait eu aucune violation de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme – protégeant le droit au respect de la vie familiale – dans les tribulations de Trude. Mécontente, icelle demanda en janvier 2018 le renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre – l’organe suprême de la Cour européenne des droits de l’homme – en vertu de l’article 43 de la Convention européenne des droits de l’homme. Le rouleau compresseur du système judiciaire changea alors de direction : non seulement la Grande Chambre accepta-t-elle de réexaminer l’affaire – ce qui n’était pas gagné d’avance – mais encore son président autorisa-t-il l’intervention dans la procédure écrite de sept gouvernements européens (Belgique, Bulgarie, Danemark, Italie, République tchèque, Royaume-Uni et Slovaquie) et quatre tierces parties – dont nos camarades d’Alliance Defending Freedom.

De nombreuses autres affaires (vingt-six, si nos comptes sont bons) ont en effet été portées ces dernières années devant la Cour européenne des droits de l’homme par des parents se plaignant de l’enlèvement de leurs enfants par les autorités norvégiennes. Les lecteurs attentifs de notre revue de presse quotidienne ont eu l’été dernier, par exemple, quelques échos des avanies infligées à Marius Bodnariu, obligé de fuir la Norvège pour sauver ses cinq enfants des griffes du Barnevernet. Parallèlement, plusieurs associations de défense des droits de la famille alertent depuis des années sur les pratiques destructrices de cette institution. Grâce à leur action et à la médiatisation de l’affaire Bodnariu, l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe a fini par s’intéresser aux pratiques du Barnevernet et a publié en juin 2018 un rapport accablant, révélant notamment un nombre anormalement élevé d’ordonnances de placement d’urgence (§ 29), ainsi que des droits de visite exceptionnellement brefs (§ 33). L’adoption de ce rapport a également montré que plusieurs pays européens étaient extrêmement critiques à l’égard des pratique norvégiennes.

C’est dans ce contexte que les dix-sept juges de la Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l’homme ont rendu leur verdict. Il est à noter que l’arrêt contesté de novembre 2017 n’avait été rendu qu’à une faible majorité, quatre juges contre trois ; l’arrêt d’aujourd’hui a été rendu à une majorité beaucoup plus importante, treize juges contre quatre. Il faut par ailleurs garder en mémoire que la requérante est loin d’être une mère exemplaire – la lecture des différentes pièces du dossier qu’on trouvera infra le montre amplement.

La Grande Chambre commence par rappeler les principes généraux qui vont guider son appréciation :

« 202. Le paragraphe premier de l’article 8 de la Convention garantit à toute personne le droit au respect de sa vie familiale. Selon la jurisprudence constante de la Cour, pour un parent et son enfant, être ensemble représente un élément fondamental de la vie familiale et des mesures internes qui les en empêchent constituent une ingérence dans le droit protégé par cette disposition. Pareille ingérence méconnaît cet article à moins qu’elle ne soit “prévue par la loi”, ne vise un ou des buts légitimes au regard du paragraphe 2 de l’article 8 et ne puisse passer pour “nécessaire dans une société démocratique”. »

Elle examine ensuite l’application de ces principes au cas d’espèce :

« 214. Les parties ne contestent pas et la Cour estime établi de manière non équivoque que les décisions litigieuses prononcées au cours de la procédure engagée par la [requérante] s’analysent en une ingérence dans l’exercice par les requérants du droit au respect de la vie familiale tel que garanti par le paragraphe premier de l’article 8 de la Convention. Il n’est par ailleurs pas contesté non plus que ces décisions étaient prévues par la loi, à savoir la loi sur la protection de l’enfance […], et qu’elles poursuivaient des buts légitimes, à savoir la “protection de la santé ou de la morale” et “des droits et libertés” de [l’enfant]. La Cour ne voit aucune raison d’en juger autrement. Cette ingérence remplissait donc deux des trois conditions permettant, au regard du second paragraphe de l’article 8, de la considérer comme justifiée. En l’espèce, le litige porte sur la troisième condition, c’est-à-dire sur la question de savoir si l’ingérence était “nécessaire dans une société démocratique”. »

La Grande Chambre constate que les rencontres entre l’enfant et sa mère n’ont pas été propices à la création de liens, et que rien n’a été fait pour améliorer les choses :

« 221. […] Au sujet du régime de visite, la Cour note […] que les modalités n’étaient pas particulièrement aptes à permettre à la […] requérante de tisser librement des liens avec [l’enfant], par exemple en raison des lieux où les visites étaient organisées et des personnes qui y assistaient. Alors même que, souvent, ces visites ne se passaient pas bien, il apparaît que presque rien n’a été fait pour tester d’autres modalités d’organisation. »

La Grande Chambre constate également que les décision les plus récentes ont été prises sur la base d’expertises obsolètes :

« 222. […] La Cour estime significatif qu’aucun rapport d’expertise actualisé n’ait été produit depuis ceux qui avaient été ordonnés au cours des procédures conduites entre 2009 et 2010 concernant la prise en charge de l’enfant par l’autorité publique […]. Au moment du prononcé du jugement du tribunal de district le 22 février 2012, ces […] rapports dataient de deux ans. Certes, aux côtés d’autres témoins tels que des membres de la famille, [deux] psychologues […] avaient elles aussi déposé à l’audience tenue par le tribunal de district en 2012 […]. Ces deux psychologues n’avaient cependant procédé à aucun examen depuis ceux qu’elles avaient effectués préalablement à l’établissement de leurs rapports, lesquels remontaient au début de l’année 2010, et seulement un de ces rapports […] était fondé sur les observations de l’interaction entre [l’enfant et sa mère], réalisées à l’occasion de deux visites seulement […]. »

La Grande Chambre critique la façon dont la « vulnérabilité » de l’enfant a été utilisée par le Barnevernet :

« 224. […] Il ressort du raisonnement exposé par le tribunal de district que celui-ci a apprécié les aptitudes parentales de la […] requérante en tenant particulièrement compte des besoins de soins spéciaux de [l’enfant] eu égard à la vulnérabilité de celui-ci. Or, si la vulnérabilité de [l’enfant] avait été un motif essentiel dans la décision initiale de le placer en famille d’accueil […], le jugement du tribunal de district n’indiquait pas comment ladite vulnérabilité avait pu perdurer alors que [l’enfant] vivait en famille d’accueil depuis l’âge de trois semaines. Par ailleurs, il n’analysait que de manière sibylline la nature de cette vulnérabilité, se contentant de la brève description qu’en avaient donnée des experts, à savoir que [l’enfant] était sujet au stress, qu’il avait besoin de beaucoup de calme, de sécurité et de soutien et aussi qu’il exprimait de la résistance et de la résignation lorsqu’il fallait rencontrer la […] requérante, notamment face aux débordements émotionnels de celle-ci […]. De l’avis de la Cour, au vu de la gravité des intérêts en jeu, il appartenait aux autorités compétentes d’apprécier la vulnérabilité de [l’enfant] de manière plus approfondie au cours de la procédure ici en cause. »

Un constat intéressant mérite d’être relevé dans l’« opinion concordante » de six juges, annexée à l’arrêt :

« 25. […] En l’espèce, les autorités ont dès le départ omis de poursuivre l’objectif de réunir l’enfant et sa mère, et elles ont au contraire immédiatement envisagé que l’enfant grandirait au sein de sa famille d’accueil. Cette hypothèse sous-jacente se retrouve comme un fil rouge à tous les stades de la procédure à partir de la délivrance de l’ordonnance de placement d’urgence. »

La Grande Chambre conclut ainsi :

« 225. Dans ces conditions, compte tenu en particulier du caractère limité des éléments susceptibles d’être tirés des rencontres mère-enfant qui ont été organisées […], conjugué au fait que, malgré la nouvelle situation familiale de la […] requérante, aucune nouvelle expertise des aptitudes parentales de celle-ci n’a été demandée alors qu’il s’agissait d’un point capital de l’appréciation du tribunal de district […], et au vu aussi de l’absence de motivation concernant la persistance de la vulnérabilité de [l’enfant], la Cour considère que le processus à l’origine de la décision litigieuse du 22 février 2012 n’a pas été conduit de manière à ce que tous les avis et intérêts des requérants fussent dûment pris en compte. Elle estime donc que la procédure en cause n’a pas été entourée de garanties proportionnées à la gravité de l’ingérence et des intérêts en jeu.

« 226. À la lumière de ce qui précède, la Cour conclut à la violation de l’article 8 de la Convention. »

La Grande Chambre a condamné le gouvernement norvégien à verser à la requérante 25 000 euros pour préjudice moral et près de 10 000 euros pour frais et dépens.

Même s’il ne compense pas les dix précieuses années perdues par l’enfant et sa mère (la décision d’adoption ne devrait pas être révoquée ni l’enfant rendu à sa mère), ce jugement historique constitue un avertissement sérieux à la Norvège, où la lecture du verdict a d’ailleurs aussitôt suscité une vive émotion, très tangible sur les médias sociaux. Que ce pays – classé premier sur l’indice de développement humain depuis plusieurs décennies et considéré comme le pays le plus démocratique au monde – ait été reconnu coupable de violation des droits de l’homme parce que la sécurité juridique des personnes en matière de protection de l’enfance n’est pas garantie devrait avoir d’importantes conséquences, notamment sur le traitement des vingt-six autres affaires pendantes devant la Cour européenne des droits de l’homme – dont une dizaine concernent aussi des adoptions forcées.

Le verdict devrait également avoir une incidence sur la politique norvégienne de protection de l’enfance. Interrogé à chaud par TV 2, la plus importante chaîne de télévision commerciale du pays, le ministre de l’enfance et de la famille, Kjell Ingolf Ropstad, a déclaré :

« Også i forslag til ny barnevernslov som vi arbeider med nå er det lagt vekt på å styrke rettssikkerheten. Vi vil innføre prosesser som gjør det enklere for familiene og barnevernet å bli enige om løsninger. Dommen vil få betydning for arbeidet med forslaget til ny barnevernslov. »

Traduction P@ternet : « Dans le nouveau projet de loi sur la protection de l’enfance auquel nous travaillons actuellement, l’accent est mis sur le renforcement de la sécurité juridique. Nous allons mettre en place des processus qui permettront aux familles et à la protection de l’enfance de s’entendre plus facilement sur des solutions. L’arrêt aura un impact sur ces travaux. »

En tout état de cause, il est très positif que la Cour européenne des droits de l’homme ait rappelé l’importance de la cohésion familiale et la primauté du droit des parents d’élever leurs enfants. Le retrait des enfants de leur famille devrait toujours être considéré comme une mesure extrême : une telle séparation peut avoir des effets néfastes à plus ou moins long terme, tant pour les enfants que pour les parents. Confier un enfant à l’adoption – contre le gré de sa mère, comme en l’espèce – est de plus irréversible. Même lorsque l’éloignement d’un enfant est vraiment nécessaire, la réunification familiale devrait être l’objectif prioritaire des autorités.

Les institutions dédiées à la protection de l’enfance doivent avoir pour principal objectif d’aider les familles, et leur intervention ne peut se justifier que s’il existe des preuves d’un manquement grave des parents. Or, le cas de la Norvège – lequel, rappelons-le, n’est pas isolé – montre bien qu’il n’en va pas toujours ainsi…

Références
Cour européenne des droits de l’homme
Grande chambre
10 septembre 2019
Affaire Strand Lobben c. Norvège (requête nº 37283/13)

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