Conflit familial entre l’Angleterre et l’Espagne

Courts and Tribunal Judiciary

Le juge Andrew Baker, de la High Court of Justice (Family Division), a rendu aujourd’hui une intéressante décision dans une affaire internationale de divorce assez complexe et conflictuelle. Le nœud gordien était constitué par une demande de transfert en Angleterre d’une affaire jugée en première instance en Espagne et faisant l’objet d’un appel dans ce même pays, sur le fondement de l’article 15 du règlement (CE) nº 2201/2003 du Conseil du 27 novembre 2003 relatif à la compétence, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière matrimoniale et en matière de responsabilité parentale, dit « règlement Bruxelles II bis ». Nonobstant certaines particularités du régime de common law en vigueur outre-Manche, cette chronique pourrait aussi intéresser certains de nos lecteurs puisque les principes en cause ont une valeur pratiquement universelle.

En l’espèce, un couple espagnol s’était marié en 2002 et avait eu un premier enfant l’année suivante. Le couple s’était installé en 2006 en Angleterre, où il avait eu un deuxième enfant la même année. La famille était retournée en Espagne en 2011, puis les parents s’étaient séparés en 2013 (§ 2). La mère avait intenté une procédure de divorce en septembre 2013, en demandant que les enfants vivent avec elle en Angleterre, où elle avait trouvé un emploi. Un tribunal espagnol ayant accueilli cette demande à titre provisoire, la mère et les enfants avaient déménagé au Royaume-Uni en décembre 2013. Conformément à l’ordonnance provisoire, les enfants passaient un mois chaque été et une semaine à Noël avec leur père en Espagne (§ 3).

Dans le cours de la procédure de divorce qui se poursuivait, une psychologue nommée par le tribunal de première instance de Pamplona rapporta le souhait exprimé par les deux enfants de vivre avec leur père (§ 4). Le tribunal de Pamplona rendit son jugement définitif en juin 2016, fixant la résidence des enfants chez leur père en Espagne et accordant à la mère un droit de visite et d’hébergement pendant les vacances scolaires (§ 5). La mère (cardiologue) était par ailleurs condamnée à payer une pension alimentaire mensuelle de 500 euros pour chaque enfant (§ 6).

La mère fit bien sûr appel de la décision en septembre 2016 et enleva les enfants pour les ramener en Angleterre. Le tribunal espagnol rendit peu après une ordonnance intimant à la mère de ramener les enfants en Espagne et la condamnant à une astreinte de 100 euros par jour de non exécution. Le père déposa le mois suivant une requête auprès des juridictions anglaises pour que soient localisés ses enfants et que les décisions espagnoles soient exécutées (§ 7).

En raison de la procédure d’appel pendante en Espagne, la requête du père fit l’objet d’un sursis à statuer en novembre 2016 (application de l’article 27 du règlement Bruxelles II bis), et un tuteur fut désigné pour représenter les enfants, admis comme parties à la procédure devant la juridiction anglaise (§ 8). Alors âgés de onze et quatorze ans, les enfants exprimèrent clairement à leur tuteur leur souhait de rester en Angleterre avec leur mère et lui confièrent que c’était leur père qui les avait persuadés de dire à la psychologue espagnole qu’ils voulaient vivre en Espagne (§ 10).

Un petit incident eut lieu en avril 2017 : alors que les enfants devaient passer les deux semaines de vacances de Pâques en Espagne avec leur père, icelui les emmena en Extrême-Orient avec l’intention d’y rester. L’aide du consul d’Espagne à Jakarta permit à la mère de retrouver les enfants en Indonésie et de les ramener en Angleterre (§§ 14-15).

La cour d’appel espagnole décida en juillet 2017 de faire procéder à de nouvelles auditions des enfants. Le père déposa alors une plainte à la fin du mois suivant afin que la mère soit arrêtée lorsqu’elle amènerait les enfants en Espagne pour l’audition prévue en septembre – ce que la mère se garda bien de faire (§ 19).

C’est dans ce contexte que s’est déroulée l’audience du 4 septembre dernier, qui a donné lieu au jugement ici commenté. Le juge Andrew Baker a dû notamment y déterminer (§ 17) :

  1. la compétence des tribunaux d’Angleterre et du Pays de Galles pour rendre des décisions concernant les enfants ;
  2. la suite à donner aux démarches du père pour faire reconnaître et exécuter les décisions espagnoles ;
  3. la nécessité de demander au tribunal espagnol de transférer la procédure à la juridiction anglaise, sur le fondement de l’article 15 du règlement (CE) nº 2201/2003 du Conseil du 27 novembre 2003 relatif à la compétence, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière matrimoniale et en matière de responsabilité parentale, dit « règlement Bruxelles II bis ».

La détermination des deux premiers points n’a pas posé de problème. Il était évident que les tribunaux d’Angleterre et du Pays de Galles n’étaient pas compétents puisque les juridictions espagnoles avaient été « first seised », au sens de l’article 19, paragraphe 2, du règlement Bruxelles II bis, et que la procédure initiale de divorce ainsi que la procédure d’appel se poursuivaient toujours « seamlessly » devant les tribunaux espagnols (§ 21). Prenant par ailleurs acte de l’appel en instance, de l’irrésolution du père sur ce point et des souhaits explicites des enfants, le juge Andrew Baker a estimé qu’il ne serait pas opportun de remettre en cause le sursis à statuer sur la requête en reconnaissance et exécution des décisions espagnoles (§ 23).

Restait donc à déterminer l’opportunité de demander le transfert des procédures d’Espagne en Angleterre. L’article 15 du règlement Bruxelles II bis stipule que cette procédure exceptionnelle ne peut avoir lieu que lorsque l’enfant a un lien particulier avec un État membre, dont les juridictions seraient mieux placées pour entendre l’affaire (ou une partie spécifique d’icelle), et que le transfert serait conforme à l’intérêt supérieur de l’enfant (§§ 24-30).

Le juge Andrew Baker a également tenu compte de la jurisprudence, notamment AB v JLB Brussels II Revised Article 15 [2009] 1 FLR 517 (§ 31), et en a tiré les conclusions suivantes :

« (1) An exception

« 33. First, “the power to transfer a case or part of the case to the courts of another Member State is an exception to the general principle as the opening words of Article 15(1) make clear” (per Lewison LJ in Re M, […] at paragraph 50). “An exception does not necessarily require that the circumstances be exceptional. Nevertheless, it is an exception to the general rule, that the future of children should be decided in the courts of the member state where they are habitually resident. In general, it is expected that exceptions will be narrowly construed and applied” (per Baroness Hale of Richmond, with whom the other judges agreed, in Re N, […] at para 40).

« (2) When should the request be made?

« 34. Secondly, “the question of whether there should be a request under Article 15 should be considered alongside other jurisdiction issues at the earliest opportunity” (per Ryder LJ and Sir James Munby P in Re M at paragraphs 47 and 58 respectively). Although a transfer request may be made at any time, it will rarely be the case that another court would be better placed to hear the case when a judge has already heard and considered the evidence (per Baroness Hale of Richmond in Re N, […] at para 50).

« (3) The first question – “particular connection”

« 35. Thirdly, so far as the first question is concerned – the “particular connection” question – “in order to establish the existence of such a connection in a given case, reference must be made to the factors that are listed, exhaustively, in Article 15(3)(a) to (e)…. It follows that cases where those factors are lacking are immediately excluded from the transfer mechanism” (per CJEU in Child and Family Agency v D, para 51).

« (4) The second question – “better placed”

« 36. Fourth, so far as the second question is concerned – the “better placed” question – in deciding whether another court is better placed to hear the case, or a specific part thereof, the CJEU observed in Child and Family Agency v D, para 57, that

« “the court having jurisdiction must determine whether the transfer of the case to that other court is such as to provide genuine and specific added value, with respect to the decision to be taken in relation to the child, as compared with the possibility of the case remaining before that court. In that context, the court having jurisdiction may take into account, among other factors, the rules of procedure in the other Member State, such as those applicable to the taking of evidence required for dealing with the case. However, the court having jurisdiction should not take into consideration, within such an assessment, the substantive law of that other Member State which might be applicable by the court of that other Member State, if the case were transferred to it. If the court were to take that into consideration, doing so would be in breach of the principles of mutual trust between Member States and mutual recognition of judgments that are the basis of [the] regulation”.

[…]

« (5) The third question – best interests

« 38. Finally, it is now clearly established that the best interests question is a separate question which must be satisfied in addition to the other two. As Baroness Hale of Richmond in Re N, […] at para 43

« “It is the case … that the “better placed” and “best interests” questions are inter-related. Some of the same factors may be relevant to both. But it is clear that they are separate questions and must be addressed separately. The second one does not inexorably follow from the first”.

« 39. In deciding the “best interests” question,

« “The question is whether the transfer is in the child’s best interests. This is a different question from what eventual outcome to the case will be in the child’s best interests. The focus of the inquiry is different, but it is wrong to call it « attenuated ». The factors relevant to deciding the question will vary according to the circumstances. It is impossible to be definitive. But there is no reason at all to exclude the impact upon the child’s welfare, in the short or the longer term, of the transfer itself. What will be its immediate consequences? What impact will it have on the choices available to the court deciding upon the eventual outcome? This is not the same as deciding what outcome will be in the child’s best interests. It is deciding whether it is in the child’s best interests for the court currently seised of the case to retain it or whether it is in the child’s best interests for the case to be transferred to the requested court” (per Baroness Hale of Richmond in Re N, […] at para 43).

[…]

« 41. Whether to transfer a case or a specific part thereof is a decision for the court having jurisdiction. It is for that court to evaluate whether the three conditions are satisfied. But before the court of another Member state submits a request for a transfer under Article 15, it should assess for itself whether the conditions are met. It would be wrong for a court of another Member State to submit a request in circumstances where it was not satisfied that the conditions were met. »

Après avoir entendu les arguments des parties (§§ 42-52), le juge Andrew Baker a aisément considéré que « the children manifestly have a “particular connection” with this country because they and the mother are, and have been for some time, habitually resident here » (§ 53). Les autres points soulevaient davantage de difficultés. L’affaire ayant déjà été jugée en Espagne et une procédure d’appel y étant en cours, « at first sight it might seem that it is far too late to transfer this case » (§ 55). Le juge Andrew Baker a cependant considéré que les tribunaux d’Angleterre et du Pays de Galles seraient mieux placés « to evaluate the emotional needs and the wishes and feelings of the children and to carry out a comprehensive analysis of all the issues impinging on the children’s welfare » (§ 60), notamment parce que les enfants y seraient parties à la procédure et auraient ainsi la possibilité d’être interrogés par un tuteur et – le cas échéant – le juge lui-même, ce qui apporterait une « genuine and specific added value » (§ 58). Des raisons similaires ont amené le juge Andrew Baker a conclure que le transfert de l’affaire aux tribunaux d’Angleterre et du Pays de Galles serait dans l’intérêt supérieur des enfants (§ 61).

« 62. For those reasons, I conclude that the circumstance of this case justify this court submitting a request to the Spanish court under Article 15. As required by article 15 (2), this request is supported by one of the parties, namely the mother. I recognise that it is highly unusual for such a request to be submitted after the conclusion of the hearing at first instance and at a point when the case is before the appeal court in the Member State with jurisdiction. For the reasons set above, however, I conclude that the criteria that must be satisfied in order for transfer under Article 15 to take place are indeed satisfied in this case. »

Les juridictions espagnoles devront cependant parvenir aux mêmes conclusions pour que l’affaire soit effectivement transférée en Angleterre (§ 63). En attendant, les enfants demeurent confiés à la mère, et le père ne bénéficie plus que d’un droit de visite médiatisé en Angleterre ainsi que d’un contact hebdomadaire par FaceTime ou Skype (§ 66). Affaire à suivre…

Références
England and Wales High Court (Family Division)
Date : 14 septembre 2017
Décision : FE v MR & Ors [2017] EWHC 2298 (Fam)

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