INSEE : la voix de son maître ?

Institut national de la statistique et des études économiques

L’Institut national de la statistique et des études économiques a publié aujourd’hui une étude, signée Sébastien Durier, dont le contenu nous a paru mériter davantage qu’une simple recension dans la revue de presse quotidienne de ce site : « Après une rupture d’union, l’homme reste plus souvent dans le logement conjugal » (Insee Focus, nº 91). L’intitulé a bien sûr immédiatement attiré notre attention, tant il paraissait contredire notre expérience des ruptures d’unions, conjugales ou non. Cette expérience de terrain pouvait-elle être démentie par une étude en chambre ? C’est ce que nous allons vérifier ici.

Le résumé officiel est ainsi rédigé :

« Un an après la séparation d’un couple, un des conjoints reste dans le domicile conjugal dans 75 % des divorces ou des ruptures de Pacs. Les hommes sont nettement plus nombreux que les femmes à rester dans le logement la première année, et cet écart entre hommes et femmes se réduit les années suivantes. En milieu rural, les écarts entre hommes et femmes sont plus marqués que dans les grandes villes. Lorsque le couple a des enfants, le parent qui en a la garde conserve plus souvent le logement conjugal. »

On relève d’emblée, pour peu qu’on soit attentif à la justesse du vocabulaire, que l’auteur amalgame des situations totalement hétérogènes (divorces et ruptures de Pacs) au regard du domicile qualifié de « conjugal ». En effet, est « conjugal » ce qui est « relatif aux liens qui unissent les époux au regard de la loi », c’est-à-dire le mariage. Le « domicile conjugal » est celui des couples mariés, les partenaires d’un Pacs n’ont qu’un domicile commun. La précision est d’importance, puisque la rupture de ces deux formes d’union s’effectue dans des cadres juridiques bien distincts, avec des conséquences totalement différentes – notamment sur le domicile. En cas de rupture d’un Pacs, le sort du domicile commun (et pas conjugal) résulte d’un accord, au moins tacite, des ex-partenaires. Il en va tout autrement en cas de divorce : est ici occultée, entre autres choses, la mainmise du juge aux affaires familiales sur le domicile conjugal lors des divorces conflictuels (la moitié des divorces), dans le cadre des mesures dites provisoires puis du jugement sur le fond.

On relève par ailleurs que c’est le parent qui a la « garde » des enfants qui conserve généralement le logement conjugal, et ce constat soulève deux interrogations liminaires. D’une part, l’auteur connaît-il son sujet ? On peut en douter quand on se souvient que le terme « garde » a disparu du vocabulaire juridique depuis la loi nº 87-570 du 22 juillet 1987 sur l’exercice de l’autorité parentale, dite « loi Malhuret », qui a introduit les notions d’« accueil », « hébergement », « modalité d’exercice de l’autorité parentale » et « résidence ». D’autre part, comment concilier ce constat avec l’affirmation selon laquelle « les hommes sont nettement plus nombreux que les femmes à rester dans le logement la première année », puisque les dernières statistiques officielles du ministère de la justice font ressortir que la résidence des enfants est la plupart du temps fixée chez la mère (ou, selon la terminologie obsolète de l’auteur : la « garde » des enfants est la plupart du temps attribuée à la mère), ce qui permet ipso facto à celle-ci d’obtenir facilement la jouissance du domicile conjugal ?

Un autre point de vocabulaire est à relever, qui apparaît dans la deuxième section de l’étude où on lit successivement les trois affirmations suivantes : « les hommes restent […] dans le logement », « l’homme garde le logement… », « l’homme réside dans le logement ». En six lignes, trois verbes différents sont utilisés, qui sont loin d’avoir le même sens. Le verbe « rester » s’entend par opposition à « partir » : si l’homme reste dans le logement commun, c’est que la femme en est partie, et cette situation de fait n’implique ni favoritisme ni mérite particulier. Le verbe « garder », dont le sens premier est de continuer à avoir en sa possession, pourrait s’entendre ici comme étant l’issue d’une dispute – judiciaire ou non – entre les conjoints qui se serait achevée au bénéfice de l’homme, mais l’auteur de l’étude ne s’est en rien préoccupé de la causalité du phénomène décrit. Enfin, le verbe « résider » exprime un simple constat, qui n’explique rien.

Passons sur la figure 2 (« Taux de départ du logement conjugal un an après la rupture selon l’âge à la rupture et le sexe des conjoints », ci-dessous) dont on ne voit guère l’intérêt tant qu’il n’est pas expliqué en quoi l’âge peut influer sur le fait de garder ou non le logement. Omise par l’auteur de l’étude, la seule observation pertinente qui s’en tire est que les femmes sont systématiquement plus enclines que les hommes à quitter le domicile commun…

Insee Focus, nº 91, figure 2

Le tableau de la figure 3 (« Occupants du logement conjugal un an après la rupture d’une union, selon les caractéristiques de l’union », ci-dessous) ne présente hélas pas plus d’intérêt, puisqu’il ne permet pas d’établir les corrélations nécessaires entre les diverses caractéristiques des unions retenues pour l’étude : type d’union, unité urbaine, statut d’occupation, contribution aux revenus et différence d’âge. Il est ainsi impossible de savoir, par exemple, si un Parisien marié a plus de chance de rester dans le domicile commun qu’un Parisien pacsé, en fonction du statut d’occupation (locataire du parc privé, locataire du parc social ou propriétaire) – on constate d’ailleurs que cette dernière caractéristique n’est pas compréhensible dans le tableau : s’agit-il du statut d’occupation du couple ou d’un seul de ses membres ? On remarque aussi qu’une caractéristique déterminante a été soigneusement omise dans ce tableau, pour être isolée dans le suivant : la présence d’enfants. On relève enfin, toujours sans aucune explication de l’auteur, que « dans l’aire urbaine de Paris, les femmes conservent un peu plus souvent le logement » et que « les femmes gardent aussi le logement plus fréquemment que les hommes lorsque le couple vivait dans un logement du parc social ».

Insee Focus, nº 91, figure 3

La section suivante (« Conserver le logement est plus fréquent pour le parent qui garde les enfants ») est la plus intéressante pour nous, qui envisageons ces choses du point de vue de la paternité. Nous avons déjà relevé plus haut l’impertinence du concept de « garde », a fortiori « exclusive », qui trahit la méconnaissance du sujet par l’auteur de l’étude (nous laissons à d’autres l’exégèse de son concept de « garde mixte »…). Mais icelui livre en outre un tableau en figure 4 sans plus d’intérêt que les précédents, puisque manquent toutes les caractéristiques nécessaires qui permettraient d’établir des corrélations importantes pour la bonne compréhension des mesures – la devise de l’Institut national de la statistique et des études économiques n’est-elle pas « Mesurer pour comprendre » ?! Las, le lecteur ne saura rien du statut géographique, immobilier ou matrimonial des couples ici envisagés, non plus que de l’âge de leurs éventuels enfants. Ce nonobstant, on relève que la probabilité pour un homme de « garder le logement » est bien moindre dès lors que le couple a des enfants, et encore plus faible si leur résidence a été fixée chez la mère, comme il arrive dans les trois quarts des cas. Les seules données qui auraient donc dû être mises en avant sont celles correspondant à cette situation, la plus commune, qui peut se résumer ainsi : dans les couples avec enfant(s) qui se séparent, l’homme perd le logement commun dans 68 % des cas.

Insee Focus, nº 91, figure 4

Arrivés presque au terme de notre lecture, nous avons la fâcheuse impression que ces tableaux ont été construits de façon à donner l’homme gagnant dans la plupart des cas. Sans exclure une action militante de l’auteur, que nous ne connaissons pas mais qui ne serait pas le premier collaborateur masculin de la δόξα féministe, il nous paraît assurément loisible de mettre en cause la méthodologie employée.

Outre la confusion résultant de l’hétérogénéité des séparations étudiées (amalgame des divorces et ruptures de Pacs), n’ont été retenues que les « ruptures d’union contractuelle ». Manquent donc les cohortes de séparations non contractuelles (concubinage ou union libre), dont on sait qu’elles sont beaucoup plus nombreuses [1].

Une deuxième critique, très classique en matière de statistiques, porte sur la pertinence de la source utilisée, à savoir l’échantillon démographique permanent. Ce panel d’individus a été construit par un tirage aléatoire simple, consistant à sélectionner tous les individus nés certains jours de l’année (les quatre premiers jours de chaque trimestre, avec un décalage d’un jour en janvier où sont considérées les naissances du 2 au 5), soit un échantillon annuel au 16/365e de la population française. Si le procédé du tirage au sort est couramment utilisé pour éviter certains biais dans la sélection des individus constituant l’échantillon, rien ne nous garantit pour autant la représentativité d’icelui, surtout lorsqu’on en extirpe les séparations non contractuelles et qu’on omet de rapporter à l’ensemble les valeurs obtenues pour un sous-échantillon – une comparaison sur quatre années avec les couples non séparés permettrait, entre autres, de mesurer l’incidence particulière de la séparation sur le maintien dans le domicile commun.

Une troisième critique, tout aussi classique, vise l’intention de cette publication estivale (et donc celle de son auteur, et de son éventuel commanditaire). L’objet statistique est en effet une construction à la fois politique et technique, tout particulièrement dans le domaine des sciences sociales :

« L’opération statistique est une observation, son résultat est une description. Mais une description ne se suffit pas à elle-même, d’abord parce qu’elle a toujours pour origine une intention : on n’observe que les choses que l’on a jugé utile d’observer, on ignore les autres ; ensuite parce que la description appelle toujours son dépassement. Une fois que l’on a décrit une chose, on veut en effet comprendre pourquoi cette chose est ce qu’elle est, pourquoi elle est comme elle est. Toute description appelle une explication.

« Mais pour expliquer il faut sortir de la description, et donc de la statistique, pour évoquer des causalités. La statistique mesure des corrélations qui mettent sur la piste des causalités, non sans quelques risques […].

« À moins d’être un maniaque de la statistique (il en existe !) on n’observe pas pour le plaisir : on n’observe que les choses envers lesquelles on a une intention. Que cette intention soit individuelle ou collective, elle vise toujours une action, fût-ce après un délai qui peut être long.

« Ainsi, et alors même que l’observation est loyale ou, comme on dit, “objective” et fournit une information authentique sur la population observée, l’appareil statistique est orienté d’une façon subjective, fût-ce de la subjectivité collective qui est celle d’une nation. »

En tout état de cause, Sébastien Durier ne s’est pas épuisé en tentatives d’explication, puisqu’on n’en trouve qu’une seule, assortie d’un bon degré d’incertitude : « Lorsqu’il s’agit d’une location dans le parc privé, il est bien plus fréquent qu’aucun des conjoints ne garde le logement […], ce qui s’explique peut-être par le niveau du loyer de l’ancien logement. » Bien que la prétention des Insee Focus se borne à présenter « les grands éléments de cadrage sur un sujet : texte descriptif simple, chiffres de référence, graphiques interactifs », ladite présentation n’est pas neutre, puisqu’elle vise à susciter certaines impressions chez le lecteur : l’ordre des données, la mise en valeur de certaines, l’accent mis sur tel point dans le commentaire, etc., ont pour fonction d’orienter la lecture afin de faire partager au lecteur l’intention de l’auteur.

Essayons alors de déterminer celle-ci, d’abord au vu du titre donné à son étude. Quatre entrées figurent au sommaire :

« Dans 75 % des unions rompues, un des conjoints reste dans le domicile conjugal

« Les hommes restent nettement plus souvent dans le logement que les femmes

« En milieu rural, les hommes conservent plus souvent le logement

« Conserver le logement est plus fréquent pour le parent qui garde les enfants »

Il n’est sans doute pas anodin que ce soit le deuxième item qui ait été choisi pour fournir l’essence du titre : « Après une rupture d’union, l’homme reste plus souvent dans le logement conjugal ». Le premier eût été trop neutre, le troisième sentait par trop la bouse et le dernier eût offusqué le lobby féministe – dont on sait l’importance au sein de l’Institut national de la statistique et des études économiques (la rubrique « Les femmes et les hommes de l’Insee » permet de vérifier la supériorité numérique de l’effectif féminin, ainsi que sa prévalence morale : la répartition catégorielle des sexes est mesurée à l’aune du seul « pourcentage de femme par catégorie », qui rejette la mauvaise moitié de l’humanité dans l’invisibilité).

Par ailleurs, et comme nous l’avons remarqué plus haut, l’exposé des données brutes n’a en fait guère d’intérêt, voire même aucun, lorsque lesdites données mêlent des situations hétérogènes et que leur exposé ne permet pas d’établir les corrélations nécessaires à leur compréhension. En d’autres termes, le procédé illustre à merveille la devise cachée de l’Institut national de la statistique et des études économiques : Mesurer n’importe quoi pour empêcher de comprendre ! Il n’en reste pas moins qu’une impression se forme au fil de la lecture : ces salauds les hommes sont favorisés dans une séparation. Et c’est de toute évidence ce que retiendront les journalistes, gros consommateurs de ce genre de prêt-à-penser, ainsi que leurs lecteurs.

Mais il s’agit là d’une pure pétition de principe : rester dans le domicile commun à l’issue d’un divorce ou d’une séparation est un simple fait, neutre per se, qui ne peut être l’objet d’un jugement de valeur qu’une fois rapporté à d’autres faits qui vont lui donner sens. L’auteur de l’étude ne fournit qu’un seul exemple d’un tel rapport, qui sera cependant suffisant pour démontrer que celui qui conserve le domicile commun n’est pas forcément avantagé : l’évolution de la situation dans le temps. La figure 1 (« Occupants du logement conjugal les années suivant la rupture ») montre ainsi que l’homme reste dans le logement commun dans 43 % des cas un an après la rupture, mais que ce taux descend à 27 % quatre ans après, soit une baisse considérable de seize points. Plusieurs raisons peuvent expliquer ce phénomène, mais il en est une qui n’échappera à personne : celui qui conserve le logement commun reste aussi seul à en supporter les charges, auparavant partagées. Est-ce un avantage ?

Un autre cadre de référence, que l’échantillon démographique permanent aurait pu fournir, manque cruellement : la situation de l’ex-conjoint qui ne conserve pas le domicile commun. Supposons un couple quelconque vivant dans un studio de 20 m2. La femme quitte l’homme pour aller vivre seule dans un autre studio de 30 m2, ou pour se remettre en couple avec un autre partenaire dans un deux pièces de 40 m2. Qui est avantagé ? Autre exemple, plus en rapport avec nos préoccupations habituelles : une mère quitte le logement familial avec les enfants pour aller vivre dans un logement similaire, voire plus petit, laissant le père seul : celui-ci tire-t-il un bénéfice de la situation ?

Sans nous étendre davantage, on voit ici, une fois encore, qu’il est facile de faire dire n’importe quoi à un amoncellement de chiffres. Reste une question : à qui profite le crime ?

Notes

1. Nous ne croyions pas si bien dire ! Selon les plus récentes informations de l’Institut national de la statistique et des études économiques : « Les unions libres sont plus fréquemment rompues que les unions contractualisées. Le nombre de séparations d’union libre, estimé à 265 000 par an entre 2011 et 2015, dépasse le nombre de divorces et de ruptures de Pacs réunis. Chaque année, environ 210 000 enfants mineurs sont concernés par les séparations de couples en union libre. » [Costemalle (Vianney), « Formations et ruptures d’unions : quelles sont les spécificités des unions libres ? », in : Collectif, France, portrait social, Paris, Institut national de la statistique et des études économiques, collection « Insee Références », 21 novembre 2017, p. 95]. Note mise à jour le 22 novembre 2017.


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