La séparation des familles : à quel prix ?

La séparation des familles

Conférence prononcée lors du colloque organisé en hommage à Jean Gaudemet par la Faculté de droit Jean Monnet (Paris XI) le 20 juin 2005 au Sénat.

Jean-Marc Ghitti (© D.R.)

Jean-Marc Ghitti (© D.R.)

Nous savions de quel prix se paie la sauvegarde coûte que coûte des mariages et de la famille. Nous découvrons, désormais, que la rupture facile des mariages et la séparation des familles a aussi un prix. Nous savons qu’il est lourd mais nous le connaissons encore mal. Il est plus lourd pour certaines personnes et pour certaines classes sociales. Il n’existe aucune égalité devant la rupture. Le modèle du « bon divorce » n’est accessible qu’à certaines classes sociales, celles qui l’ont promu, tandis que pour les classes les plus modestes, parce qu’elles ont moins de ressources en tous les sens du terme, la séparation de la famille est souvent catastrophique. Quant aux personnes, les plus fragiles, à commencer par les enfants, éprouvent, durant des années, durant le restant de leur vie même, ce qu’ont de destructeur les ruptures, tant du point de vue de l’identité personnelle, du projet de vie que de celui de la transmission généalogique. Le premier prix de la séparation, dans les familles contemporaines, c’est donc cette grande inégalité qui se creuse entre ceux pour qui elle est un moyen de construire sa vie et ceux qui la subissent en victimes et en vivent les effets destructeurs.

D’un point de vue social, il serait vain de mettre en balance les sacrifices, violences, frustrations générés par l’ancien modèle familial qui soutenait le mariage et cette atomisation produite aujourd’hui par la séparation des familles dont le coût en terme de destruction psychique et de solitude n’est plus à démontrer. Il s’agit de reconnaître les deux et de comprendre qu’une société s’expose à une grave crise du lien civil lorsqu’elle laisse la famille entrer en déliquescence. Mais aux difficultés morales que vivent les personnes et aux difficultés sociales qui affectent le groupe humain s’ajoute un prix politique fort, et je vais me consacrer ici à soutenir que la séparation des familles risque de mettre en péril un certain modèle démocratique.

On connaît la thèse selon laquelle les mutations en cours dans les familles résulteraient de l’introduction, dans la vie privée, des valeurs démocratiques. Le droit a effectivement mis en marche un processus salutaire d’égalisation des statuts dans la famille, égalité à quoi même les enfants, ce qui est assez problématique, pourraient prétendre. L’organisation sociale du travail ouvre sur une indifférenciation des rôles masculin et féminin qui ne peut manquer d’avoir des retentissements symboliques. La valorisation du dialogue, qui est au cœur du modèle démocratique, transforme également, en s’y introduisant, les relations familiales dans le sens d’une plus grande attention à l’autre et d’une plus grande qualité relationnelle. Mais une telle représentation du devenir démocratique de la famille correspond-elle à la réalité ou ne fait-elle qu’y projeter notre idéal ? Est-elle descriptive ou normative ? Il faut réintroduire de l’expérience dans cette représentation, et nous verrons alors qu’elle n’est pas fausse mais incomplète. Elle est normative par occultation de tout ce qui, dans l’expérience, va le plus à l’encontre de l’idéal. Elle est une description partielle qui se construit à partir d’une dénégation du mal. En cela cette représentation constitue une position psychique, qui consiste à fuir la honte et la souffrance, et elle est aussi un parti-pris moral et métaphysique, celui qui fait dire à Pascal : « Nous travaillons incessamment à embellir et conserver notre être imaginaire, et négligeons le véritable ».

Le mal, c’est que ce processus de démocratisation de la famille s’accompagne d’un processus anti-démocratique de judiciarisation des crises familiales. Car il nous faut bien introduire, dans notre représentation de la famille contemporaine, sa fragilité, c’est-à-dire le fait qu’elle éclate souvent et entre dans le contentieux. Qu’en est-il alors de la qualité relationnelle, de l’indifférenciation des rôles et de l’égalité des statuts ? Qualité relationnelle, oui, mais aussi guerre des sexes. Indifférenciation des rôles, oui, mais aussi pères payeurs de pensions alimentaires et mères gardant les enfants. Égalité des statuts, oui, mais régime matriarcal dans les familles séparées. Pour peu qu’on veuille décrire la réalité et non pas seulement ce qui nous plaît dans la réalité, on s’aperçoit que la famille d’aujourd’hui est plutôt à tendance démocratique dans l’entente, mais à tendance anti-démocratique dans les conflits qui sont nécessairement engendrés par les modalités de cette entente. Comment se fait-il que, dans le contentieux, la famille contemporaine inverse son processus de démocratisation ? Cela est lié à la judiciarisation en tant que telle et il faut interroger à présent le prix de cette judiciarisation de la vie familiale, inhérente à sa démocratisation.

Dès lors qu’une famille ouvre, par l’un de ses membres, une procédure judiciaire, elle « déprivatise » ses relations. C’est ce que fait aussi le mariage qui vient apporter une sanction publique à un lien privé. Cependant, aujourd’hui le mariage entame à peine la nature privée du lien puisque les obligations qu’il est censé donner, principalement celle de fidélité, ne sont plus des causes péremptoires de rupture du contrat. En revanche, la séparation est le véritable moment de la déprivatisation du lien, et pas seulement pour les couples mariés. En effet, celle-ci s’opère chaque fois qu’un couple, étant marié, l’ayant été ou ne l’ayant jamais été, porte devant le juge un conflit d’autorité parentale. Autrement dit, on assiste à un glissement par lequel la puissance publique est là moins pour garantir l’union que pour garantir la séparation. Ce glissement ne doit pas être entièrement occulté par la substitution de la famille parentale à la famille conjugale, auquel il est certes lié. Il comporte une dimension proprement politique : la puissance publique n’est plus tellement civique, elle devient principalement judiciaire. C’est pourquoi le passage du privé au public se fait bien plus par la judiciarisation de la séparation que par la célébration de l’union. On est passé d’une politique civique qui avait à cœur de célébrer et soutenir les liens à une politique judiciaire qui a pour principal souci d’organiser les séparations. Car la séparation, ne nous berçons pas d’illusions, n’intervient pas seulement au cœur du couple conjugal : elle inscrit aussi le lien parental dans le clivage avec des droits de visite, des dates et des horaires.

Je crois qu’il faut bien comprendre la nature de cette mutation politique. Lorsque l’autorité civile célèbre un mariage, elle le constate et le consacre mais ne se prononce pas sur l’organisation des liens privés. Le mariage occidental repose sur l’idée que seuls ceux qui s’épousent ont à exprimer leur volonté et à consentir. C’est la tradition consensualiste mise en évidence par Jean Gaudemet. L’autorité religieuse et l’autorité civile se bornent à enregistrer ce consentement. Il en va tout autrement lorsque la puissance publique intervient par judiciarisation de la séparation. Même lorsqu’il y a consentement mutuel, ce qui n’est pas toujours le cas ni dans les formes ni dans la réalité des cœurs, le juge vient faire prévaloir une conception publique de l’intérêt de l’enfant. On a bien tort de soutenir que, dans la famille contemporaine, il y aurait une diminution de la contrainte sur les époux parce que ceux-ci seraient libérés de toute pression sociale, de tout modèle dominant et qu’il pourraient faire prévaloir leur libre choix. On ne saurait oublier que la famille contemporaine est souvent soumise à une ordonnance ou à un jugement qui met en place un dispositif beaucoup plus rigoureux que toute pression sociale. Les familles séparées sont des familles où le libre choix n’a plus cours. Lorsque la sanction publique se fait par procès et non plus par célébration, ce n’est pas un gain de liberté pour les familles mais, au contraire, pour leurs membres, une perte de souveraineté au profit d’une volonté tierce, seule souveraine, et qui est la volonté d’une juridiction publique. Le prix politique est énorme pour notre démocratie puisque, comme on le voit, cela revient à un véritable assujettissement de chaque membre d’une famille.

Examinons davantage. Le juge que les pères et les mères rencontrent dans leur procès ne représente pas la puissance publique de la même manière que le maire la représente. Il est celui qui va mettre l’histoire familiale en état de pouvoir être l’objet d’une décision judiciaire. Sous son regard se produit une mise en procédure de la vie privée dont les avocats sont les artisans. C’est un peu comme si l’on donnait au maire le rôle de dire pourquoi ceux qu’il va marier s’aiment et doivent être unis. Sous le regard du juge, le projet familial, qui a été celui de vivre ensemble et d’avoir des enfants, est réinterprété rétrospectivement comme prémisses d’un échec. Le procès familial est la production publique de l’histoire privée comme histoire d’un échec. Il va jusqu’à confisquer la fonction narrative aux époux pour la déléguer à l’enquêteur social, à l’expert médico-psychologique, et en fin de compte au juge. Et c’est à partir de cette mise en état, qui est une mise en récit officiel, que les décisions seront prises. Peut-on dire que la famille contemporaine devient plus démocratique lorsque la parole qu’elle tient et ne tient pas sur elle-même est, en quelque sorte, surplombée par une parole officielle et extérieure qui prétend lui dire sa vérité ? Demandons-nous sans relâche quel est le statut politique de cette parole publique souveraine.

C’est la même question qu’on retrouve dès lors qu’on interroge la tierce volonté qui vient, après la mise en état, prononcer les modalités de la séparation familiale. Rappelons que la démocratie n’est effective que dans la mesure où la parole du magistrat est une jurisdictio, c’est-à-dire l’application à une situation particulière d’une loi qui n’est pas faite par le juge mais issue de la volonté générale telle que les citoyens ont pu l’interpréter. Or le juge des affaires familiales est complètement sorti de cette sphère juridictionnelle qui pouvait lui donner une légitimité démocratique. La magistrature qui est la sienne, telle qu’elle a été conçue au moins depuis 1975, est en échec. Cet échec, qui est celui de nos conceptions démocratiques, constitue un prix politique fort de la judiciarisation des conflits familiaux. Précisons-en le sens.

Pour que le rôle juridictionnel du magistrat soit possible, encore faut-il que le droit fournisse un cadre juridique clair. Or c’est précisément ce que le législateur a renoncé à faire en matière familiale, préférant mettre en avant cette abstraction qu’est « l’intérêt de l’enfant ». Il laisse alors au juge toute latitude pour donner à cette abstraction un contenu concret selon le cas. Il en résulte, pour ce magistrat, un pouvoir étendu où l’autocratisme et l’arbitraire trouve un terrain favorable. Par souci de psychologie et désir de souplesse, la représentation nationale a été conduite à dissoudre la légitimité démocratique qui est la sienne en la déléguant à la supposée compétence des magistrats professionnels. Cette crise de l’idée démocratique dans les sujets dits « de mœurs » aboutit à livrer les familles séparées à un juge unique qui représente une tierce volonté souveraine, un fragment d’imperium qui le met en position tyrannique.

On peut considérer que cette évolution est négative sous trois points de vue. D’abord, du point de vue de l’efficacité, il est possible qu’elle rajoute au contentieux plutôt que de l’apaiser. En effet, l’absence de prévisibilité dans le jugement, faute de principes clairs, génère de l’angoisse et encourage chacun à se défendre et à attaquer. L’office du juge aux affaires familiales porte de nombreuses confusions. D’abord parce que le fait que ce soit le même magistrat qui juge de tout conduit à confondre la querelle conjugale, le conflit parental, les différends financiers et patrimoniaux, etc. Mais aussi parce qu’on ne peut pas être à la fois celui qui dit le droit et celui qui cherche des solutions concrètes. Le règlement des conflits familiaux a certes besoin de souplesse et de soutien psychologique, mais ce travail de médiation ne doit pas être pris en charge par le juge lui-même et, d’autre part, il doit se faire dans un cadre juridique clair. Or c’est ce qu’on pourrait attendre de ce magistrat : qu’il délègue à des processus extra-judiciaires la réparation des liens familiaux et qu’il se borne à rappeler, mais à rappeler vraiment, la coparentalité statutaire qui doit servir de référence. Autrement dit, il s’agit d’éviter la psychologisation du judiciaire, qui ne peut qu’entraîner une dérive vers une magistrature d’exception, dérogatoire au droit commun. Et, pour l’éviter, on aurait sans doute besoin d’un magistrat, qu’on pourrait appeler juge aux liens familiaux (JLF), et dont la fonction serait précisément d’assurer la séparation entre une claire jurisdictio et un nécessaire soutien des familles séparées, soutien qui pourrait mieux se développer en étant mieux séparé des enjeux judiciaires.

Au lieu de quoi l’actuelle évolution de l’office du juge aux affaires familiales représente un prix politique lourd payé au grossissement du contentieux familial dans la mesure où la séparation des pouvoirs est remise en cause. Cette remise en cause ne se fait pas, comme on le croit généralement, par les pressions qui pourraient être exercées sur les magistrats, notamment par le pouvoir exécutif : elle se fait par délégation d’un rôle quasi législatif aux magistrats. En effet, le style législatif qui consiste à mettre au centre de la loi des notions aussi abstraites et vides que celles d’intérêt de l’enfant, de danger psychologique, etc., revient finalement à conférer aux magistrats le pouvoir de donner un contenu à la loi. Appliquer la loi est une chose, lui donner en chaque circonstance particulière un contenu variable en est une autre. On sort alors d’un office de juridiction et on entre dans un système dangereux où une partie du travail législatif est assumé par les juges eux-mêmes. C’est là une dérive politique clairement liée à la banalisation gestionnaire d’un contentieux familial grossissant.

Enfin, c’est d’un troisième point de vue que l’évolution actuelle représente une dérive gravement anti-démocratique dans la mesure où elle revient à asseoir, dans les familles séparées, une tierce volonté souveraine. Tout le travail des Lumières en Europe a consisté à faire sortir les personnes d’un statut de sujet et d’un état de minorité politique. Or, la famille contemporaine, dans les situations de séparation qui sont de plus en plus nombreuses, est le lieu d’une régression considérable où les pères et mères sont réputés ne plus être capables de comprendre eux-mêmes l’intérêt de leur enfant et ravalés à la condition de sujets soumis à la tierce volonté souveraine d’un juge supposé savoir définir mieux qu’eux cet intérêt. Or il suffit de connaître d’une part la formation des magistrats et, d’autre part, le cadre non juridictionnel dans lequel l’évolution législative leur permet d’exercer un pouvoir discrétionnaire considérable, quasi autocratique, pour réaliser que cette tierce volonté, ni suffisamment éclairée ni suffisamment encadrée, est proprement une volonté sans contrôle, que la vertu particulière de certaines personnes faisant office de magistrat pondère fort heureusement assez souvent mais qui ouvre évidemment la porte à toutes les dérives. C’est pourquoi la famille contemporaine, dès lors qu’elle est séparée, est le champ clos de processus clairement anti-démocratiques.

Argument

La séparation des familles désigne aussi bien les cas où les membres de la famille se séparent volontairement que ceux où la famille se trouve séparée judiciairement contre la volonté d’un ou de plusieurs de ses membres. La première situation est assez rare puisque même dans le cadre, plus ou moins théorique, du divorce par consentement mutuel, les enfants ne consentent pas et sont non les sujets mais les objets ou la matière de la séparation. Il s’agira donc surtout de réfléchir sur le problème des familles qu’on sépare. On n’entrera pas dans l’outillage juridique complexe qui permet d’opérer ces séparations, mais on interrogera une sorte de philosophie générale qui fait considérer que la séparation est une solution à différents problèmes. Qui sépare ? En vue de quoi ? Selon quelle conception de la famille ?

On essaiera de montrer qu’il y a un écart entre les raisons pour lesquelles on sépare les familles et les effets de cette séparation. Les effets sont loin de se limiter aux buts que l’on s’assigne et un certain nombre d’entre eux ne sont pas voulus. À partir de là on pourra mesurer la séparation des familles en terme de réussite et d’échec. Habituellement on parle de l’échec du mariage, ce qui révélerait une limite de la conception occidentale du mariage. Mais il n’y a aucun sens à établir l’échec du mariage si on ne le met pas en comparaison avec l’échec qui peut résulter de la séparation, et, si l’on peut mesurer celui-ci, il y a des chances pour qu’un certain nombre de situations familiales puissent être lues comme relevant non pas de l’échec mais d’un choix du moindre mal.

Tous les effets de la séparation des familles ne sont pas négatifs, mais il s’agit de savoir quel est le prix personnel et social qu’on est prêt à payer pour les obtenir. On suivra principalement deux pistes. La première interrogera les effets de la séparation des familles sur la filiation et la généalogie, tant d’un point de vue psychique que social. La deuxième piste interrogera le coût de la séparation des familles du point de vue des libertés individuelles, en tant notamment qu’elle assujettit grandement les personnes au contrôle de l’institution judiciaire et donc à une certaine forme de pouvoir politique.

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